PHÍSIONOMIES DE SAINTS
DU HEME AUTEUR
L'Homms. — La eíe, la science , l'art . — Ouvrage précédé
d une iuLroducM on par M. llenri Lasserre. 8* édition. 1 volume
in 16 3 fr. 50
Le Slécle. — Les hommes et les idées. — Préface do
M. Henri Lasserre. 3* édition. 1 volume in-16 .... 3 fr. 50
Paroles de Díeu. — ftéllexíons sur quelques textos sacrés.
Kou% T elle édilion. 1 volume in-16 3 fr. 50
Coates extuaoriíu* aires. — Nouvelle édition. 1 volume
in-16 3 fr- 50
Rusbhocx L ÁoMiuAflt.R. — OEuvres choisies. Traduction d’Er-
nest Helio. Nouvelle édition. 1 volume in-16 3 fr. 50
PníLosoruiE ex Atuéisme. — Nouvelle édition. 1 volume
in-16 3 fr. 50
ÉH1LE CUllH EX C J «
IMPRIMBEIK DK LAGN T
PHYSIONOMIES
SAINT S
PAH
Ernest HELLO
PARIS
LIBRAIRIE ACADÉMIQUE
PERRIN ET C«, LIBRAIRES-ÉDITEURS
35 , QU AI DES GRANDS-AüGüSTINS, 35
1907
Tous droits róservés,
DÉCLARATION DE L’AUTEUft
Nous déclarons, pour nous conformer aux dé-
crets d’Urbain VIII en date du i3 mars 1625 , du
5 juin i63i, du 5 juillet i634, concernant la cano-
nisation des Saints et la béatification des Bien he u-
reux, que nous ne prétendons donner á aucun des
faits ou des mots contenus dans cet ouvrage plus
d’autorité que ne lui en donne ou ne lui en don-
nera l’Eglise catholique, á laquelle nous nous fai-
sons gloire d’étre trés-humblement soumis.
Ernest Hello.
(RECAP)
MAY 131909 246659
PRÉFACE
Ce siécle est un combat, un iracas, un éclai,
un tumulte*
Souffrez que je vous présente en ce momenl
quelques hommes pacifiques. Car il y en eut ; a
regarder le monde, on esttout prés de s’en éton-
ner. II y eut des Pacifiques. Parmi eux plusieurs
ont re$u une dénomination singuliére, officielle, et
s’appellent des Saints.
Des Saints ! Souffrez que je vous arréle un íns-
tant sur ce mot. Des Saints ! Oubliez les hommes
dans le sens oú il le faut pour vous souve nir de
l’homme. Souvenez-vous de vous-méme. Regar-
dez votre ablme. Pour qu’un homme devienne un
Saint, songez á ce qu’il faut qu’il se passe. Pour-
tant ce fait s’est accompli. S’il s’était accompli une
seule fois, Pattention serait peut-étre plus facile-
ment fixée sur lui. Mais il est arrivé souvent. Sou-
vent! quel mot pour une telle chose! Et on peut
dire des Saints comme des astres ! Assiduiiate
VIII
PRÉFACE
viluerunt. Une des grandes erreurs da monde
consiste á se figurer les Saints comme des étres
complétement étrangers á rHumanité, comme des
figures de cire, toutes coulées dans le méme
moule. C’est contre cette erreur que j’ai voulu
particuliérement lutter.
Le monde surnaturel, comme le monde naturel,
contient l’unité dans la varié té, et tel est le sens
du mot : Univers.
Les Elus différent en intelligence, en aptitudes,
en vocation. lis ont des dons différents, des grá-
ces différentes. Et pourtant une ressemblance in-
vincible réside au fond de ces différences énor-
mes. lis portent tousune certaine marque, la mar-
que du méme Dieu. Leurs vies, prodigieusement
différentes entre elles, contiennent, en diverses
languesjlemémeenseignement. Ces vies, si diver-
ses, ne sont jamais contradictoires. Elles sont
liées á PHistoire : elles sont mélées á ses innom-
brables complications, et cependant la pureté de
Tenseignement qu’elles apportent estintacte abso-
lument.
J’ai réuni, dans ce volume, les figures les plus
différentes. II y en a de célébres, il y en a d’ou-
bliées. Elles sont échelonnées á tous les degrés
de l’échelle. Travaux, épreuves, occupations, vo-
PRÉFACE
IX
cations, vie intérieure, vie extérieure, lutte du
dedans, lutte du dehors, état social, siécle, silua-
tion, mille choses différent en elles et autour
d’elles; et plus elles sont diverses, plus vous ver-
rez éclater en elles le principe d’unité qui leur
donne la vie. Elles ont la méme foi; elles chan-
tent toutes, et c’est le méme Credo qu’elles chan-
tent. A travers le temps et respace, sur le tróne,
dans le cloltre ou dans le désert, elles chantent
le méme Credo . Hommes du dix-neuviéme siécle,
est-ce que cette unanimité ne vous étonne pas?
«Tai essayé de rendre ces deux choses fidéle-
ment. J'ai essayé de rendre les ressemblances et
les différences de ces physionomies. Ce ne sont
pas des vies queje raconte, ce sont des physio-
nomies que j’esquisse.
J’ai essayé de montrer que plusieurs Saints
sont plusieurs hommes, et qu’il n’y a qu’un seul
Evangile.
«Tai pris, pour dire ces choses immortelles et
tranquilles, Theure ou le monde passe, faisant
son iracas.
Un des caractéres de i’Eglise catholique, c’est
son invincible calme. Ce calme n’est pas la froi-
deur. Elle aime les hommes, mais elle ne se laisse
pas séduire par leurs faiblesses. Au milieu des
X
PRÉFACE
tonnerres et des canons, elle célébre Pinvincible
gloíre des Pacifiques, et elle la célébre en la
chantan!. Les raontagnes du monde peuvent s’é-
erouler les unes sur les autres. Si c’est ce jour-lá
la féte d'une petite bergére, de sainte Germaine,
par exemple, elle célébrera la petite bergére
avec le calme irnmuable qui lui vient de PEter-
uilé, Quelque bruit que fassent autour d’elle les
peuples et les rois, elle n’oubliera pas un de ses
pauvres, un de ses mendiants, un de ses mar-
tyrs. Les siécles n*y font ríen, pas plus que les
lonnerres. Pendant que les tonnerres grondent,
elle re montera le cours des siécles pour célé-
bre r la gloire immortelle de quelque jeune filie
inconnue pendant sa vie, et morte il y a plus de
miíle ans.
C*est en vain que le monde s’écroule. L’Eglise
compte ses jours par ses fétes. Elle n’oubliera
pas un de ses vieillards, pas un de ses enfants,
pas une de ses vierges, pas un de ses solitaires.
Vous la maudissez. Elle chante. Rien n’endor-
mira et ríen n’épouvantera son invincible mé-
rrtoire*
Ernest Hello.
PHYSIONOMIES DE SAINTS
CHAP1TRE PREMIER
LES H01S MAGES
< Surge , « Iluminare , Jératalem ;
quia vemt lumen tuum. »
« Léve-toi, illumine-toi, 6 Jéru-
saJem; car ton asiré s'est levé. »
Les siécles avaient passé sur les flammes d*I-
saíe sans les éteindre. L’écho de ses cris reten-
tissait encore, au moins dans le coeur de la
Vierge. Latiente vague et sourde du genre hu-
main se précisa, se localisa dans trois souverains
d’Orient. Les Mages étaient les principaux per-
sonnages de FOrient. II ne faut pas se laisser
tromper par leurs noms et les prendre pour des
magiciens.G’étaient des savants, et c’étaient des
rois; car en Orient les savants étaient rois La
haute Science de la haute antiquité, telle que
FOrient la concevait, portait le sceptre et la co i-
ronne.
lis furent avertis par une éloile ; car ils étaient
2
PH Y SIONOMIES DE SAINTS
aslronomes. J ai déjá constaté cette loi, en vertu
de laqoelle les élus sont élus selon leur nature et
appelés 5 ni van L leur caractére propre. Chaqué
visión, chaqué apparition, chaqué parole divine
intérieure ou cxtérieure prend, dans une certaine
mesure, la ressemblance de celui qui doit la voir
ou renten d re. Elle se proportionne et se détermine
suivan t le uom que porte, dans le monde invisible,
le conteinplaleur choisi pour elle. C’est pourquoi
les rois d'Orient^les rois savants, les dépositaires
des antíques traditions relatives á Balaam,les rois
astrónomos, les rois occupésdeschoses du ciel,les
rois qui avaient entendu l’écho mystérieux de Pan-
uque trailiüon murmurer á leur oreille : Orietnr
stelía, * II se lévera une étoile »,les rois éluset
sacrés, qui représentérent á eux trois la vocation
des peuples, furent appelés par une voix digne de
leur gr anden r : íls furent appelés par une étoile.
Melchiorreprésentait la race de Sem; Gaspard,
h race de Gham; Balthazar, la race de Japhet.
Vo¡I¿i Chamréconcilié. Et la Chananéenne verra
la face de Celui que Pétoile annonce et triomphera
de luí par une priére.
Jamais la peinturene meparaítavoir représenté
relíe scéne nvec lagrandeur quiluiappartiendrait.
Le déluge était fini; les eaux s’étaient retirées.Les
trois branches de la famille humaine étaient pré-
senles prés de Noé, dans la personne de leurs
peres. Noé les separe ; Noé bénit et maudit. La
¡mis sanee «cení aire de sa bénédiction et de sa
malédiction di \ ise la race humaine ; elle courbe
LES ROIS MAGES 3
le front de Cham sous le joug de Sem et de
Prés de la créche de Bethléem, prés de Jésus-
Christ, dont Noé était la figure, voici les trois bran-
ches réunies. Gaspard, fils de Chara, accompagne
Melchior, fils de Sem, et Balthazar,fils de Japhet*
Aucune infériorité connue ne pese sur Gaspard :
la place quí lui est donnée est la méme qui est
donnée aux autres. Les nations sont présentes
dans la personne de leurs reprósentants; aucune
dalles ne porte envíe aux autres. Toutes sontap-*
pelées par la méme étoile.Le méme atlrait, égale-
ment célesle pour elles toutes, égal ment majes-
tueux, les réunit et les incline dans une méme
adoratioa.
Les trois branches de la famille humaine ont en-
tendu avec la méme clarté retentir á leurs oreilles
Pécho du psaume lxxi :
« Les rois de la Tarse et des lies offriront des
présents.Les rois d’Arabie et de Saba apporteront
leurs dons.Tous les rois de la terre Padoreront, et
toutes les nations le serviront. »
D’oú venaient-ils ? On ne le sait pas précisé-
ment;mais tout porte á croire que c’était de PAra-
bie Heureuse. Ce pays, dont le nom est étrange,
fut habité par les enfants qu’Abraham eut de Cé-
tura, sa seconde femme ; par Jecran, pére de Saba;
et par Madian, pére d’Epha.
La nature des présents offerts favorise cette
pensée : Por> Pencens et la myrrlie sont nés en
Arabie,
4
PH YSIONOMIES DE SAÍNTS
Quel drame que leur voyage! Imaginons-nous
des rois qui tout á coup, sur la foi d’une étoile,
abandonnent leur palais, leur tróne, leur pays!
Ouelle foi daus ce départ ! et quelle jeunesse !
quelle ardeor! quelle recherche de la lumiérellls
devaient étre bien libres de toute attache exté-
ríeure, de toute habitude, de toute étiquette et de
tout préjugé,ces hommes qui, au premier signal,
quiüent le repos oriental et la tranquillité de leur
demeure souveraine pour les fatigues et Ies dan-
gers d’ un enorme voyage, et abordent, sans hési-
ter,tout rinconnu qui est devant eux!
lis m reculent pas ; ils ne disent pas : « Demain » ;
ils partent aujourd’hui. Les chameaux portent
leurs lourdes charges á travers ces espaces peu
remplis et presque inconnus ; car les voyages de-
vaient étreaussirares quedifficiles dans ce temps
et dans ce lieu. L’étoile seule disait la route. Elle
était la seule compagne, silencieuse et mystérieuse.
Le voyage lui-méme dut étre silencieux. L'étoile
était Tim age de la lumiére intérieure qui brillait et
conduisait. L’Epiphanie était leur lumiére. L’E-
píphanie! quelmotl la manifestation ! Arrivés dans
la capitale de la Judée, ils ne demandent pas si
réellement le Roi des Juifs était né,mais en quel
lieu il était né. Leur confiance était absolue. Le
fait est certain. Nous avons vuson étoile, disaient-
ils,et nous sommes venus l’adorer. Leur question
ne porte que sur le lieu de sa naissance.
Ils n’ont ni peur ni respect humain. Ils disent
la chose coinme ils la savent, sans ménager rienni
LES ROIS MAGES
5
personne.Ils ne se demandentpas s’il estprudent
de parler á Hérode du Roi des Juifs, s’il est étrange
de venir de loin, ayant cru á une étoile. lis ne se
demandent ríen ; ils parlent tout haut comme ils
pensent ; et cependant c’est á Hérode qu’ils parlen!,
á Hérode qui a fait mourir sa premiére femme Ma-
riamme, á Hérode qui s’est débarrasséde troisde
ses fils parce qu’ils excitaient ses soup^ons.
Mais les trois Mages étaient assez grands pour
étre simples. Ils partent parce qu’ils croient. Ils
parlent parce qu’ils croient. Ils trouvent parce
qu’ils croient ; et pendant que leur foi naíve ren-
contre Celui qu’elle cherche, Hérode, Fhabile
homme, le malin, le calculateur, le fin politique,
égorge tousles enfants qu’il ne tient pas á égorger,
et laisse vivre uniquement Celui qu’il veut faire
mourir.
Ilruse, il trompe, ilfournitaux Mages desren-
seignements ; il leur en demande aussi. II joue au
plus fin avec la grandeur naíve de la haute Science
oriéntale. Quand vous l’aurez trouvé, avertissez-
moi, dit-il, afin que j’aille Tadorer aussi.
Et il seprend dans ses filets: et il ne perd que
lui-méme. Et il sera seul victime de la ruse qu’il
combine et dont il se félicite probable ment comme
d’une partie trés bien jouée. Comme il dutse mo-
quer des trois Mages, quand il vit leur confiance !
Et comme les rois mages durent s’indigner /quand
ils virent que les Juifs ne daignaient paschercher
au milieu d’eux Celui que I’Orient venait chercher
de si loin.
6
PHYSIONOMIES DE SAINTS
Et comme cette épouvantable vérité : « Nuln’est
propliéle en son pays dut éclater áleurs yeux!
Onel eiTet dut produire sureux lelieu ou ilstrou-
vérerit EEnfant ! lis venaient de TArabie pour La-
dore r, et Hs étaient rois.
Cepcndant Celui qu’ils venaient adorer, chassé
avant sa rmissance, n’avait pas trouvé pour naítre'
de place á riiAtelIerie. Toutesles chambres étaient
píeme s ; Marie et Joseph n’avaient pas trouvé de
place.
La sí mp! i cité terrible du récit de PEvangile
ninsiste pas sur cette chose qui dépasse la pen-
sée. Elle constate tranquillement qu’il n’y avait
pas de place Si Lhótellerie.
La mapníficence oriéntale étalant Lor, Lencens
et la myrrhe,apportant les rois et leurs chameaux
avec leur suite et leurs présents, cette magnifi-
cence voloulaire et lointaine, enthousiaste et étran-
gé re 5 fait ressortir avec éclat la conduite desgens
d h crttéj dea gens du pays qui remplirent Lhó-
tellerie saus laisser une place pour Celui qui
se refugie entre un boeuf et un áne, parce gu’il
est dans son pays et que Tétoile le dénonce á
rOrient,
Que se passa-t-il dans la créche? Quelle forme
prit l'adoration vivante et jeune de ces hommes
savants et forts?
Quel peintre que celui qui donnerait á chacun
des trois rois la physionomie delabranche repré-
sentée par lui ; qui écrirait sur leur front le nom
LES ROIS MAGES
7
leur adoration suivant l’esprit de leur famille ; qui
étalerait la splendeur oriéntale dans la créche de
Bethléem avec pompe et sans effort! etquelpein-
tre surtout que celui qui mettrait sur la face de
Joseph et sur celle de Marie la conscience de ce
qui se passe !
Les Mages re$urent l’ordre de ne pas aller trou-
ver Hérode et revinrent dans leur pays par un
autre chemin. Le chemin qui sert pour aller á la
créche ne sert plus pour y revenir.
Le religieux Cyrille, dans la Vie de saint Théo-
dose, raconte qu’ils fuyaient les grands cheminset
leslieuxfréquentés et seretiraient la nuit dans les
cavernes, recherchant la solitude. Qui peut mesu-
rer la profondeur de l’impression qu’ils avaient
re^ue ? Qui peut savoir quelle empreinte sur des
ámes, ainsipréparées, avaitlaissée la face de Celui
qu’ils avaient cherché et trouvé ?
Etant revenus chez eux par un autre chemin, ils
vécurent certainemerit chez eux une autre vie. Ils
gardérent fídélement le dépót du souvenir. Ils vi-
vaient encore longtemps aprés lamort et larésur-
rection de Jésus-Christ.
Ils vivaient encore, quand saint Thomas arriva
dans leur pays. Saint Thomas, qui avait vu Jésus-
Christ ressuscité, baptisa ceux qui avaient vu
Jésus-Christ dans la créche. Peut-étre une pa-
renté mystérieuse unit-elle saint Thomas aux rois
Mages.
Quelques jours avant l’Epiphanie, il y avait eu
des adorateurs appelés dudehors; et c’étaientdes
8 PHYSIONOMIES DE SAINTS
bergers, des bergers qui passaient la nuittour &
tour, gardant leurs troupeaux. Les premiers ado-
ra teurs appelés du dehors furent des rois et des
bergers. Ces deux titres, placés maintenant aux
deux extrémités de Téchelle sociale, étaient autre-
íois des inots presque synonymes. D’aprés le
Jangage et le sentiment de la haute antiquité, les
rois étaient lespasteurs des peuples. Partoutceux
qui commandent étaient appelés bergers ; ceuxqui
obélase nt étaient appelés brebis. Je disais qu’une
parenté mystérieuse et surnaturelle unissaitpeut-
étre saint Thomas aux rois Mages. Une autre pa-
renté mystérieuse, mais naturelle, unit proba-
blement les rois et les bergers. Les rois Mages
étaient savants; Ies bergers qui veillaient la nuit
tour á tour prés de Bethléem, étaient simples.
Les rois virent une étoile parce qu’ils étaient
astronomes. Les bergers virent un ange, appa-
remment parce qu’ils étaient simples.
Les bergers regurent une indication qui se rap-
portait á leur caractére : Vous trouverez TEnfant
enveloppé de langes et couché dans une cré-
che.
Et une nombreuse troupe d’esprits celestes se
joignit k Tange chantant dans la nuit sainte :
Gloria in Excel sis Deo et in térra pax homi-
nibus bojur valuntatis !
La bonne volonté, cette chose simple aussi, et
qui n ? a guére de place dans le langage vulgaire -
mení appelé poétique, éclate dans le chant des
anges, aprés la gloire, á cóté de la gloire; et les
•r
arr - -:
LES HOIS MAGES 9
deux mots rapprochés produisent un effet su-
blime.
Le caractére distinctif des bergers fut probable-
ment la simplicité.
Celui des rois fut peut-étre la magnificence et
la générosité. Je ne parle pas seulement de la
générosité dans les présents, dans Tor, dans Ten-
cena, dans la myrrhe, mais de la générosité dans
la foi, dans Tadoration, dans Tentreprise, dans le
voyage. Je ne parle pas seulement de la généro-
sité qui donne. Je parle aussi de la générosité qui
se donne.
Leurs reliques furent transportées de Perse á
Gonstantinople. Sainte Héléne les fit déposer avec
magnificence dans la basifique de Sainte-Sophie.
L’évóque Eustache, du temps de Tévéque Emma-
nuel, les apporta á Milán. Quand Frédéric Bar-
berousse prit et saccagea cette ville, les reliques
des rois Mages regurent á Cologne une derniére
hospitalité.
On s’est beaucoup demandé ce qu’était Tétoile
des Mages. Les uns ont cru que c’était une étoile
absolument miraculeuse, surgissant tout á coup
en dehors des lois naturelles et n’ayant rien á
déméler avec Tastronomie.
D’autres ont dit : Une étoile ordinaire ne pour-
rait jamais indiquer une maison en particulier;
elle pourrait bien indiquer un pays en général,
mais elle ne marquerait pas d’une fagon précise
une certaine étable ; il fallait done que ce fút un
météore situé prés de la terre.
10
PHYSIONOMIES DE SAINTS
D’autres enfin ont eu recours á une troisiéme
explication, longuement développée dans Ies pe-
tits Bollandistes.
D’aprés une hypothése astronomique, adoptée
parle docteur Sepp, une nouvelle étoile peuttout
á coup apparaítre, gráce á la conjonction de trois
planétes. En i6o4, la conjonction des trois plané-
tes, Saturne, Júpiter et Mars, fut observée par les
astronomes. Une nouvelle étoile apparut tout á
coup entre Mars et Saturne, au pied du Serpen-
taire. Cette étoile brillait d’un éclat extraordinaire
et répandait autour d’elle une lumiére colo-
ríée,
On a calculé qu’une conjonction analogue, pou-
vant produire un effet analogue, se produit tous
les 800 ans. Car Saturne et Júpiter metlent envi-
ron 800 ans á parcourir le zodiaque.
Sept périodes de 800 ans environ se sont écou-
Iées depuis la création du monde, périodes qui
pourraient apparaítre comme les jours climatéri-
ques de rhumanité :
D’Adam á Enocli;
iyEnoch au déluge;
Du déluge á MoTse ;
De Moíse á Isaíe ;
D’Isaíe á Jésus-Christ ;
De Jésus-Christ á Charlemagne;
De Charlemagne au temps moderne, marqué
par la découverte de l’imprimerie.
Le septiéme jour serait le nótre.
L "étoile des Mages est-elle le résultat d’une
LES ROIS MAGES H
combinaison astronomique ou une étoile di recle-
ment miraculeuse?
Nul ne le sait. Ouoi qu’il en soit, Dieu ayant fait
Pordre naturel comme Pordre surnaturel, sonac-
tion est égalcment sensible, égalemenl manifesté,
également providentielle dans ces deux cas. L*or,
qui est la puissance ; Pencens, qui est radoration ;
la myrrhe, qui est la pénitence, furent olfcrts á
Jésus-Ghrist par la volonté expresse de Dieu,
manifestée par une étoile et témoignée par les
rois.
CHAPITRE II
CONVERSION DE SAINT PAUL.
En général, FEglise ne célébre la féte d’un saint
qu’au jour de sa mort, qui est pour elle le jour de
sa naissance. Elle célébre cependant la naissance
de saint Jean-Baptiste, parce qu’il naquit sancti-
fié. Elle célébre rarement un des épisodes de la
vie des saints ; car il est rare qu’un épisode soit
assez décisif pour mériter une consécration an-
nuelle et solennelle.
Elle célébre la conversión de saint Paul.
Cet événement présente en effet un caractére
ou plutót plusieurs caractéres particuliers.
La conversión de saint Paul est subite, totale,
définitive, magnifique.
Elle est rapide comme la foudre et immortelle
comme la joie des élus. Elle a le charme de la
rapidité, le charme de la plénitude et le charme
de la durée.
L’áme humaine a le besoin, l’amour, la passion
des changements rapides. L’instantanéité, s’ilest
permis de prononcer ce mot, est un de nos plus
profonds désirs.
14
PTIYSIONOMIES de saints
Imagines un homme qui obtienne petit á petit,
lentement, Ies unes aprés les autres, toutes les
qualités, toutes les vertus, toutes les gráces spiri-
tuelles et temporelles qu’il a désirées; cet homme
n’a pas eu la chose du monde qu’il désirait le
plus : eré tai! la rapidité.
G’est qu’un des plus grands désirs de Phomme
qui demande, c’est le désir de voir la main qui
donne; et la rapidité montre cette main.
L’homme qui désire une gráce quelconque
désire cette gráce pour elle-méme ; puis il désire
en meme temps sentir Pacte du don et voir la
main qui donne* La ienteur dissimule cette main
et cet acte; la rapidité les découvre. Et le princi-
pa! désir de Thomme qui désire, ce n’est pas d’a-
voir le don, c’est de le recevoir des mains de la
foudre.
Saint Paul sacre dans le centre de sa fureur,
précipité de chcval, aveuglé par la lumiére et
étonné i ja ruáis, saint Paul changé en un autre
homme et c han ge en un instant, répond á V un de
nos cris tes plus profonds.
II est changé en un instant et il est changé pour
toujours. (Ve si ene ore lá une des qualités quenous
rédameos du changement.
Nolis dé sirena qu’il soit instan tañé et qdil soit
i rumor Leí ! Nous voulons que le coup de foudre
gui reten til subitement retentisse á jamais. Nous
voulons etico re qtielque chose. Avec la rapidité
de la cause nous voulons la plénitude de Peffet.
Nous voulons que le changement de la personne
CONVERSION DE SAINT PAUD 15
ou de la chose changée soit aussi complet que
rapide et aussi durable que soudain.
Et c’est parce que saint Paul nous offre ces ca-
ractéres, que nous lui savons gré des procédés
dont Dieu a usé envers lui. Nous lui savons gré
de ne pas nous faire languir dans les á-peu-prés.
Aussi le chemin de Damas est resté dans la mé-
moire des hommes, non-seulement córame un
lieu historique, mais comme une locution prover-
biale. Et c’est lá un grand signe : trouver son
chemin de Damas, c’est étre frappé, averti, con-
vertí, foudroyé. Ouandun faita envahi le langage
humain sous la forme du proverbe, c’est qu’il a
répondu á quelqu'un des désirs intimes de l’liomme.
Tout prés de Damas, á dix minutes de la porte
du Midi, on voit encore une douzaine de tron^ons
de colonnes, tous couchés dans le méme sens.Ce
lieu, qui est un peu élevé, ressemble á un mon-
ticule de décombres. C’est lá que saint Paul fut
renversé. Les chrétiens s’y rendent tous les ans
enprocession le 25 janvier. De lá saint Paul entra
dans la ville et prit la rué qu’on appelle la rué
Droite ; la porte de saint Paul est appelée par Ies
habitants porte Oriéntale. L’ancienne porte, dit
Mgr Mislin, est encore trés reconnaissable. Elle
a trois ares, qui reposaient sur des piliers trés
forts. Au-dessus s’élevait une tour.
Saint Paul sur le chemin de Damas était bien,
en apparence, dans les plus mauvaises dispositions
possibles pour étre convertí. 11 respirait la me-
nace et le meurtre. II avait soif du sang des chré-
PHY9I0N0MIES DE SAINTS
16
tiens* Le sang de saint Étienne était sur lui ; saint
Étienne 3 Finnocent jeune homme qui ne semblait
fail pour inspirer aucune antipathie ; saint Etienne,
son camarade d’enfance, son parent ; saint Étienne
avait été lapidé sous ses yeux, de son consente-
ment, avec son aide. Paul gardait les vétements
dea bourreaux, Qui sait méme si l’envie, cette
chose hi deuse, n’avait pas armé sa main? Qui
sait si le dépit de n’avoir pu répondre á saint
Étienne, avec qui il avait discuté, n' était pas pour
queiquc chose dans la haine de Paul ? Paul était
pharisien. De quoi les pharisiens ne sont-ils pas
papables ?
Paul appartenait á la secte maudite contre la-
quedo s’éleva l’indignation directe et spéciale de
Jésus-Christ, Quandles bourreaux de saint Étienne
ciéposérent leurs habits aux pieds de Paul, ils
voulurent par la témoigner publiquement que
c’était de lui, comme représentant du conseil,
qu’ils tenaient le droit de lapider le martyr. Ils
jetaient sur Paul la responsabilité solennelle et
officielle de Fexécution. D’aprés une tradition rap-
portée par saint Jéróme, ce fut dans cette con-
trée que Caín tua son frére. Le premier homme
qui fut tué par un homme et le premier martyr
ehrétien qui fut tué par un Juif périrent au méme
endroit. La rnort de saint Étienne emprunte á ce
rapprochement un caractére particulier , * et le
voisinage de Caín assombrit encore la figure de
Paul.
Avec la haine, Paul avait Forgueil, et quel or-
CONVERSION DE SAINT PAUL
17
gueil ! L’orgueil pharisaTque ! Porgueil qui s’oppose
si directement et si spécialement á la gráce ; Tor-
gueil qu’on pourrait appeler Tennemi personnel
de lalumiére. A peine instruit dans PEcriture, saint
Paul était entré spontanément dans la secte des
pharisiens. L’orgueil était entré, dés sa jeunesse,
dans la moelle de ses os; avec Porgueil et la haine
ii portait le blasphéme sur ses épaules. II était
blasphémateur et instigateur du blasphéme et per-
sécuteur de la vérité. Toutes ces choses étaient
entretenues et exaspérées en lui par un souffle de
fureur ardent, féroce, implacable. Ce n’était pas la
fureur qui se satisfait quand elle crie; c’était une
fureur sanguinaire, qui avait bu du sang et qui
voulait en boire encore. C’était la rage inexorable
d’un orgueilleux á la fois lettré et féroce, en qui les
passionshumaines soufflent, pour Pexcitei*, sur un
fanatisme sans pardon.
Et voilá Phomme choisi.
Faut-il s’en étonner? Pas le moins du monde.
Dieu vomit les tiédes ; saint Paul n’était pas tiéde.
II y avait dans cette nature ardente et fougueuse
une proie précieuse pour quiconque s’emparerait
de lui. A travers les réalités hideuses et féroces,
Poeil de Dieu distingua dans Paul les possibilités
qui dormaient leur sommeil, mais qui pouvaient se
réveiller. Dieu, qui voyaitde quoi Paul était coupa-
ble, voyaitduméme regard de quoi saint Paul était
capable. Les grandes natures ont de grandes res-
sources : elles changent comme elles sont ; elles
sontentiéres ; elles changent entiérement. La gráce,
2
18 FHYSIONOMIES DE SAINTS
qui se ^reiTe sur elles, s’empare de leurs qualités
natives ; et Taction surnaturelle, comme je l’ai déjá
remarqué, prend toujours une certaine ressem-
blnnce avec la nature sur laquelle elle s’applique.
Le caractére de saint Paul nous est révélé par le
caraetére de la foudre qui est tombée sur lui. La
foudre ir est pas tombée de la méme maniere sur
saint Augustin. Mais aussi saint Augustin n’était
pas saint Paul. La faiblesse et la forcé sont trai-
tées díversement. La foudre n’a pas dit á saint Paul :
« Prenda et lis ». Elle l’a jeté par terre et l’a aveu-
glé. Daos tout ce qui concerne saint Paul, c’est le
toutk coup qui est la note dominante. Saint Augus-
tin est attiré par un livre ; les Mages par une étoile ;
saint Paul parla foudre. Le soleil venait de se cou-
cher quand un sommeil profond et une horreur
ténébreuse ont envahi Abraham ; la voix du ciel lui
parla dans la nuit. Saint Paul est pris en plein jour,
en plein midi, non pas seul, mais devant témoins.
Cet homrne éminemment actif et public est saisi
dans une action, dans un vüyage, entouré de ses
amis, Lui, Phomme du bras, on dirait qu’il est sa-
cre par le bras. Pas de longs discours, pas d’hé-
sitations. La voix d’en haut débute par un repro-
che sévére et court.
— Paul, Paul, pourquoi me persécutes-tu ?
— Qui étes-vous, Seigneur? demanda Paul, les
yeux fixés sur l’apparition glorieuse ; car Jésus-
Cbrist lui apparut dans sa majesté.
■ — Je suis Jésus de Nazareth, que tu persécutes.
— Seigneur, que voule^-vous que je fasse?
L
CONVERSION DE SAINT PAUL
19
Comme voilá rhomme d’action ! Saisi, surpris,
renversé, ébloui, foudroyé, il ne perd pas une
seconde. Non seulement il ne la perd pas, mais il
ne la passe pás en réflexion, ni en méditation, ni
méme en contemplation seulement intérieure. Saint
Jean, en pareil cas, n’eút pas perdu la premiére
minute ; mais son activité se fút probablement
arrétée dans le domaine de l’esprit au moins une
seconde. Saint Paul est tellement rhomme de Tac-
tion et de toutes les actions , qu’il lui f aut tout de suite ,
hic et nunc , une vocation pratique, extérieure.
II ne persécutera plus Jesús de Nazareth. Alors
que fera-t-il? Gette question s’impose á lui subite-
ment. Avant de la faire, il ne se donne pas seule-
ment le temps d’étre ébloui. II va droit au fait exté-
rieur. Puisqu’il ne persécute plus, il faut qu’il fasse
autre chose; et il veut immédiatement savoir quoi.
II est aveugle pour le moment ; il ne donne pas
á ses yeux le temps de se rouvrir ! II lui faut dans
le premier moment connaitre sa voie nouvelle..Ses
compagnons de voyage avaient pergu une lumiére
sans avoir apergu Jésus-Christ. Saúl devenu Paul
vit seul la visión ; seul il comprit la parole, qui fut
prononcée en langue syro-chaldaique. Ses compa-
gnons étaient des Juifs hellénistes.
Quand Paul se releva, il était aveugle. II fallut
le prendre par la main et le conduire. Cette arri-
vée á Damas ressemblait peu á celle qu’il avait
méditee.
II fut aveugle trois jours. II passa oes trois jours
d’obscurité dans une priére profbnde.
20
PHYSIONOMIES DE SAINTS
Cependant Ananie regut l’ordre d’ailer rendre á
Paul i a viie. — Gomment ! Paul, celui qui a fait
tant de mal a ros saints ! celui qui a la puissance
d’enchaíner ceux qui prononcent votre nom!
— II est pour moi un vase d’élection ; il portera
man Nom aux nations, et aux rois, etaux enfants
d’IsraeL Vase d’élection! voilá le mot prononcé.
— Paul volt en lui-méme Teffet de la prédestina
ti orí avant de saisir les secrets terribles qu'il con-
naitra plus tard, quand il sera ravi au troisiéme
ciel, pour eutendre les paroles cachées qu’il n’est
pas permis á l'liomme de redire. C’est alors qu’il
s’écríera : « O profondeur ! )> Mais nous sommes
encore a Damas ; et voici Ananie qui vient dans la
rué Droitc. 11 frappa á la porte d’un Juif nommé
Judo, chez qui Saúl était logé.
— Saúl, mon (rere, dit-il en entrant, le Seigneur
Jésus, qui vous est apparusur le chemin, m’a en-
voy ó vers vous pour vous rendre la vue et vous
donner le SainLEsprit.
Et Ananie imposa les mains á Saúl, et les écailles
tombérent des yeux de celui-ci. Et Saúl se leva, et
il re<;ut le ha píeme.
Le récit est simple, la grandeur des choses dis-
pense les mots du travail.
Nous retrouvons ici, comme dans la résurrection
de Lazare } la part de Dieu et celle de Thomme.
Ecartez la pierre, avait dit Jésus-Christ, avant
de ressusciter le mort, et un instant aprés, dé-
liez-le ; car il lui restait des bandelettes.
11 fait ce que lui seul peut faire et laisse les
CONVERSION DE SAINT PAUL 21
hommes travailler dans la sphére de leur action.
Jésus-Christ aurait pu, ayant terrassé Paul, luí
tout dire par lui-méme, mais illui envoya Ananie.
C’est Ananie qui répondra á la question de la pre-
miére minute : « Seigneur, que faut-il que je
fasse ? »
Jésus-Christ avait aveuglé Paul lui-méme ; mais
il se sert des mains d’Ananie pour lui rendre la
vue.
Comparée á la premiére chose, la seconde,
quoique miraculeuse, semblait humaine.
Recevoir la lumiére devait sembler á Paul quel-
que chose d’humain quand il comparait cette lu-
miére á Tobscurité des trois jours.
Le soleil dut lui paraítre quelque chose de terne
auprés de la grande ténébre.
Jésus-Christ s'était réservé á lui-méme le don
de l’obscurité, qu’il lui fit sans intermédiaire,
Mais pour le don de la lumiére, il se servit de
quelqu’un.
Les rúes, á Damas, gardent longtemps leur nom,
En janvier 1874, la rué Droite s’appelle la rué
Droite comme du temps de saint Paul. La maison
d’Ananie est remplacée par un sanctuaire ; mais
celle de Jude par une mosquée.
A dater de ce jour, tout fut fini. Si jamais con*
verti ayant mis lamain ála charrue ne regarda pos
en arriére, ce fut saint Paul. Sa conversión fut
radicale dans le sens étymologique du mot. Sa
personne fut prise tout entiére. Le coeur, qui était
pharisien, cessa de Pétre absolument. Toutes Ies
22
PHYSIONOMIES DE SAINJS ..
pensées- (ous les sentiménts, tous Ies actes inté-
ricurs et extérieurs furent déracinés de leur an-
cienne Ierre etimplántésdang la terrenouvelle.Cet
liomme, qui avaitpersécuté, jeta un défi solennel á
toas Ies pcrsécuteurs. II déclara que ríen ne le
séparerait de Jésus-Christ ; et il tint parole. Toutes
Ies Lenipétesdelacréation se déchainérent á la fois
contre luí. Sa conversión fut le signalde Puniver-
scllc fureur des hommes et des choses.
A peine rcnduélalumíére du jour parles mains
d’Ananicjil voit ses anciensamis, changés en eñne-
mis mortuls, préparer sa captivité et samort.On
ganle les portes de la ville pour lui en interdire la
sor lie. Les fldéles de Damas le descendentpendant
la nuifc dans une corbeille, pardessuslesremparts.
Puis i! se retire en Arabie; et aprés une priére
profonde comme Tobscurité des trois jours, aprés
une retraite digne de sa mistión, il se lance dans
cHle guerra pacifique ou il devait á la foisvaíncre
et mourir. Le monde pharisien,le monde romain,
Penfer et la nature entré rent contre lui dans la
méme conspiration, réalisant la parole de Jésus-
Christ & Ananie: «Je lui montrerai quelles souf-
fr anee s i 1 1 ui íaudra suppor ter en mon nom . » Dix ans
avant sa mort, Paul avait déjá été flagellécinq fois
par les Juifs.Malgré sontitre de citoyen romain, il
fut trois fois battude verges. ALystres,Ie peuple,
qui avait voulu l’adorer, tout á coup le lapida et le
íaissa pour mort. Dans ses voyages á travers le
too Je, il íit naufrage trois fois ; soutenu sur un
déhris di" navire,ii lui arrivade rester un jour et
i
CONVERSION DE SAINT PAUL 23
une nuit au milieu de TOcéan. Les flots firent de
lui, pendant vingl-quatre heures, en apparence,
tout ce qu’ils voulurent. II fut enchaíné; sept fois
il fut jeté en prison.Etsur sa téte pesait, au milieu
de toutes les angoisses Jphysiques et morales, la
sollicitude de toutes les Eglises. II écrivait, soute-
nait, consolait, íortifiait, nourrissait, encourageait
et enflammait les Romains, les Gorinthiens, les
Ephésiens, les Galates, les Hébreux. Cet homme
eut vraiment le droit de déclarer qu’il avait com-
battu un bon combat ; et quand sa téte tomba
sous le glaive de Néron, ce dut étre un moment
solennel sur la terre comme dans les cieux.
CHAPITRE III
SAINT JEAN CHRYSOSTOME,
La traduction des ceuvres de saint Jean Chry-
sostome était une ceuvre énorme ; elle vient d’é-
tre accomplie. Bien des architectes se sont rSunis
pour construiré ce monument. M. Jeannin, pro-
fesseur au collége de l’Immaculée-Conception de
Saint-Dizier, a dirigé les travaux (i).
Saint Jean Chrysostome est un de ces bommus
qui semblent avoir un titre particuüer au nom de
catholique : c’est un homme universel.
Parmi les saints, il en est dont la vie intérieure
constitue un drame si terrible et si sublime que
la vie extérieure est seulement un détail dans leur
biographie, détail important, mais qui permet au
lecteur de Poublier par instants.
II est des saints qui ont vécu surtout en eux-
mémes; le reproche absurde d’inutilité et d*é-
goísme sort naturellement des lévresde tous ceux
qui les étudient sans les comprendre.
i. (Euvres complétes de saint Jean Chrysostome , traduiíes
pour la premiére íois en franjáis.
26
PHYSIONOMIES DE SAINTS
1! en esf. d’autres en qui la charité se montre
plusosten-siblement, et frappe le spectateur, méme
malgré luL íl y a des hommes qui se sont dé-
pensés pour les autres hommes avec une si évi-
denfe libéralité que l’étranger lui-méme, les re-
gardant de loin et ne pénétrant pas dans leur
sancluaire, admire malgré lui leur vie extérieure,
sans connaítre le principe d’oü elle vient, et le
foyer d ? ofi sort ce feu.
Saint Siméon Stylite appartiendrait á la pre-
miare de ccs deux classes ; saint Jean Chrysos-
torne á la seconde; saint Augustin á loules les
de ux.
Saint Jean Chrysostome se dépensa toujours,
en Loules circonstances, vis-á-vis de tous, et á
propos de tout. II fut un don perpétnel : il se
donna par le sacerdoce ; il se donna par Taumó-
ne ■ ¡1 se donna par le sacrifica; il se donna par
la parole.
II parla immensément; il écriyit fort peu, et,
méme en écrivant, il parlait encore.
Entre I'écrivain et l’orateur, la dístance est
grande, l/orateur s’adresse á quelques-uns, l’é-
crivain á tous. L’orateur parle, dans une circonsr
lance donnée, et pour une circonstance donnée, á
une assemblée particuliére dont il connaít les
dispositions et les besoins spéciaux. L’écrivain
s'adresse á lui-méme et á l’humanité. II veut que
son ocurre soit permanente ; il veut la soustraire,
autant que possible, aux influences délétéres des
dioses aeeidentelles. L’orateur veut obtenir de
Ik
SAINT JEAN CHRY SOSTOMS
27
certaines personnes, qu’il voit et qu’il connaít,
un certain acquíescement déterminé. II veut agir
sur elles et s’emparer de leur esprit. L’écrivain
pense moins aux personnes et pense plus aux
choses. II traite moins directement avec les hom-
mes, et se préoccupe plus uniquement du sujet
qu’il traite et de la vérité qu’il exprime.
Saint Jean Chrysostome, méme quand il écrit,
au lieu de parler, reste orateur et ne devient pas
écrivain. L’intention d’agir sur quelqu’un est tou-
jours actuelle et évidente chez lui.
Ge n’est pas á lui qu’il parle. 11 ne se renferme
pasdansun lieu secret etprofond pour serecueil-
lir dans le mystére intime de l’áme. II a toujours
une assemblée devant lui, toujours des adver-
sares, toujours des pécheurs. II ne s’abtme pas
longuement, comme saint Augustin, dans ses
souvenirs, pour pleurer les jours d’autrefois et
pour préparer les jours qui viendront. II ne s’en-
fonce pas dans son abíme intérieur avec Pardeur
terrible des contemplatifs ; il songe au présent.
II regarde autour de lui. Au lieu de fermer Ies
yeux pour se souvenir, il les ouvre pour exami-
ner.
Evéque veut dire surveillant : saint Jean Chry-
sostome fut vraiment Evéque. II se précipitait de
tous les cótés á la fois pour défendre ses brebis,
car les loups venaient de toutes parts.
Beaucoup plus moraliste que théologien, il avait
sans cesse devant les yeux la difficulté pratique
avec laqueile on était actuellement aux prises
28
PHY SIONOMIES DE SAINT8
autour de lui. II s’éléve peu, il approfondit peu,
s’il faut prendre ces deux mots dans le sens hu-
raain et intellectuel : il regarde, il examine, il
cherche, il sonde, il exhorte, il encourage, il con-
solé, il conseille. Son regard n’est pas habituel-
lement d’une profondeur extraordinaire, mais il
s’adapte singuliérement aux circonstances de
temps et de lieux, aux personnes et aux choses.
II n’est pas nécessaire, pour Papprocher, d’a-
voir vécu longtemps dans Patmosphére sombre
et embrasée ou brúlent, parmi les splendeurs de
la nuit sacrée, les mystéres insondables de la
théologie. Beaucoup de saints, peut-étre, ont été
plus sublimes; trés peu ont été si populaires. 11 a
cette douce gráce naíve qui est la vraie bonté, la
bonté féconde et lumineuse. II descend, sans s’a-
baisser, dans les détails de la vie humaine.
Sans compromettre la dignité de la chaire évan-
gélique, il s’y assoit pour raconter ou pour con-
seiller les choses les plus intimes et les plus fa-
miliéres. Ilne prononce pas de ces paroles vagues
qui passent á cóté des auditeurs sans les attein-
dre; il s’adresse réellement á tous ceux quil’en-
tourent, entrant dans les nécessités de leur exis-
tence quotidienne, les appelant, les avertissant,
les réprimandant, les conseillant, comme s’il con-
naissait chacun d’entre eux par son nom, comme
s'il était entré dans toutes les ipiséres, dans tou-
tes les faiblesses, dans toutes les tentations qui
remplissaient ses auditeurs, comme s’il eút été
réellement le frére ou le pére de chacun; et ce
SAINT JEAN CHRYSOSTOME
29
n’étaitpas une illusion; il était réellement le pére
et le frére de chacun. II ne Fétait pas par hypo-
thése, il l’éti.it en réalité.
II semble que Finlentíon de briller, dans les dis-
cours moraux et religieux, soit en quelque sorte
une invention moderne. Autrefois, chez les Grecs,
par exemple, l’éloquence politique était le cri
méme de la nécessité actuelle. QuandDémosthénes
parlait, il ne visait vraisemblablement á ríen qu’á
exciter le peuple.La vanité était combattue,peut-
étre étouffée, peut-étre prévenue par Fangoisse
réelle d’une situation politique qui exigeait non
des phrases, mais des actes, non un succés, mais
une délivrance. Cicéron, qui est un moderne,
inaugure peut-étre la période de décadence oú l’o-
rateur se regarde au lieu de s’oublier, et pense á
Félégance de son geste au lieu de penser á sauver
le peuple. Cicéron, dans son Traite de T Art ora-
toire , a érigé en systéme la décadence de Fart; il
en a dressé le code; il en a formulé les lois.Mais
voici le monde romain qui meurt, et le christia-
nisme se léve sur le monde. Une éloquence nalt,
plus sévére que celle d’autrefois, encore plus dé-
pourvue de retour sur elle-méme, ignorante des
ruses et ne visant qu’au salut. II ne s'agit plus
seulement désormais de sauver un certain peuple
d’un certain peuple ennemi, á Toccasion d’un
danger accidentel; il s’agit de sauver les peuples
et les individus contre Fennemi commun, contre
Fennemi du genre humain; il s’agit de faire á la
création rajeunie le don du salut, pour le temps et
30 PHYSIONOMIES DE SAINTS
pour l’éternité, sur la terre comme au ciel. II s’agit
d’enseigner le, Paíer pratiquement et de le faire
réciter aux hommes dans la vérité comme dans
l’esprit.
II semble que l’orateur chrétien, Phomme des
premiers siécles'de l’Eglise, n’ait pas méme la
peine de s’oublier ; il semble que jamais la pensée
de lui-méme ne se soit présentée á lui. II semble
qu’il n’ait pas eu de précautions á prendre contre
la recherche de soi, et qu’en face des grandes ca-
tastrophes, et des grandes espérances; en face
du monde écroulé, et du monde prét a naitre ; en
face des Romains qui s’en vont, des barbares qui
arrivent, des chrétiens qui surgissent ; en face
des grandes ruines amoncelées et du salut que la
terre rédame ; il semble qu’en face de ce drame
humain et divin oú toutes choses sont en présence,
l’orateur n’ait pas le temps de penser á lui-méme,
et que la vanité ne prenne pas sa place parmi
tant de décombres, parmi tant de préparations,
tant de crimes, tant de vertus, tant de larmes
de toute espéce. Saint Jean Chrysostome est un
des types les plus accomplis de la simplicité pra-
tique aux prises avec un travail gigantesque et
minutieux qui rédame á la fois tous les genres de
Courage. Ce n’est pas le type du génie, c’est le
type de l’activité ; ce n’est pas le yol de l’aigle,
c’est le combat pied á pied, ardent, doux, fort,
calme et acharné. C’est la charité invincible que
rien ne rebute et ne fatigue; c est le dévouement
sans ostentation, qui ne s’étale ni vis-á-vis des
SAINT JEAN CHRYSOSTOME
31
autres, ni vis-á-vis de lui-méme, qui va droit á
son but, fortement et tranquillemenJt. Saint Jean
Ghrysostome ne plañe pas ordinairement, mais il
marche d’un pas égal, assuró, qui* féconde le sol
sous ses pieds.
Saint Jean Ghrysostome, dans «íes homólies, re-
proche aiix auditeurs de voir en lui autre chose
qu’un apótre, et de chercher dans ses discours
autre chose que la pratique. Les considórations
générales, métaphysiques, théoriques, philoso-
phiques, sociales qui constituent depuis quelque
temps l’apologétique chrétienne, étaient peu con-
nues autrefois. La forme de la prédication varié
suivant la nature et le besoin des siécles auxquels
elle s’adresse. II semble qu’en avangant á travers
les áges, Pélévation augmente et que Pintimitó di-
minué. Peut-étre une apologétique supréme résu-
mera-t-elle, avant la fin du monde, toutes les
gloires de la métaphysique et de la prédication
chrétienne dans une synthése oú rélévation et
l’intimité s’augmenteront, s’achéveront, se com-
pléteront Pune Pautre.
Les détails les plus intimes de la vie, de la mai-
son et de la famille passent sous nos yeux quand
nous lisons saint Jean Chrysostome.
« Chez les Juifs, dit-il, pour prier il fallait mon-
ter au temple, acheter une tourterelle, avoir du
bois.etdu feü sous la main, prendre un couteau,
se présenter á Pautel, accomplir beaucoup d’au 5 -
tres prescriptions Ici, ríen de pareil..... Rien
n’empéche une femme, en tenant sa quenouille ou
32
PHYSIONOMIES DE SAIKTS
en ourdissant sa toile, d’élever sa pensée vers le
ciel et d’invoquer Dieu avec ferveur; rien n’em-
péche un homme qui vient sur la place ou qui
voy age seul de prier attentivement; tel autre,
assís dans sa boutique, tout en cousantdes peaux,
est libre d’offrir son áme au Maítre. L’esclave,
au marché, dans les allées et venues, á la cui-
sine, s’il ne peut aller á Féglise, est libre de
faire une priére attentive et ardente; Fendroit
ne fait pas honte á Dieu, etc... »
Gette familiarité est le caractére distincti* de
saint Jean Chrysostome. Jamais elle ne Faban-
donne, et méme quand sa parole soléve, elle
garde ce caractére d’allocution personnelle et di-
recte. II n’échappe jamais á son auditeur par un
mouvement étranger; son sujet ne Fentraíne ni
plus loin ni plus haut que Fesprit de ceux qui
écoutent. Essentiellement populaire, il poursuit
dans Ies conditions sociales et intellectuelles les
plusinfimes, il poursuit ceux qui habitent lá pour
faire pénétrer en eux, lentement, laborieusement,
charitablement et patiemment les vérités les plus
hautes, accommodées k leur faiblesse et mises á
leur portée. Les relations des choses entre elles,
les coups d’oeil généraux sont rares dans ses dis-
cours. On dirait qu’il connaít chacun de ses audi-
teurs intimement et personnellement. On dirait
qu'H s’adresse tantót á Fun, tantót á Fautre, va-
riant ses conseils suivant les circonstances partí-
culiéres de chaqué nature et de chaqué position,
mais ne disant pas un mot vague, impersonnel et
SAINT JEAN CHRYSOSTOME 33
purement théorique, ne prononjant pas une phrase
qui ne porte coup, dans tel endroit et dans telle
direction pratique déterminée. II ne vous quitte
pas la main, il vous conduit pas á pas dans le
sentier oú vous marchez et qu’il connaít. II est
votre Evéque. II connaít vos voies et les surveille.
II compte vos pas; il ressemble á une mére qui
regarde son enfant s’essayer á courir poilr la
premiére fois.
Quand il explique aux époux leurs devoirs, saint
Jean Ghrysostome entre dans des considérations
si simples qu’elles étonneraient beaucoup aujour-
d’hui. Les modernes ne sont pas assez humains
pour supporter tant de naiveté. Saint Jean Chry-
sostome conseille á Tépoux de ne pas cacher son
affection, mais de la montrer tout entiére, trés
simplement. II lui recommande de parler á sa
jeune femme et lui indique comment pourrait
s’engager une de leurs premieres contesta-
tions*
« Dis-Iui. continué le saint, dis-lui avec la gráce
la plus parfaite : Chére petite filie, j’ai associé
mon existence á la tienne, dans les choses les plus
importantes et les plus nécessaires d’ici-bas... Je
pouvais épouser une femme plus riche, je ne Tai
pas voulu... ai tout dédaigné pour ne voir que
les qualités de ton áme, que j’estime au-dessus
de tous les trésors. »
Et l’orateur se livre aux transports d’horreur
qui lui inspirent les mariages d’argent.
«Une femme riche, dit il, vous apportcra moins
34
PHYSIONOMIES DE SAINTS
de jouissances par la fortune que d’ennuis par ses
exigences, ses prétentions, ses dépenses, ses pa-
roles hautaines et méprisantes. Elle dirá peut-
étre : Je n’use ríen qui soit á toi; je m’habille á
mes dépens et sur les revenus qui me viennent
de ma famille. »
Et, accablant cette insolente de son indignation
fougueuse et naíve, PEvéque Papostrophe et la
prend á parti :
« Que dis-tu lá? Ton corps ne t’appartient plus
et tu t’appropries tes biens! Une fois mariés,
Thoníme et la femme ne Font plus qu’un. Et vous
auriez non pas une fortune commune, mais deux
fortunes distinctes ! O fatal amour de Pargent !
Vous n’étes qu’un méme étre, une méme vie, et
vous parlez encore du ti en et du i nient Parole
exécrable et criminelle, inventée par Penfer! »
Saint Jean Chrysostome charge Pépoux lui-
méme d’instruire lá-dessus Pépouse. C’eSt á lui
d’enseigner, á elle d’écouter. Mais il ne suffit pas
d’enseigner, il faut enseigner utilement, sagement,
doucement, gracieusement. Et avec quelle gráce
le saint Evéque recommande lá gráce ! Avec
quelle douceur il recommande la douceur ! Comme
il s’intéresse sincérement au bonheur de ses en-
fants ! comme il veille tendrement sur la fragilité
de l’amour!
II faut, pour étudier cet homme f ce saint, dans
son caractére, dans sa vie, dans ses prédications ;
il faut aussi, pour connaítre le milieu social oú il
agissait et la na’íveté des mdeürs environiiantes.
k
SAINT JEAN CHRYSOSTOMfc 35
suivre saint Jean dans les charmants et tendres
détails de ses soins paternels.
Supposons done le cas oú la femme, insolente
et avare, reclame la propriété particuliére de tel
objet et veut le disputer á son mari. Que fera
celui-ci? Se fáchera-t-il ou cédera-t-il? II cédera,
s’il suit Tavis de FEvéque, mais il cédera de ma-
niere á donner uñé le^on pleine de sagesse et de
douceur. II avertira sa femme de son erreur, par
sa maniére méme de céder.
« Apprends ces dioses á ta femme, dit saint
Jean Chrysostome, mais avec une grande bonté.
« L’exhortation á la vertu a, par elle-méme,
quelque chose dé trop sévére, surtout si elle
s’adresse á une jeune personne délicate et timide.
Quand done tu t’entretiendras avec elle de notre
philosophie, mets-y beaucoup de gráce, et cher-
che principalement á arracher de son áme le tien
et le míen. Si elle dit : Ceci est á moi ; réponds
aussitót : Que réclames-tu , comme étant á toi ?
je V ignore; car, pour moi , je n 9 ai rien en pro -
pre; et ce til est pas tel le ou tel le chose , c’est
tout qui V appartient!
« iPasse-lui done cette parole !... Si elle dit :
Ceci est á moi, dis-lui : Oui, tout est á toi, et moi
aussi, tout le premier, je suis á toi ! Et ce ne
sera pas flatterie, mais sagesse. Ainsitu pourras,
tour á tour, apaiser sa fougue, et guérir son abat-
tement. »
Ainsi parle Tévéque ; mais il n’a pas encore
tout dit : dest la tendresse qu’il demande, ce des!
36
PIIYSIONOMIES DE SATNTS
pas seulement la douceur. II veut que Pépoux
dise á Pépouse :
€ Je t’aime et je te préfére á roa propre vie...
Ton affection me plaít par-dessus toute chose, et
ríen ne me serait aussi pénible que d’avoir, en
quoi que ce soit, une autre pensée que la tienne.
Ríen ne m’effraie pourvu que je posséde ton
amour, et c’est encore toi que j’aimerai dans nos
enfants. »
< Ne crains pas, mon ami, ajoute saint Jean
Chrysostome, ne crains pas que ce langagedonne
á ta femme trop de prétention. Avoue-lui que tu
Paimes ! »
Cette interpellation directe, qui part de Pora-
teur pour aborder personnellement chaqué audi-
teur, est le caractére de cette parole vivante.
L’orateur moderne évite généralement les allu-
sions individuelles ; il embrasse Pensemble des
hommes et des choses, et croirait manquer á
Pune des nombreuses lois de sa dignité s’il avait
Pair de savoir le nom de ses auditeurs, de les con-
sidérer comme ses enfants et de leur adresser,
personnellement, des conseils privés. II semble
ignorer leurs affaires et ne pas s’occuper de leurs
maisons. Quelque chose d’officiel a pénétré par-
tout : une certaine grandeur peut trés bien se
rencontrer dans certaine fajon de parler et
d’agir.
Le style a sa solennité qu’il ne faut ni exagérer
ni méconnaítre. Une certaine largeur d’horizon
peut exclure ou exiger un certain ton, et les con-
k
SAINT JEAN CHRYSOSTOME 37
venances changent avec les moeurs qui les pro-
duisent.
Mais il faut se souvenir des parfums exquis
qui s’échappaient d’une éloquence paternelle. II
faut se sourenir des Communications chaudes et
tendres qui se faisaient entre Torateur et l’audi-
teur, entretenues par la sollicitude de Tun et par
la soumission de Tautre. Saint Jean Chrysostome
est peut-étre Texemple le plus complet et le type
accompli de cette éloquence, si contraire á la nó-
tre, si pleine d’oubli pour elle-méme, Toubli de
soi !... Ce charme est si rare qu’il embellit et co-
lore, quand il se rencontre, méme isolé, lá oú
manque la couleur. Peu de créatures sont assez
complétement disgraciées pour ne pas deven’r
gracieuses en quelque fajon, si elles rejoivent le
don sublime de ne viser á rien, et de s’oublier
parfaitement.
Cet homme si simple, ce conseiller si intime et
si tendre était, vis-á-vis de Tinjustice puissante,
d’une fierté et d'une audace á toute épreuve.
L’histoire d’Eutrope semble un cadre placé lá
tout exprés pour enchásser la grande figure de
Chrysostome.
Dans le superbe discours, que la circonstance
extraordinaire oú il fut prononcé transforma en
événement public, il apostrophe encore, ct plus
directement que jamais, un de ses auditeurs. Mais
de quelle voix il lui parle ! Avec quelle autorité l
avec quelle douceur ! avec quelle grandeur !
Quel drame que ce récit ! Comme il est supérieur
38 PHYSIONOMIES DE SAINTS
aux drames de Fhistoire ancienne ! supéríeur par
l’intérét, supérieur par Fenseignement, supérieur
parle pathétique ! Et comme ilestmoins célébre !
Que de gens savent par cceur Cornélius Népos ?
et, parfaitement édifiés sur le compte de Pélqpi-
das et d’Atticus, n’ont pas un souvenir précis du
róle historique de saipt Jean Chrysostome et de
son attitude magnifique devant Fempire et devant
Fempereur ! C’est que le christianisme est la.
C’est pourquoi les hommes se taisent et oublicnt.
La proximité de Dieu mesure á leur injus-
tice.
Leur méconnaissance est le témoignage qu’ils
rendent á la vérité.
Eutrppe, Feunuque Eutrope, était k peu prés
monté sur le tróne. II était méme question de Fy
installer tout-á-fait, de Fy placer officiellemenL
Get esclave, devenu cónsul, mena^ait déjá Fimpé-
ratrice de sa disgráce. Claudien a fait le récit de
ce consulat épouvantable... Les provinces étaient
mises á Fencan !
Avec les bijoux de sa femme, un certain per-
sonnage acheta la Syrie !
L’histoire d’Eutrope serait invraisemblable, si
la honte et l’horreur pouvaient étre invraisembla-
bles, depuis Adam, dans I’histoire humaine. Ceux
qui ont perdu de vue la réalité de notre nature,
et en qui Fidée de la chute originelle est voilée
parForgueil qu’elle-méme inspire, et sous laquelle
elle se dissimule, comme Faraignée sous satoile;
ceux-lá feraient bien de relire Fhistoire d’Eutrope.
SAINT JEAN CIIRYSOSTOME ?9
La nature humaipe est visible, lá, sans voile et
sans paensonge. Toute noblesse et toute richesse
étaient punies par le bannisspment, la confiscation
ou la mort. Les déserts de Lybie re^urent ce
qu’il y avait dans l’empire de plus ho^néte et de
moins dégradé, tout ce qui avait l’honneur d’étre
envoyé en exil 1
Ce fut 1 & que mourut Rimasius, rancien cónsul,
exilé d’abord, assassiné ensuite ; Rimasius, le
vainqueur des Gofhs, le compagnon et l’apai de
Théodose ! C’était une féte pour Eutrope, c’était
upe proie agréable, plus rare et plus illustre que
ses victimes ordinaires. Le cónsul aimait & s’offrir
á lui-méme des sacrifices de cette espéce-Iá. Mais
ce n’était pas assez ; Rimasius avait un fils, il fal-
lait le tuer ; la cbose fut faite. Mais ce n’était pas
assez. II restait une veuve et une mére : Eutrope
eut l’idée de l’immoler ; mais cette femme, nom-
mée Pentadie, se réfpgia aux pieds des autels :
elle invoquait le droit d’asile !
II faut se faire une idée des temps dont nous
parlons pour comprendre l’importance du droit
d’asile, et de quelje fa$on Ies Evéques tenaient á
cette chose spcrée.
Le droit d’asile qui, aux temps de la tréve de
Dieu, s’exer$ait sur Ies grandes routes, aux pieds
des croix plantées, dans les champs auprés d’une
charrue, le droit d’asile vivait, du temps de Chry-
sostome, á l’ombre des autels. Pentadie l’invoqua;
Eutrope osa réclamer sa victime, maisil rencontra
Ghrysostome. Le bourreau recula devantTEvéque.
40
PHYSIONOMIES DE SAINTS
^entadie fut sauvée; cependant le droit d’asilc fut
abolí cu principe par Eutrope.
Tout pliait devant l’eunuque, tout, excepté saint
-lean. Sans faihlesse et sans ostentation, PEvéque
faisait son devoir, et sa grande figure se dressait
seule, asi milieu de tout ce peuple prosterné.
Mais bientót tout changea. Un de ces accidents
de palaisj si fréquents á cette époque, jeta Eutrope
la tace contre ierre. La révolte de Tribigilde, les
menaces de la Perse qui venait de changer de
maítre, íes supplications de Timpératrice insultée,
éplorée, furieuse, qui se précipita aux pieds de
Temperen r, ses deux enfants dans les bras, et
demandan! vengeance, toutes les coléres et toutes
Jes douleurs qu’Eutrope avait excitées, se tourné-
rent enfm contra lui. Arcadius le chassa du palais.
Aussitót toutes les voix qui Tadoraient ne íirent
qu’une voix pour le détester. Un concert d’impré-
cations s’éleva contre lui. Jamais le fameux voisi-
nage du Capitule et de la roche Tarpéienne ne fut
vrai si liMéralement. Tout le peuple demandait á
grands cris la mort d’Eutrope.
C/est ¡ci que commence un drame sublime!
Que fit le misérable eunuque? II n’avait qu’une
res source. 11 Tcmploya. II invoqua ce droit d’asile
que lui-mémc avait abolí. Cónsul, il Tavait bravé.
Con da mué , il T invoqua. Mais ce qu’il avait détruit
était bien détruit, au moins dans Pesprit d’Arca-
dius. Eutrope réfugié aux pieds des autels, et in-
voquant leur nmbre jadis méprisée par lui, est un
magnifique tableau qui pourrait tenter un peintre;
SAINT JEAN CHRYSOSTOME
41
mais lá ne s’arréte pas le drame. L’eunuque pour-
suivi fut traité par Arcadius comme Peni adié per-
sécutée avait été traitée par lui. II avait réclamé
Pentadie abritée derriére Pautel. Arcadius récla-
ma Eutrope, couché sous la table de Pautel. Mais
láne s’arréte pas le díame. Eutrope, poursuivant
Pentadie, avait r encontré Chrysostome qui la pro-
tégeait. Arcadius, poursuivant Eutrope, rencontra
Chrysostome qui le protégeait. Seúl défenseur au-
trefois de la liberté et de la justice contre Eutrope
tout-puis^ant, saint Jean Chrysostome fut le seul
défenseur d’Eutrope poursuivi et caché sous la ta-
ble et serré contre Pautel. L’Evéque toujours fidéle,
toujours íier, toujours humble, toujours grand,
toujours libre, invoqua solennellement et magnifi-
quement en faveur d’Eutrope poursuivi ce méme
droit d’asile qu’il avait invoqué contre Eutrope
tout-puissant, et Peunuque se cacha derriére ce
méme Evéque, contre lequel, aux jours de sa puis-
sance, sa colére s’était brisée !
Eutrope tremblait de tous ses membres, caché
sous la table de Pautel; la foule s’assembla turaul-
lueuse, demandant la téte du criminel, et exaltée
par une nuit de fureur. Saint Jean prit la parole
dans cette église envahie par tant de passions,
adressant tour á tour ses reproches á la foule et
á celui qu’elle poursuivait, montrant á cclui-ci son
orgueil et sa bassesse, á celle-lá ses adulations
et ses coléres.
«c Vanité des vanités, s’écria Porateur. Ou est
maintenant cette splendeur illustre du consulat?
42
PHYSIONOMIES DE SAINTS
Oü sont les (lambe aux qu’on portnit fievuut cpt
liomme, et ces applaudissements et ces daus.e$,
et ces banqueta et ces fétes? Oí* sont ces cqu-
r orines et ces parares suspeudues sur sa téte, et
les fayeurs bruy antes de yiHe etles acclanrations
clu cirque ? a
C'est un lieu commun, il est vrai, mais córame
ce lien commun ótait rajeuni, vivifié, transfiguré
par la ré alitó vívante et terrible qui l’entourait et
Tautoiisait ! Vanité des vanités, répétait conti-
nuelleraent Porateur, et il aurait voulu yoir ce
mot gravó sur le front et dans la conscieuce de
chaqué liomme. Puis se tournant par un mouve-
ment superbe vers Peunuque agenouillé, qui uvait
autrefois brayé PEvéque :
a Ne t ai-je pas dit bien fies fois, lui demanda
Chrysostome, que la richesse est fugitive? Roi,tu
ne pouvuis pas me supporter. Ne t’ai-je pas bien
clit qibelte ressemble á un serviteur ingrat ? Roi,
tu ne youlais pas me croire, et l’expérience t’ap-
preud qu’elle n est pas seulement fugitive et in-
grate, mais homicide, puisqu’elle t’a réduit en cet
état.
ít Ne te di sais-je pas que les blessures faites
par un ami valent mieux que les baisers d un en-
nemi ? Si tu avais supporté nos blessures, leurs
baisers oe t’auraient pas perdu... Ceux qui te
versaient a boire oat pris la fuite ; ils ont renié
ton ami lié, lis cherchent leur sécurité á tes dé-
pens* Ce n’est pas ainsi que nous avons fait. Nous
ne t’avons pas abandonné alors, malgré tes era-
SAINT JEAN CHRYSOSTOME
43
portemepts, et aujourd’hui, tombé, nous te pro-
tégeons, nous t’entourons de nos soins. L’Église,
que tu traitais si mal, te re$oit á bras ouverts,
et tous ces habitués du pirque, pour lesquels tu
dépensais tes richesses, ont levó le glaive contre
toi ! Et si je parle ainsi, ce n’est pas pour insul-
ter celui qui est tombé, mais pour avertir ceux
qui sont debout. Toutes les paroles sont au-des-
sous de la véritó ! O fragilité des choses humai-
nes ! Quand je les appellerais berbe , fumée et
songe, je n’aurais ríen dit, ríen ; elles sont plus
néaut que le néant !..♦ Yous vites, hier, quand on
vint da la part de Tempereur, pour l’arracher
d’ici, comme il courut aux vases sacrés, aussi
pále qu’un mort ; le claquement des dents, le
tremblement du corps, le sanglot de la voix, tout
annongait son angoisse mortelle ! »
II est facile de concevpir Timpression que devait
produire sur cette foule furieuse, sur ce críminel
prosterné, la magnifique improvisation de saint
Jean. Le grand évéque, aussi doux devant son en-
nemi vaincu qu’il avait été ferme devant son en-
nenai vainqueur, gardait, au milieu de toutes ces
exaltations et de toutes ces chutes, un équilibre
radieux. La foule s’indignait de voir Tennemi de
l’Eglise invoquer celle qu’il venait de persécuter
et ce droit d’asile qu’il avait détruit. Saint Jean
continua :
« Dieu, dit-il, permet qu’un tel homme apprenne
par ses malheurs la puissance et la clémence de
i’Église,.* Voilá de quoi confondre juifs et gentils !
44
PHY SIONOMIES DE SAINTS
Pour sauver son ennemi, qui se réfugie á son
ombre, TEglise s’expose au courroux de Tempe-
reur ! Oui, c’est lá le plus bel ornement de Tautel !
Le bel ornement, direz-vous, que cet avare, ce
^oleur, ce scélérat,qui s’attache á la table sacrée !
— De gráce, ne parlez pas ainsi. Une courtisane
toucha les pieds de Jésus-Ghrist. La gloire du
Seigneur en a-t-elle souffert ? »
L’auditoire, furieux tout á l’heure, fondait en
larmes maintenant. Saint Jean vit qu’il avait ga-
gné sa cause.
« Allons, dit-il alors, allons nous jeter aux pieds
du prince, ou plutót prions Dieu de lui donner
un coeur qui sache compatir. »
En effet, le grand orateur triompha de toutes
les fureurs. II apaisa la foule, il apaisa Timpéra-
trice, et le droit d’asile ne fut pas violé. Le droit
sacré qu’il avait sauvegardé contre Eutrope, il le
sauvegarda en faveur d’Eutrope. Pas un cheveu
ne tomba de la téte du proscrit, qui se retira trem-
blant á Chypre, vaincu et protégé par la méme
forcé et par la méme douceur.
C’est ainsi que saint Jean Chrysostome entendait
le sacerdoce. Or, cette dignité redoutable lui
avait été imposée presque de forcé. La situation
morale des chrétiens de son époque est indiquée
par les intrigues qui se produisaient á l’élection
des évéques. II y avait des ambitions, il y avait
des cabales, il y avait des luttes et des rivalités.
Mais ces ambitions, ces cabales, ces rivalités et
ces luttes se passaient á rebours. C/était á qui ne
SATKT JEAN CHRYSOSTOMB
45
scrait pas nommé. C’étaient des intrigues retour-
nées, des ambitions qui se précipilaient dans la
profondeur, fuyant le jour et les homraes, cher-
chant le désert. C’était un sentiment profond et
épouvanté de la majesté épiscopale qui faisait re-
culer devant elle. Ces hommes en étaient tellc-
ment dignes qu’ils tremblaient de Paccepter, et la
sublimité du sentiment qu’ils en avaient les met-
tait en fuite quand elle menajait de Ies atteindre
réellement. Saint Martin fut arraché á son couvent.
On le conduisit á Tours, malgré lui, gardé á vue,
escorté. Un tableau qui représenterait cette scéne
aurait Pair de représenter aujourd’hui un criminel
qu’on méne au supplice. II y en avait qui se calom-
niaient, afín d’échapper á un trop terrible hon-
neur. Saint Ambroise intrigua comme il put, il
n’imagina rien de mieux que de se faire passer
pour cruel ; mais le peuple n’eut pas de confiance
dans cette cruauté. Ambroise se sauva la nu¡t,
mais il fut ramené dans la ville. Saint Paulin livra,
pour se sauver, un combat désespéré ou il faillit
laisser la vie. Le peuple allait Pétouffer; la victi-
me céda enfin.
Le traité de saint Jean Chrysostome sur le Sa-
cerdoce n’est pas seulement un éloquent discours
sur la terrible dignité du prétre ; il est aussi un
monument historique et contient sur les chrétiens
du quatriéme siécle des révélations qu’on pour-
rait appeler curieuses, si la majesté du docu-
ment n’étouffait pas la curiosité. Lá, comme tou-
jours, saint Jean est familier, naíf et causeur. II
PHYSIONOMIES DE SAINTS
46
rácorite comment la chose s’est passée entre lui
et son ami Basile, et comment il a trompé ce digne
homme par une ruse qui serait célebre, si le fait
S'était passé dans Fhistoire romaine, entre deux
íllustres paíens. De quel Basile s’agit-il ainsi ?
Persoiine ne le sait. Plusieurs ont cru y voir Ba-
sile le Grand, évéque de Césarée. Toutes les vrai-
semblances manquent, sans excepter célle qui
viendrait des dates. Saint Basile naquit en 329 :
saint Jean en 344- Or, les deux interlócuteurs
du dialogue de Cbrysostome sembíent du méme
áge. On a également pensé á Basile de Séleucie.
Mais Fobstacle est bien plus grand et touche &
Fimpossibilité compléte. Basile de Séleucie écri-
vait en 458 á Fempereur Léon. S’il eüt été sacré
Evéque, comme Fami de Jean, en 3y4, il aurait
gardé au moins quatre-vingt-quatre ans ia dignité
épiscopale.
Le savant auteur de la Vie de Saint Jean Chry-
Sostome, placée avant ses ceuvres complétes,
admet avec Baronius qu’il s ? agit de FEvéque de
Raphamé. Quoi qu’il en soit, Chrysostome trompa
Basile.
« Mon généreux ami, dit-il lui-méme, étant
venu me trouver en particulier, et m'ayant com-
muniqué la nouvelle comme si je Fignorais (la
nouvelle de leur nomination) me pria de ne ríen
faire cette fois encore que d\m commun accord
entre nous, prét á me suivre dans le partí que
je prendrais, qu’il fallüt fuir ou céder. Sur de
ses dispositions, et convaincu que je porterais
k
SAINT JEAN CHRYSOSTOME
47
un grand préjudice á EEglise si, á cause de ma
faiblesse, je priváis le troupeau de Jésus-Christ
d’un pasteur si capable de le gouverner, je lui
cachai ma pensée, moi qui Pavais habitué á
lire jusqu’au fond de mon cceur. Je lui répondis
done qu’il fallait prendre le temps de réfléchir,
que rien ne pressait, et lui laissai croire qu’en
tous cas jé serais du m6mé avis que lui.
« Quelques jours aprés, arrive celui qui devait
nous imposer les mains. Je me cache. On s’em-
páre de Basile, qui, ne sachant ce que j’avais fait,
se courbe sous le joug, persuadé, d’aprés ma pro-
messe, que j’allais suivre son exemple, ou plutót
qu’íl suivait le míen. »
Ce récit n'est-il point merveilleux de naiveté ?
Cette simplicité ignorante de sa grandeur donne
á cet historien un ton merveilleux, une liberté in-
communicable dans la parole et dans l’attitude.
On arrive , je me cache . On s’empare de Basile.
Ne dirait-on pas qu'il s’agit de deux criminéis
poursuivis par les gendarmes ? Et cette crainte,
cette fuite, cette résistance mal vaincue, tout cela
lui paraít trop naturel pour mériter un étonnement
ou méme une explication. Mais ce n’est pas tout.
Le peuple attendait deux victimes. II n*en a
qu’une. On s’ameute.
« Quelques-uns, parmi les assistants, voyant
Basile exaspéré de la violence qu ? on lui faisait,
dirent tout haut qu’il était absurde, quand celui
des deux qui passait pour le plus intraitable (le
plus intraitable ! c’était moi, Jeati, qu ils désignaient
48
PHYSIONOMIES DE SAINTS
ainsi) s’était soumis avec une modestie parfaite au
jugement des Peres, que Pautre, plus modéré,
plus sage, s’emportát, résistát, se montrát si opi-
niátre et si orgueilleux. »
Cette modestie dont on félicitait Chrysostome
était une illusion : Chrysostome, moins modeste
qu’on ne le disait, s’était caché. Quant á Yorgueil -
leux Basile, ilse rendit et se soumit,dans la per-
suasión que Chrysostome s’était soumis et rendu.
Cette modestie et cet orgueil valent á eux seuls
mieux que plusieurs traités historiques sur les
moeurs des premiers chrétiens.
Mais rillusion de Basile ne dura pas toujours.
Aprés avoir obéi pour imiter Chrysostome dont on
célébrait Pobéissance, il s’apercjut de son erreur.
Le révolté Jean Chrysostome Pavait trompé, s’é-
tait caché. Sa ruse et sa rébellion, victorieuses
toutes les deux, avaient livré son ami et sauvé sa
personne. II avait trahi Basile, et s’était tiré d*af-
faire aux dépens de celui-ci. Quel procédélRen-
dons la parole á ce rusé personnage.
€ Quand il sut que j’avais pris la faite, raconte
saint Jean, il vint me trouver dans un profond
abattement, et s’étant assis prés de moi, il essaya
de me raconter la violence qu’il avait subie ; mais
la douleur Pempéchaitde parler, et les mots expi-
raient sur ses lévres. Le voyant couvertde Iarmes
et dans un grand trouble, moi qui savais la cause
de tout cela, j’éclatai de rire et, prenant sa main,
je voulus Pembrasser et rendre gloire á Dieu du
succés de mon stratagéme. A la vue de mon con-
SAINT JEAN CH11YS0STÓME 49
tentement, et voyant que je Tavais trompé, sa
douleur redoubla avec indignation. »
L’intraitable saint Jean céda cependant comme
son ami Basile. Etil aima tant son peuple qu’il se
consola d’étre Evéque. Et son peuple Taima tant
qu’il lui pardonna sa résistance.Un Evéque, arri-
vant un jour de Galicie, au moment oú saint Jean
parlait, celui-ci descendit de la chaire et y fit monter
son hóte.Le peuple fut mécontent, et saint Jean,
quelques jours aprés, lui raconlL avec sa naíveté
charmante Thistoire de son mécontentement.
« Je vous voyais,dit-il, suspendus ámeslévres,
comme les petits de rhirondelle, quand ils atten-
dent au bord du nid la nourriture qui leur estap-
portée. Au moment oú je cédais la place á mon
frére, pour honorerses cheveuxblancs,etremplir
envers lui les devoirs de Thospitalité, vous en té-
moignátes par vos murmures un grand méconte-
ment, comme si j’avais trompé volre faim. »
Entre son peuple et Ghrysostome, il y avait
amitié, dans le sens intime du mot. L’Evéque étáit
l’ami tendre et sévére de chaqué homme et de tous
leshommes.il regardait, il prévenait,ilsurveillait.
et surtout ilaimait. Cen’étaitpas dans le langage
vague et officiel, c’était dans la réalité de la vie
qu’il était le pére, le frére, le soutien et Tami de
son peuple.
Saint Jean parlait de Tamitié en connaisseur, et,
dans le portrait qu’il a faitd’elle,ondirait presque
qu’il a peint, tant la chose est simple et belle, son
troupeau et lui-méme.
50 PHYSIONOMIES DE SAINTS
€ L’homme sans amitié, dit-il, reproche les
bienfaits, exagere les moindres faveurs. L’ami
cache Ies Services rendus, en dissimule Pimpor-
tance, et semble tout devoir, quand tout lui est dü.
«c Vous ne me comprenez pas ; hélas I je parle
d’urie chose quine setrouve maintenant qu’au ciel,
et de méxne que si je vous entretenais d’une plante
des Indes que personne n’aurait vue, il me serait
dífficile, avec beaucoup de paroles, de vous en
donner une idée exacte; ainsi mes discours sur
]/ amitié demeurent inintelligibles pour vous, car
c'est une plante du ciel...Dansun ami, on posséde
un autre soi-méme. Je souffre de ne pouvoir
m’expliquer par un exemple : vous auriez vu que
je reste au-dessous de la vórité. >
Cet exemple, il ne le racontait pas, maisil faisait
plus, il le montrait. L’auteur de sa Vie, dans
l’édition de MM. Palmé et Guérin, remarque avec
raison que cet ami introuvable qu’il dópeint. c’é-
tait lui-méme. Admirable ami, en effet, qui pou-
vait devenir universel, sans jamais devenir banal*
CHAPITRE IV
SAINT FRANfOIS DE SALES
Les littérateurs franjáis ont un programan 5 ! Ce
programme u’est pas infini : au contraire, il res-*
semble á une limite. Ce programme contient mi
certain nombre d’admirations obligatoires, et im-
plique l’oubli du reste des choses. L’homme du
monde, franjáis et littérateur, se proméne dans
un cercle restreint de livres á son usage T et i)
ignore les autres avee une bonne foi singulíére. II
ne soupgonne pas leur existence ; s’il la soupgon-
nait, il la regarderait comme la preuve criante di-
ce fait historique ; tout le monde a été barban?,
excepté quelques auteurs franjáis du dix-septiéme
siécle^ et quelques auteurs franjáis du dix hoi-
tiéme siécle, excepté aussi quelques Grecs et
quelques Romains, sur lesquels se sont modeles
les auteurs qu’il a lus. Quant á la haute anti-
quité, quant á l’Asie, quant á l’Inde, quant, au
genre humain tout entier, il regarde les travaux
qui viennent de la comme la spécialité de que-
ques érudits, lesquels se livrent par curio si té a
des études techniques, et ont perdu dans la ftv-
quentation des barbares le sentiment délicut de
52 PIIYSIONOMIES DE SAINT»
Félégance. Le littérateur franjáis ne se borne pas
á ignorer l’antiquité (sauf quelques Grecs et quel-
ques Romains), il ne se borne pas á ignorer sin-
guliérement tout ce qui, dans les temps moder-
nas, estécriten langues étrangéres (excepté Milton
et Dante) ; il ignore remarquablement aussi, parmi
les auteurs frangais, ceux que Fhabitude n*a pas
inscrita sur le programme de ses lectures. II a lu
BuíFon avec conscience, mais il n*a pas lu saint
Fran^ois de Sales.
S J Í1 s ? agissait seulement de réparer une injus-
tice littéraire, la chose n’en vaudrait pas la peine,
car le mol littérature s’emploie dans un sens
misérable, et s’entend de Farrangement des mots.
Mais il s’agit d’autre chose. II s’agit de savoir
si une mine inconnue de richesses naturelles et
surnaturelles n’est pas cachée dans la langue
fran;aise, sous un terrain ignoré, au fond d’un
pays perdu. Or, cette mine existe dans saint
Fran^ois de Sales et ailleurs. II n’est pas néces-
saire de le démontrer. II suffit de le montrer. Elle
existe ailleurs aussi. Les études savantes de
M. Gautier ne sont pas des réves. Si la littérature
est chose puérile, en tant qu’elle est Falignement
étudié des phrases, languet circa qucestiones et
pugnas verborum; la parole est chose grave, en
tant qu’elle est Pexpression de la pensée et le
miroir ou Fidée se voit.
Le style de Fhomme est la forme que la vérité
prend dans le moule d’une créaturc déterminre.
Saint Franjois de Sales a du style, et il est peut-
SAINT FRANgOIS DE SALES 53
étre bon de le montrer á tous ceux qui, apparte-
nant á la méme famille par le caractére de leur
áme, recevraient de lui la lumiére plus facile-
ment que d’un autre, á cause de la parenté.
Quelle estla couleur du style de saint Frangois
de Sales ? C’est la couleur de la nature, vue á la
lumiére surnaturelle. Quand on se proméne dans
les champs, il se fait dans roeil et dans Toredle
une harmonie douce et profonde á laquelle con-
courent, dans un repos admirable, beaucoup de
couleurs et beaucoup de musiques. Les feuillesdes
arbres, les fleurs des prairies, les oiseaux avec
leurs mouvements et avec leurs chants, le bour-
donnement confus de mille petits étres qu’on ne
voit pas, le murmure des ruisseaux, Tondulation
des rayons du soleil sur les collines odorantes,
qui semblent presque onduler elles-mémes et sui-
vre les jcux de la lumiére, la courbure naTve du
tronc des arbres et leurs branches non taillées,
toutes ces choses se réunissent en une seule
mélodie trés grave, trés simple, et les nombreux
musiciens qui la composent en la jouant s’accor-
dent si bien ensemble, que jamais le concert
n’est troublé par une fausse note. II y a un con-
cert de Taprés-midi, un concert du soir.
Le style de saint Frangois de Sales, c’est le
concert de l’aprés-midi.
Ne cherchez lá ni les splendeurs du soleil le-
vant, ni les splendeurs du soleil couchant, ni les
hauteurs de la montagne, ni Taigle qui déchire sa
proie, ni le bruit des torrents, ni les neiges éter-
54 PHYSIONOMIES DE SAIÑTS
nelles, ni la foudre, ni les violences de la créa-
ture, qui pousse vers Féternité les gémissements
de rimmense désir.
II y a, dans la création, place pour tous Ies
vivants. Les prairies ontun charme singuííer, non-
seulement pour ceux qui les aiment spécialement,
mais aussi et surtout peut-étre pour les habitués
de la montagne et les habitués de l’Océan. Les
prairies ont pour ceux-ci un charme admirable, le
charme de la variété aimée, de la variété qui, loin
d’étre la contradiction, vous présente le máme
nom écrit en d’autres caracteres et la méme lu-
miére offerte sous un autre angle.
La parole de saint Frangois de Sales a la valeur
et le parfum des prairies. Ce n’est pas Fautomne;
ce n’est pas non plus tout á fait le printemps; ce
n’cst jamais Fhiver. C’est Peté, et Fété vers midi.
II fait trés chaud dans ses ouvrages.
Le symbolisme n’est pas, dans saint Frangois
de Sales, uu accident littéraire.Il est la forme de
sa parole etla tournure de sa conver sation; car cet
homme charmant n’écrit jamais, il cause toujours.
« On ne peut enter une greflé de chéne sur un
poirier, nous dit-il, tant ces deux arbres sont de
contraire humeur Fun á Fautre ; on ne saurait
certes non plus enter Fire, ni la colére, ni le dé-
sespoir sur la charité ; au moins serait-il trés-
difficile... Et quant á la tristesse, comment peut-
elle étre utile á la sainte charité, puisqu’entre
les fruits du Saint-Esprit, la joie est mise en rang,
joignant la charité?
SAINT FKAN^OIS DE SALES 55
« Les rossignols se complaisent tant en leur
chant, au rapport de Pline, que, pour cette com-
plaisance, quinze jours et quinze nuits duratit ils
ne cessent jamáis de gazouiller, s’efforgant tou-
jours de mieux chanter en Fenvi des uns des
autres : de sorte que, lorsqu’ils se dégoisent le
mieux, ils y ont plus de complaisance, et cet ac~
croissemenl de complaisance Ies porte á faire les
plus grands efforts de mieux gringotter, augmen-
tant tellement leur complaisance par leur chant
etleur chant par leur complaisance, que maintesfois
on les vóitmourir et leur gosier se dilater á forcé
de Chanter. Oiseaux dignes du beau nom de Phi-
loméle, puisqu’ils meurent ainsi en Pamour et
pour Pamour de la mélodie.
« O t)ieu, mon Théotime, que le coeur arden!-*
ment pressé de Paffection de louer son Dieu re-
$oit une douleur grandement délicieuse et une
douceur grandement douloureuse, quand aprés
mille efforts de louanges il se trouve sicourt.Hélas !
il voudrait,ce pauvre rossignol,toujourspltishau-
tement lancer ses accents et perfectionner sa mé-
lodie pour mieux chanter les bénédictions de son
cher bien-aimé. A mesure qu’il loue, il se pJalt á
louerjil se déplaít de ne pouvoir encore mieux louer,
et pour se contenter au mieux qu’il peut en cette
passion,ilfait toutessortes d’efforts entre lesquels
il tombe en langueur, comme il advenait au trés
glorieux saint Fran^ois qui, malgré les plaisirs
qu’il prenait á louer Dieu et chanter ses cantiques
d’amour, jetait une grande affluence de larrries et
PHYSIONOMIES DE SAINTS
56
laissait souvent tomber de faiblesse ce que pour
lors il tenait á la main, demeurant comme un
sacré Philoméle á coeur failli »
L’intention littéraire est absente de ce tableau,
et eette parole a une gráce singuliére, exquise,
naive, qui échappe á ceux qui la cherchent. Le
sens de la nature est charmant pour saint Fran$ois
de Sales, et charmant pour cette raisou méme que
la nature est pour lui, ce qu’elle est en effet, un
ntoyen et non un but. Elle est Pinstrument sur
lequel il s'accompagne pour chanter. Elle n’est
jamais, comme il arrive aux faux poétes, la beauté
méme vers laquelle vont les chants. L’amour de
saint Fran^ois la trouve sur sa route; il la trouve
sans la chercher, tout simplement parce qu’elle est
lá, et, sans jamais s’arréter á elle, il la traverse
et Temporte sur ses ailes vers le ciel oü il va.
Ainsi vue, á la ciar té d’en haut, la création
prend un goút exquis qu’elle n’a jamais chez les
hommes qui Taiment pour elle-méme et la fétent,
au lieu de féter Dieu.La création est une barriére
quand elle n’est pas un marchepied; elle apparaít
comme une limite, chez le faux poéte qui s’em-
bourbc aumilieud’elle; pour saint Fran£OÍs,elle est
une liarpe,et ses doigts,promenés sur les cordes,
lancentdessons qui montent toujours.Le style de
saint Fran^ois de Sales ressemble beaucoup á une
promenade. II est plein de hasards, d’accidents,
de rencontres; il miroite; ilregarde;il se détourne
á chaqué instant, attiré á droite et á gauche par
les objetsavoisinants.il plait,mais il n’écrase pas.
57
SAINT FRANJOIS DK SALES
Presque toujourscharmant,il n’estjamais sublime.
Ce n’est pas que le charmant et le sublime soient
incompatibles en eux-mémes; mais c’est que la
nature de saint Franjois de Sales comportait le
premier etne comportait pas le second.Cethomme
cause toujours de prés avec le lecteur. 11 ne lui
échappe pas par ces excursions, ces ascensions
ou ces absorptions qui séparent pour un moment
celui qui parle de celui qui écoute. II ne perd pas
de vue son auditeur. II n’est jamais anéanti sous
le poids de sa pensée ; ce qu’il dit ne succombe
pas sous ce qu’il voudrait dire.
II parle en vieux franjáis. On pourrait croire
que ceci est seulement une affaire de date, que le
fait de parler en vieux franjáis tient au temps ou
Pon parle et non á i’homme qui parle. Malgré la
trés grande vraiseiúblance, le vieux franjáis ne
tient pas seulement á la date oú il est parlé : il
tient au caractére de celui qui parle. Jeanne de
Chantal est contemporaine de saint Franjois de
Sales. Elle ne parle pas en vieux franjáis. Elle
emploie des mots qui appartiennent au vieux fran-
jáis, parce que ce fait résulte de la nature des
choses et de l’état de la langue au moment oú
elle écrivait. Mais ces mots, qui, sous la plume
de saint Franjois de Sales, forment le vieux fran-
jáis, ne constituent pas la méme langue chez
Jeanne de Chantal. C’est que le vieux franjáis est
unstyle; done il est un secret.il ne suffit pas pour
Pavoir parlé d’étrené áune cerlaine époque,ilfaut
avoir possédéuncertain esprit. Cet esprit, quel est-
58
PHYSIONOMIES DE SAINTS
il? Quel est le caractére de cette langue? — C'est
la naíveté.
La naíveté n’est pas la simplicité. Elle est un
genre á part de simplicité, une simplicité particu-
liére guia un tempérament á elle. Elle ades oublis
et des audaces qui étonneraient ailleurs et qui de
sa part n’étonnent pas. Elle a le secret de faire
tout pardonner. Ce secret rare, elle le partage
avec les enfants, qui sont dans Fheureuse impos-
sibilité d’irriter sérieusement. Cette impossibilité,
que possédent les enfants dans Tordre moral, les
écrivains naífs la possédent dans Tordre intellec-
tuel. Elle est un des priviléges et un des dangers
de La Fontaine, privilége quant á lui, danger
quant aux lecteurs. Dans ses fables, régoísme
du renard est á couvert derriére la naíveté de
l'écrivain.
Mais le chanfle qui, chez La Fonfaine, péut ser-
vir Ferreur, sert, chez saint Fran$ois de Sales,
la vérité. II a le droit de parler comme il pense.
II agit en chrétien et en prétre. La pensée de
produire un effet quelconque est si lom de lui,
qu’on oublie de le remarquer : autre ressem-
blance avec les enfants. II est vrai qu’á Fheüre
présente ceux-ci sont occupés á perdre la naí-
veté, et je me sers á dessein du mot occupés , car
c’est de leur part un rude travail : la naíveté,
chassée de Tenfance, se réfugie dans la campa-
gne. Les villages ont une langue á part qui res-
semble beaucoup au vieux franjáis, et par une
rencontre qui n’est pas fortuite, le vieux fransais
59
SAINT FRANgOIS DE SALES
parle toujours de la campagne et lui demande
toujours des comparaisons. Un des caractéres qui
distinguent le vieux franjáis, la langue des villa-
ges, et le style de Saint Fran$ois de Sales, c’est
Pabsence d’ironie. L’ironie, qui est excellente á
sa place, et, par cela méme qu’elle est excellente
á sa place, est détestable et funeste dés qu’elle
arrive mal á propos, et elle arrive souvent mal á
propos, 1’ironie est due au mal, á l’erreur, au
péché. L’ironie est la gaieté de Pindignation, qui,
ne trouvant plus de parole directe á la hauteur de
sa colére, se réfugie, pour éclater, au-dessous du
silence, dans la parole détournée. L’ironie est
naturellement terrible et facilement sublime. Elle
est le refuge de la fureur qui a dépassé les hau-
teurs de la parole et les hauteurs du silence. Mais
cette arme puissante et redoutable a été empoi-
sonnée par la corruption de Phomme. L’ironie a
trahi la vérité : au lieu d’écraser le mal, elle s’est
tournée contre les choses simples, naíves, inno-
centes, dans le sens sérieux de ce mot trop sou-
vent rabaissé. L’ironie alors est devenue la mo-
querie. La moquerie est une chose basse; c’est le
ricanement de Pamour-propre. Hé bien 1 cette mo-
querie, employée ti-és souvent par l’écrivain qui la
suppose chez le lecteur, devient pour Pun et pour
Pautre une géne singuliére. Elle détruit leur con-
fiance réciproque et la naíveté de leurs relations.
Car la moquerie, qui est myope, prend la nai'veté
pour la niaiserie, pendant que la sotlise prend la
niaiserie pour la naíveté. Entre la niaiserie et la
PHYSIONOMÍES DE SATNTS
60
naíveté la différence est radicale.Dans la niaiserie
la pensée est faible, le sentiment mollasse, et l’ex-
pression langoureuse. Dans la naíveté la pensée
est précise,le sentiment vigoureux et Texpression
imprévue.La moquerie, qui les confond, óte á Fé-
crivain la liberté des choses intimes, qui ne veu-
lent étre montrées qu’á des regards purs. Gette
eontrainte domine toute la littérature moderne,qui
ne s J en doute pas. Cette littérature, qui se croit
tres libre, est esclave du lecteur, qu’elle méprise.
Elle craint la moquerie. Or, l’absence de cette
craLile est un des caractéres du vieux franjáis, et
parliculiérement un des caractéres de saint Fran-
fois de Sales. Cet homme parle comme il pense,
et le peuple chrétien est pour lui un confident. Ii
peut dire : mes fréres, quand il s’adresse aux
hommes, car il leur parle comme il se parle : sa
parole extérieure n’interrompt pas, chose rare!
sa parole intérieure.
La familiarité avec tous les hommes se trouve
aux deux extrémités de l’échelle morale; le litté-
rateur ne la posséde pas; le philosophe vulgaire
en est tout á fait privé ; le débauché la trouve et le
saint Fa trouvée. Le premier la trouve, parce qu’il
a perdu le respect; le second, parce qu’il a perdu
Famour-propre. Le droit de causer avec Lhumanité
est un des attributs de la grandeur. L’habitude de
bavarder avec elle est un des caractéres de la honte.
Saint Frangois de Sales n’a pas tous les attributs
de la grandeur; aussi n’est-ce pas avec Thumanité
qu’ü cause, mais avec une fraction de Fhumanité.
61
SAINT FRANgOIS DE SALES
Presque personne n’a parlé le franjáis comme
lui; c’est pourquoi, si ces sortes de choses étaient
étonnantes, il faudrait s’étonner de Foubli ou Font
laissé les littérateurs. lis ont eu, á propos de lui,
une distraction qui s’explique par leurs nomfcreux
et importants travaux.
L’étymologie nous rappelle, méme malgré nous,
que la langue fran^aise rédame par-dessus toutes
les autres langues la franchise. Saint Franjois de
Sales est franc comme peu d’hommes Font été. Le
soup^on méme d’une arriére-pensée est exclu par
la nature de sa parole. Et quelle originalité 1 quel
sentiment actuel des pensées qu’il exprime! Le
danger de parler morale par habitude et par sou-
venir ne le menace pas. II pense ce qu’il dit au
moment ou il le dit; il ne le pense pas par procu-
ration comme tant d’autres; il le pense lui-méme ;
il le pense k Fheure ou il cause avec vous, et, s’il
Fa pensé la veille, il vous le dit. II vous fait assis-
ter á la génération mtérieure des pensées et des
sentiments qu’il vous communique; il les donne
pour ce qu’ils sont, il se donne pour ce qu’il est,
il vous prend comme vous étes. Quand vous étes
dans sa société, ne craignez pas de voir appro-
cher de vous Fombre de Mentor; vous étes avec
un ami qui vous dit tout et á qui vous pouvez tout
dire. II y a dans cet homme charmant une forcé
vive et gaie, qui provoque la confiance, sans avoir
Fair de penser á elle.Et,trés souvent, qcelle pro-
fondeur ! Peut-étre la bonhomie du style nous dis-
simule quelquefois la réalité sévére des choses;
62 FHYSIONOMIES DE SA1NTS
mais quelle profondeur sous cette apparence en-
fantine ! Tant de gens prennent l’air solennel pour
dire peu de chose, ou pour ne dire ríen ! 11 faut
bien que quelquefois le contraire arrive. Ainsi
saínt Franfois de Sales développe de temps en
tenips des vérités mystérieuses avec la profon-
deur réelle d’un docteur et d’un saint, oíais avec
la bonhomie et la naíveté d’un vieillard qui racon-
terait une histoire á des enfants. Je vais citer
pour indiquer et pour prouver.
« Entre les perdrix, il arrive souvent que les
unes dérobent les oeufs des autres, afio de les
couver, soit pour l’avidité qu’elles ont d’estre
ni é res, soit par leur stupidité, qui leur faitmécon-
naitre leurs oeufs propres. Et voicy, chose étrange,
mais néanmoins bieo témoignée, car le perdreau
qui aura été esclos et nourry sous les ailes d’une
perdrix étrangére, au premier rédame qu’il soit
de sa vraie mére, qui avait pondu Toeuf duquel il
est procédé, il quitte la perdrix laronesse, se rend
á sa premiére mére et se met á sa suite, par la
correspondance toutefois, qui ne paraissait point,
ainsi fut demeurée secrete, cachée, et comme dor-
mante au fond de la nature, jusques ála rencon-
tre de son objet, que soudain excitée et comme
réveillée, elle fait son coup, et pousse l’appétit
du perdreau á son premier devoir.
* II en est de méme, Théotime, de notre coeur;
car quoiqu’il soit couvé, nourry et élevé comme
les choses corporelles, belles et transitoires, et,
par maniére de dire, sous les ailes de la nature;
63
SAINT FRANgOIS DE SALES
néanmoins, au premier regard qu’il jette en Dieu,
á la premiére connaissance qu’il en re^oit, la
naturelle et premiére inclication d’aimer Dieu qui
était comme assoupie et imperceptible, se réveille
en un instant, et á l’impourvue paraist, comme
étinceile qui sort d’entre les cendres, laquelle
touchant notre volontó, luy donne un eslan de
l’amour supréme, due au souverain et premier
principe de toutes choses, »
L'appétit du perdreau poussé á son premier
devoir n’enseigne-t-il pas les hommes avec une
grande douceur et une grande naiveté ; et cette
parole exquise, qui aime les animaux sans jamais
arréter sur eux son amour, ne contient-elle pas,
dans sa forme charmante, une austére réalité que
le nid de perdrix etle voisinage des blés en fleurs
adoucit, sans la cacher?
Le symbplisme de l’Ecriture et le but mysté-
rieux des créatures fournit quelquefois á saint
Fransois de Sales des aper^us ingénieux ou pro-
fonds.
Son Introduction á la vie dévote éfant connue
du public, je parle de ses autres ouvrages quine
le sont pas, et, relativement á la signification ca-
chée des personnes et des choses, je trouve dans
ses sermons ce rapprochement entre deux hom-
mes qu’on oublie ordinairement de rapprocher ;
Saint Jean-Baptiste et saint Pierre.
« Nous lisons qu’il y avait autour du propitia-
toiredeux chérubins, lesquels s’entre-regardaient.
Le propitiatoire, mes chers auditeurs, c’est Notre-
64
PHYSIONOMIES DE SAINTS
Seigneur, lequel le Pére Eternel nous a donné
pour étre la propitiation de nos péchés, Ipse pro-
pitiatio est pro peccatis nostris et ipsum propo -
suit Deus propitiationem. Ces deux chérubins
sont, córame j’estime, saint Jean et saint Pierre,
lesquels s’entre-regardaient Fun comme prophéte
et Fautre comme apótre. Hé ! ne pensez-vous pas
qu’ils s’entre-regardaient, quand Fun disait : Ecce
Agnus Dei y Voici PAgneau de Dieu, et que Fau-
tre disait : Tu es Christus, Filius Dei viví, Tu
es le Christ, Fils du Dieu vivant? II est vrai que
la confe ssion de saint Jean ressent encore quel-
que chose de la nuict de Fancienne loy, quand il
appelle Notre-Seigneur Agneau, car il parle de sa
figure : mais celle de saint Pierre ne ressent ríen
que le jour : Ouia Joannes prceerat nocti , et Pe -
trus diei : parce que saint Jean était le luminaire
de la nuit et saint Pierre celui du jour.
« Au commencement du monde on trouve que
Pesprit de Dieu était porté sur les eaux, Spiritus
Dei ferebatur super aquas. La naíveté du texte
en sa source veut dire fecundábate vegetábate
qu’il fécondait les eaux. Ainsi me semble-t-il qu’en
la réformation du monde, Notre-Seigneur fécon-
dait les eaux lorsqu’il cheminait sur le bord de la
mer de Galilée, Ambulabat juxta mare Galilece ,
et avec la parole qu’il dit á saint Pierre et á saint
André : Venite post me y venez aprés moi, il fit
esclore parmi les coquilles maritimes saint Pierre
et saint André : en quoi saint Jean a encore quel-
que similitude avec saint Pierre, puisque ce fut
65
SAINT FRAN$OIS DE SALES
au bord de Peau ou sáint Jean eut pour la pre-
miére fois Pfaonneur de voir celui qu’il annonfait,
comme saint Pierre auprés de Peau reconnut son
divin maítre et le suivit... La nativité de saint
Jean a été prédite par FAnge: Et muí ti in nati-
vitate ejus gaudebunt. « Plusieurs, dit-il á Zacha-
rie, se réjouiront en sa nativité. » Celle de saint
Pierre a été pareillement prédite ; mais il y a cette
grande différence que PAnge prédit celle de
saint Jean, et celle de saint Pierre fut prédite par
Notre-Seigneur. Saint Jean naquit pour finir la loi
mosaíque; saint Pierre mourut pour commencer
FEglise catholique, non que saint Pierre fút le
commencement fondamental de FEglise, ni Saint
Jean la fin de la Synagogue, car c’est Notre-
Seigneur, lequel mit fin á la loi de Moyse, disant
sur la croix : « Tout est consommé et ressus-
citant, il commmenfa FEglise nouvelle. »
Ces connaissances simples, ces vues sur l’ori-
gine des choses, ces rapports des étres entre eux,
ces ressemblances entre la création et la rédemp-
tion, toutes ces lumiéres sont fréquentes dans les
auteurs anciens, et rares dans Ies auteurs moder-
nes.Le rapprochement de la source est pour Fáire
une joie inconnue de la plupart des hommes ; ce
voisinage admirable, bien qu’il ne soit pas le ca-
ractéré le plus habituel de saint Franfois de Sa-
les, ne luí fut pas étranger. II trouva dans la sain-
teté le jour et Pair. Ecoutons-le encore parler de
la mort de saint Pierre ; il vient de la comparer
á la naissance de Jean-Baptiste, il va la comparer
»
PHYSIONOMIES DE SAINTS
á la naissance d’Adam ; rHumanité naissante et
l’Eglise naissante vont entendre la méme parole
sortir de la bouche de Dieu. Ceci e$t véritable-
ment beau.
€ Quand Dieu créa cet univérs, voulant faire
i’homme, il dit: Faciamus kominem adimaginem
et similitudinem nostram , ut prcesit piscibns ma-
ris, volatilibus cceli et beetiis terree; faison6
rhomme á notre image et ressemblance afin qu’il
préside et aye domination sur les poissons de la
mer, sur les oiseaux du ciel et sür les bestes de
la terre. Ainsi me semble-t-il qu’il ayé fait en sa
réformation ; car youlant que saint Pierre fút le
président et gouverneur de son Eglise¿ et qu*il
commandát tout á eeux qui se retirent en la reli-
gión pour valer en l’air de la perfection, il le vou-
lut rendre sembíable á lui, et me semble qu’il
dit : Faciamusi eum ad imaginem nostram, fab-
son$-le á notre image, c’est-á-dire Sembíable á
Jésus crucifié; c’est pourquoi il luí dit : Sequete
me , suis-moy ».
La vie de saint Franjéis de Sales est trdp con-
nue pour qu’il soit nécessaire d’insister sur les
faits qui la composent. 11 eut Fesprit de doueeur
et le don de convertir. Sa parole était féconde.
II ne suffisait pas, pour faire son ceuvre, de
parler comme il parla. II fallait vivre comme il
vécut. II était fécond, parce qu’il était saint. Le
style dont j’ai parlé n’est que le reflet de son au-
réole, projeté sur ses oeuvres. II vécut dans la fanti-
liarité divine , non pas sur le SinaT, mais ála place
SAINT FRAN 5 OIS DE SALES 67
qui était la sienne, et que lui atait préparée Díeu.
Sa douceur pénétra la nature, la nature pénétra sa
parole. Son originalité fut d’étre doux. II était si
doux, que la campagne lui a dit sea secreta. II
était ai doux, que PEgyptienne Agar est devenue
transparente á ses yeux.
A Cette préférence de Dieu á toutes choses est
le cher enfant de la charité, dit-il quelque part.
Que si Agar, qui n’était qu’une Egyptienne, voyant
son fils en danger de mourir, n’eut pas le courage
de demeurer auprés de lui, ainsi le voulut quitter,
disant : Ahí jene saurais voir mourir cet enfant ,
quelle merveille y a-t-il que la charité, filie de
douceur et de suavité céleste, ne puisse voir mou-
rir son enfant, qui est le propos de ne jamais
offenser Dieu? Si qu’á mesure que notre franc
arbitre se résolut de consentir au péché, donnant
par le méme moyen la mort á ce sacré propos,
la charité meurt avec iceluy et dit en son demier
soupir : Hé ! non, jamais je ne verrai mourir cet
enfant. »
Un rayón de sa douceur éclaire ainsi la cham-
bre d’Holopherne :
<c Ne lisons-nous pas de Judith, lorsqu'elle alia
trouver Holopherne, prince de l’armée des As-
syriens, que nonobstant qu’elle fút extrémement
bien parée, et que son visage fút doué de la plus
rare beauté qui se peut voir,ayant les yeux étin*
celants avec une douceur charmante, les lévres
pourprées et les cheveux crespés flottant sur ses
épaules, toutefois Holopherne ne fut point tou-
PHYSIONOMIES DE SAINTS
68
ché ni par les béaux habits, ni par les yeux,
ni par les lévres, ni par les cheveux de Judith,
ni d’aucune autre chose qui fust en elle ; mais
seulement quand il jeta les yeux sur ses sanda-
les, ou sa chaussure, qui, comme nous pouvons
penser, était récaméed’or d’une fortbonnegráce,
il demeura tout espris d’amour pour elle. Ainsi
pouvons-nous dire que le Pére Eternel, considé-
rant la variété des vertus qui étaient en Notre-
Dame, il la trouva sans doute extrémement belle :
mais lorsqu’il jeta les yeux sur ses sandales ou
souliers, il en receut tant de complaisance et en
fut tellement espris qu’il se laissa gagner et lui
envoya son Fils, lequel s’incarna en ses trés chas-
tes entrailles. Mais qu’est-ce, je vous prie, mes
chéres Ames, que ces sandales et ces chaussures
de la sacrée Vierge nous représentent, sinon Phu-
milité? »
11 était si doux que, parlant á ses filies, aux
religieuses Visitandines, il leur montra cette
se ene sublime á la ciar té de ce rayón.
CHAPITRE V
6IMÉ0N ET ANNE LA PROPHÉTESSE.
I/Écriture dit briévement les choses. Quand
elle veut confier le nom d’un homrae á Tadmira-
tion des siécles, il lui arrive de dire que cet
homme est juste et craignant Dieu. Joseph éíait
juste. Siméon était juste.
Et, comme il était juste, il attendait la consola-
lion d’Israél. Et le Saint-Esprit était en lui.
Et il avait re^u la promesse de ne pas mourir
avant d’avoir vu le Christ du Seigneur.
Et il attendait.
II attendait ! Quel mot ! quelle attente que celte
áltente qui fut sa vie,sa fonction, sa raisond’étre,
son type, sa destinée,qui futtoute sa vie et loute
salumiére jusqu’au jour oúil vit Celui qu’il alten
dait, qu’il avait attehdu !
Quel moment pour ce vieillard que le moment
ou il refut dans ses bras Celui qui était PAttcndu
d’Israél, d’Israél dont lui-méme avait représente
latiente 1
Quel moment que celui ou, aprés une vie con-
sumée dans le désir, il vit de sesyeux etpritdans
70 PHYSIONOMJES DE SAINTS
ses bras PAmen vivant de sa vie, PAmen vivant
de son désir !
Et Anne la prophétesse ? Celle-ci avait quatre-
vingt-quatre ans. Ce chiffre est bientót écrit et
bientót prononcé. Mais quelle somme de désirs
peut-il bien représenter ? Elle ne quittait pas le
temple, priant, jeúnant et servant Dieu jour et
nuit. 11 n’est peut-étre pas mutile d’insister par la
pensée sur la vie de Siméon et d’Anne, cette vie
pleine de mystéres inconnus, cette vie qui ne fait
parler d’elle qu’á son dernier moment.Mais si ce
dernier moment fut couvert d’une gloire immor-
telle, c’est qu’il avait été préparé par les longues
années de silence que le silence de FEvangile
nous laisse á deviner.
Le dernier moment a été court; mais les années
ont été trés longues.
Toute priére finit par un Amen. L’Amen a été
court; mais la priére a été longue.Figurons-nous
cet homme et cette femme, ce juste et cette pro-
phétesse, vivant et vieillissant dans cette espé-
rance,dans cette pensée, dans ce désir, dans cette
promesse : le Christ du Seigneur approche et son
jour va venir. Celui que les prophétes ont annoncé,
le Christ du Seigneur approche et son jour va
venir! Celui que les patriarches ont appelé, le
Christ du Seigneur approche, et son jour va venir.
Probablement les siéclesécoulés passaient sous
les yeux de Siméon et d’Anne, et leurs années con-
tinuaientces siécles, et ledésir creusait en eux des
ablmes d’une profondeur inconnue, et le désir se
SIMEON ET ANNE LA PROPHÉTESSE 71
multipliait par lui-méme, etle désir actuel s’aug-
mentait des désirs passés, et ils montaient sur la
téte des siécles morts pour désirer de plus haut,
et ils descendaient dans les abímes qu’avaient
autrefois creusés les désirs des anciens, pour dé-
sirer plus profondément. Peut-étre leur désir prit-il
á la fin des proportions qui leur indiquérent que le
moment était venu. Siméon vint au temple en Es-
prit. C’était I^Esprit qui le conduisait. La lumiére
intérieure guidait ses pas.
Un frémissement,inconnu de ces deux ámesqui
pourtant connaissaient tant de choses,lessecouait
probablementd’une secousse pacifique et profonde
qui augmentait leur sérénité.
Pendant leur attente, le vieux monde romain
avait fait des prodiges d’abomination. Les ambi-
tions s’étaient heurtées contre les ambitions. La
terre s’était inclinée sous le sceptre de César
Auguste.
La terre ne s’était pas doutée que ce qui se pas-
sait d’important sur elle, c’était l’attente de ceux
qui attendaient. La terre* étourdie par tous les
bruits vagues et vains de ses guerres et de ses dis-
cordes, ne s’était pas aper^ue qu’une chose impor-
tante se faisait sur sa surface : c’était le silence de
ceux qui attendaient dans ia solennité profonde du
désir. La terre ne savaitpasceschoses; et si c’était
á recommencer, elle ne Ies saurait pas mieux au-
jourd’hui. Elle lesignorait de la mérae ignorance:
elle les méprisait du méme mépris, si on laforgait
á Ies regarder. Je dis que le silence était la chose
72
physionomies de saints
qui se faisait á son insu, sur sa surface. G’est
qu’en efTet ce silence était une action. Ce n’était
pas un silence négatif, qui aurait consisté dans
Tabsence des paroles. C’était un silence positif,
actif ou-dessus de toute action.
Fendant qu’Octave et Antoine se disputaient
l’erapire du monde, Siméon et Anne attendaient.
Qui done parmi eux, qui done agissait le plus?
Anne la prophétesse parla au moment supréme,
Siméon chanta. De quelle fa§on s’ouvrirent leurs
bouches, aprés un tel silence!
Peut-étre dans l’instant quiprécéda Fexplosion,
peut-étre toute leur vie se présenta-t-elle á leur
yeux comme un point rapide et total, oú cependant
les désirs se distinguaient les uns des autres, oú
la succession de leurs désirs se présenta á eux
dans sa longueur, dans sa profondeur ; et peut-
étre tremblérent-ils d’un tremblement inconnu
durantle moment supréme qui arrivait. C’étaitdonc
á ce moment si court, si rapide, si fugitif, que
toute s les années de leur vie avaienttendu iC'était
done vers ce moment supréme que tant de mo-
meáis avaient convergé! Et le moment était
venul
Peut-étre les siécles qui avaient précédé leur
naissance se dressaient ils dans le lointain de
leurs pensées, derriére les années de leur vie,
étalant d’autres profondeurs plus antiques, á cóté
des profondeurs qu’ils avaient eux-mémes creu-
séesl Ouí sait de quelle grandeur dut leur parat-
tre leur priére et toutes leurs priéres précédentes
SIMÉON ET ANNE LA PROPHÉTESSB 73
ou avoisinantes, si les choses se montrérent á eux
out á coup dans leur ensemble !
Car la succession de la vie nous cache notre
oeuvre totale. Mais si elle nous apparaissait tout á
coup, elle nous étonnerait. Les détails nous ca-
chent l’ensemble. Mais il y a des moments oú le
voile qui est devant notre regard tremble, comme
s’il allait tout á coup se lever. Un résumé se fait,
le résumé des discours, le résumé du silence. Et
ce résumé s’exprime par le mot : Amen.
A Páge de quatre-vingt-quatre ans, Anne la
prophétesse pronon^a son Amen. Elle dit des
merveilles de FEnfant qui était lá; et Siméon
chantait. II chantait la vie et il chantait la mort,
la vie des nations, sa mort á lui; car il avait ac-
compli sa destinée. II annon$a solennellement que
Celui qu’il tenait dans ses bras serait exalté de-
vant la face des peuples, lumiére des nations et
gloire d’Israél. Sa vue franchit la Judée; elle fit
le tour du monde. Elle alia á droite et á gauche.
« Celui-ci, dit-il, a été posé pour la ruine et pour
la résurrection. »
II vit la contradiction ; il la promit. II annon^a
que les vivants et les morts se grouperaient á
droite et á gauche de FEnfant qu’il tenait dans
ses bras.
Et Siméon bénit le Pére et la Mére, et il dit á
celle-ci :
« Un glaive de douleur transpercera ton áme,
afin que les pensées de plusieurs soient décou-
vertes. »
74
PHYSIONOMIES DB SAINT8
Une prophétie terrible sort de ses lévres, avec
sa joie et son triomphe. Car tout est réuni en ce
jour que les Grecs appelaient la féte de la Ren-
contre, parce que les choses viennent de loin pour
se rencontrer au milieu d’elle.
Siméon rencontre Anne : Joseph et Marie ren-
contrent Siméon et Anne. La gráce et la loi se
rencontrent; la loi est observée dans sa rigueur:
Poffraude due pour la naissance d*un Premier-
Né est offerte, quoiqu’ici la raison de roffrir ne
se présente pas. La sainte Vierge et son Fils
étaient exempts des cérémonies légales, puisque
la Mére n’avait pas con^u selon les lois de la na-
ture, et que le Fils était né en dehors d’elles.
Cependant, comme le Fils n’avait pas youIu se
soustraire á la circoncision des hommes, la Mére
ne voulut pas se soustraire á la purification des
fe m mes. La loi fut observée ; mais elle rencontra
la gráce : Anne et Siméon sont lá pour Pattester.
Les larmes ont rencontré la joie. L'allégresse de
Siméon a enfoncé d'avance dans le coeur de
Marie le glaive qu’il lui a annoncé. Et elle a
yardé dans son coeur, nous dit TEvangile, toutes
ces dioses. Toutes ces choses renferment sans
doute les menaces de Siméon. Dans cetteféte des
Rene entres, ceu* qui s’attendaient se sont trou-
vés; et enfin Sion a rencontré son Dieu.
El l'Eglise chante le matin :
« Voici que le Seigneur Dominateur vient en
son saint Temple ; réjouis-toi, Sion, tressaille
d’allégresse et viens au-devant de ton Dieu. »
SIMEON ET ANNE LA PROPHÉTESSE 75
Dans cette féte des Rencontres, Siméon et
Auné ont r encontré Jésus-Ghrist.
Je poserai mon are dans les núes, avait dit
autrefois la bouche de Dieu parlant de Farc-en-ciel.
Ici Gelui qui était Parche d’alliance fut vu dans
Ies bras de Marie, comme Pare dans les nuées du
ciel; et Siméon re$ut l’Amen de son attente.
Cette féte, qui est appelée par les Grecs la Ren-
contre du Seigneur, est appelée aussi la Purifica-
tion de la sainte Vierge.
La purification ne suppose ici ni aucun péché,
ni aucun défaut de nature : aucune impureté inó-
rale, légale ou matérielle ne se rencontrait dans
Marie. Meis qui sait quelle infusión inouíe de
gráce nouvelle est indiquée ici par ce mot?
Qui sait ce qui se passa dans le coeur de Marie,
quand elle offrit Jésus-Christ au Pére, dans ce
jour solennel et dans ce lieu solennel ? Car cette
féte s’appelle aussi la Présentation de Jésus au
Temple.
Ce fut le jour de Foblation.
L’oblation supréme, ce lie dont les sacrifices de
l’ancienne loi n’étaient que la figure; Foblation
divine, attendue, appelée, symboiisée par tant de
cris, par tant de désirs, par tant de prophétes,
par tant de figures.
Que durent penser ces quatre personnes, Marie,
Joseph, Siméon, Anne, quand elles dirent : Voici
celui qu’on attendait. Repassérent-elles dans leur
mémoire, subitement et instantanément, les dio-
ses, Ies épisodes, les sacrifices du peuple dTsraél,
76
F II YSIONOMIE DE SAINTS
dans la méditation desquelles elles avaient passé
leur vie ? Le sacrifice d’Abraham passa-t-il devant
leur mémoire, et le bélier qui remplaza Isaac, et
tous les sacrifice s de l’ancienne loi, toutes les
prescriptions de Moíse et toutes les scénes quj
s'étaient accomplies dans ce Temple oü mainte-
nant Jésus-Chríst s’offrait á son Pére? Quelle
impression devait leur faire cette loi portée au
Lévitique, chap. xii, ou il est dit que la femme
qui aura mis au monde un enfant, garlón ou filie,
demeurera un certain temps séparée de la com-
pagnie des autres, comme une personne impure?
II lui est défendu de toucher ríen de saint, ni
ü'entrer dans le Temple, jusqu’á ce que soient
accomplis les jours de la purification, qui sont de
quarante jours pour un enfant mále et de quatre-
vingt pour une filie. Ce temps étant expiré, elle
devait se présenter á un prétre et lui offrir pour
son enfant un agneau d’un an en holocausto, avec
un pelit pigeon ou une tourterelle, ou bien, si
elle était assez pauvre pour ne pouvoir offrir un
agneau, elle devait donner deux tourterelles et
deux paires de colombes.
Quelle impression profonde et mystérieuse de-
vait produire le texte de cette loi sur la Vierge,
qui n’avait aucun besoin d’étre purifiée et qui ce-
peudant se soumettait á Pordonnance faite, et qui
prenait lá la place du pauvre ! Celle qui possé-
dait le Crcateur du ciel et de la terre prenait
rang par mi Ies pauvre s ; et c’était la petite of-
frande qui rachetait Jésus-Christ.
SIMEON ET ANNE LA PROPHÉTESSE 77
Quel aspect dut prendre aux yeux d’Anne et de
Siméon l’enceinte de ce Temple oú ils avaient tant
prié, qui maintenant contenait Jésus et qui allait
bientót étre détruit l
Getteféte s’appelle aussi la Chandeleur. Le pape
Serge I er ordonna de faire, le 2 février, la pro-
cession ayec les cierges. La Chandeleur est la
féte des lumiéres. Cette procession, qui proméne
la lumiére physique, symbolise ce qui se passa
au temple de Jérusalem le jour oú ces quatre
personnes, Joseph, Marie, Siméon, Anne, sembla-
bles á une procession, se passérent tour á tour
l’Enfant Jésus, lumiére du monde.
La Chandeleur est peut-étre le plus populaire
des noms de cette féte, dont Tétablissement se
perd dans la nuit des temps.
L’institution premiére remonte aux premiers
siécles de FEglise. Mais les premiers reláche-
ments qui refroidirent les chrétiens la firent tom-
ber en quelques endroits dans l’oubli. Cet oubli
partiel et momentané se produisit peut-étre vers
Fan 5oo. Car, dans la grande peste de 54 1 , qui
dépeupla TEgypte et plusieurs provinces de Tem-
pire, Tempereur Justinien, sous le pontificat de
Vigile, eut recours á la protection de la Vierge
Immaculée. L’empereur consulta le patriarche et
le clergé de Constantinople ; et sur leur avis, il
interdit sous despeines sévéresla négligence que
quelques-uns apportaient dans la célébration du
2 février.
La négligence cessa. La féte de la Purification
78
physionomies de saints
fut célébrée avec éclat. Constantinople lui rendit
toute sa solennité ; et la peste cessa á Tinstant
méme*
Le commeneement de février était marqué chez
les paíens par des saturnales épouvantables, qui
s’appelaient les Lupercales.
Aux superstitions et aux débauches qui souil-
laíent particuliérement cette époque de l’année,
le pape Gélase opposa l’observation solennelle et
fer vente de la grande féte du 2 février.
Mais ce ne fut encore lá trés probablement que
le rétablissement, et non l’institution premiére,
de cette solennité. Le révérend pére Combefis, de
Tordre de Saint-Dominique, dans sa Bibliothéque
des Peres, rapporte une homélie de saint Métho-
dius, évéque de Tyr. Saint Métbodius vivait au
ni® siécle.
Le cardinal de Bérulle íait, au sujet de la Pré-
sentation de Jésus au Temple, une remarque sur
laquelle j’appelle l’attention du lecteur* La féte
de Noel est, seton lui, la révélation publique de
Díeu á l’humanité. La féte du 2 février est une
manifestation particuliére de Dieu aux ámes pri-
vilégiées. Elle serait, d’aprés ce cardinal, la féte
des secrets de Dieu.
CHAPITRE VI
SAINT PAPHNUCE*
Dans les déserts de la ThébaTde, qui entourent
Héraclée, il y eut beaucoupde solitaires. Le der-
nier d’entre eux fut saint Paphnuce, dont Lhis-
toire est fort étrange.
Paphnuce avait mené dans le désert la vie ¿ton-
nante des solitaires, une vie qui ne ressemhlait ni
k la vie des hommes, ni méme á celle des saints
modernes, une vie dont l’austérité surpasse Pinia-
gination. Un jour il se dit á lui-méme : Quel est
celui des saints auquel je ressemble ?
La question devint une priére.
— Seigneur, disait-il, parmi vos saints quel est
celui auquel je ressemble le plus?
— Paphnuce, Paphnuce, lui dit la voix qui luí
parlait, car il était souvent conduit par une voix ;
toi, Paphnuce, tu ressembles á un musicien qui
chante dans un village á quelque distan ce d'II éra-
clée.
Paphnuce fut plus surpris qu’il ne Pavait encore
été depuis le jour de sa naissance. Un musicien
qui chantait dans un village ne réporulaü pas á
l’idéal d’une sainteté semblable á la sienne.
80
PHYSIONOMIES DE SAINTS
II approche du village, il arrive ; il demande le
musicien.
— II est lá, luí répondent les gens du pays ; il
est dans ce cabaret; il chante pour amuser les
gens qui boivent.
Paphnuce marchait de stupéfactions en stupé-
factions. II aborde le musicien, lui demande un
entrelien particulier, et l'ayant obtenu, lui de-
mande par que lies voies il s’est élevé si haut en
saintelé devant Dieu et devant les anges.
— Brave homme, répond le musicien, je pense
que vous plaisantez.
— Voilá done, pensait Paphnuce, le saint auquel
je suis semblable!
Le musicien reprit :
— Je suis le dernier des misérables. Avant de
jouer dans les cabarets, j’étais voleur de profes-
sion. Je faisais partie d’une bande de brigands.
Ma vie est un tissu d’abominations, et je me fais
horre ur á moi-méme.
Paphnuce devenait pensif.
— Cherchez bien, lui dit-il, vous trouverez
quelque bonne action.
— Je ne vois pas, dit le voleur.
— Cherchez bien, dit Paphnuce.
— Je me souviens, répondit Pautre, qu’un jour
nous avons saisi, mes brigands et moi, une vierge
consacrée á Dieu; je la leur arrachai ; jelacondui-
sis dans un village ou elle passa la nuit, et le len-
deinainje la reconduisis au monastére telle qu’elle
en élaít sortie.
SAINT PAPHNCJCB
81
— Ensuite? dit Paphnuce.
— Un jour, dit le voleur, je rencontrai une trés
belle femme, errante et seule, dans un déserl.
— Comment, lui dis-je, étes-vous ici ?
— Ne vous informez pasde monnom, répondit-
elle. Mais si yous avez pitié de moi, prenez-moi
pour esclave, et conduisez-moi oü yous voudrez.
Ma situation est horrible. Mon mari s’est trouvé
redevable des deniers publics. Aprés lui avoir
fait souffrir les plus horribles traite ments, on l’a
enfermé dans une affreuse prison, d’oü il ne sort
de temps en temps que pour subir de nouvelles
tortures. Nous avons trois fils qui ont étéarrétés
pour la méme dette. On mepoursuit á mon tour ;
je me cache dans ce désert, et il y a trois jours
que je n’ai mangé.
Touché de compassion, j’emmenai cette femme;
je la conduisis, je la soutins, je la restaurai.
Quand elle eut mangé et qu’elle fut revenue de la fai-
blesse oü jel’avaistrouvée,je luidis : Que vous faut-
il?
— Avec trois cents piéces d’argent, dit— elle,
nous serions sauvés, mon mari, mes fils et moi !
— Voici trois cents piéces d’argent, lui dis-je ;
maintenant soyezheureuse. Elle emporta les trois
cents piéces et la famille fut sauvée .
II me semble que cette histoire contient quelque
chose de particulier. Ce n’est pas Penseignement
ordinaire. C’est un enseignement exceptionnel.
Elle nous fait non pas voir, mais entrevoir une
chose ignorée. Elle ouvre une fenétre sur les
83
PHYSIONOMIES DE SAINTS
raystéres de la justice divine, qui mesure tout,
qujjugemfai]¡iblement,étrangeinent, tenantcompte
des gráces données, des tentations subies, des si-
tuations dífférentes, se jouant des pensées humai-
nes et des vraisemblances les plus accentuées. II
me semble que la voix qui parlait á Paphnuce
nous parle encore, disant aux uns : Vous vous
croyez boas, ne prcsumez pas; aux autres : Vous
vous croyez mauvais : ne désespérez pas.
Beaucoup demeurent dans la haine, qui se
eroieiU dans Famour; beaucoup se croient dans la
haine, qui demeurent dans Pamour,dit la bienheu-
reuse Angele de Foligno ; et le Saint-Esprit avait
dit avant elle: «c Nul ne sait s’il est digne d’amour
ou de haine. a Les choses visibles et leschoses in-
visibles brulenf enseñable dans Pinscrutable abíme
du cceur humaba, comme dans une chaudiére les
méiaux en fusión, et nul ne voit Fopération inté-
rieure, excepté celui qui pése les tentations et Ies
gráces comme íl pése le vent et le feu.
Promenez-vous le soir sur les bords de la mer.
Baissez Ies yeux, comptez les grains de sable du
rivage.Levezlés yeux ícomptez les étoiles du ciel.
Tout cela est pcu de chose. Mais si vous essayez
de comptcr les actionsetles réactions intérieures
et extérieures, les actions et les passions, les
grítces et les tentations, les circonstances, les coups
et les contr e-eoups, les assauts du dedans et les
assauts du deliors, les vélléités, les désirs, les
suceés, les éehecs, les douleurs et les attaques,
cette muititude moulíe d’efforts contradictoires qui
SAINT PAPHNUCE
83
venant de lui, sur lui, pour lui ou contre luí ont
produit, aprés quarante ou cinquante ans, l'honime
qui est lá, aujourd’hui, devant vos yeux ;
Si vous essayez ce calcul infini, vous cherchez
un nombre que Dieu seul connaít : vous tentez
de soulever le voile qui cache la justice éternelle,
et peut-étre cet attentat ressemble-t-il á celui du
soldat de Josué qui mit la main sur la chose ré~
servée, sur Panathéme. Dieu, qui est jaloux, est
jaloux de sa justice.
Lui seul est assez étranger á nos miséres pour
les connattre dans leur profondeur, er en teñir
un compte digne d’elles. Lui seul est assez clair-
voyant pour avoir une indulgence égale á nos
besoins. Lui seul est assez haut sur la montagne
inaccessible, pour teñir dans la main la mesure
de notre abíme.
A lui seul appartient la justice comme une
propriété.
Justice profonde et mystérieuse, justice di-
vine, inconnue comme Dieu, justice qui nous ré-
serve des étonnements immenses 1 Justice sans
défaillance, qui voit d*un seul coup d’oeil au-delá
des quatre horizons ! Justice qui tient compte de
toutes les choses relatives, parce qu’elle est abso-
lue !
Un prétre alia visiter Paphnuce dans le déserL
Paphnuce, disciple de saint Macaire, lui parla de
son mattre. — Connaissez-vous, dit-il, connaissez-
vous Phistoire du présent de l’hvéne? Car c’est
ainsi que mon maítre appelait sa tunique, la lu-
84
PHYSIONOMIES DE SAINTS
ñique qu’il légua depuis á Mélanie la bienheu-
reuse.
— Jeneconnaispas, dit le prétre,cette histoire.
— Un jour, reprit Paphnuce, Macaire, mon
maítre, était assis dans sa cellule, s’entretenant
avec le Seigneur. Un animal frappa de la téte
contre la porte de la cellule ; la porte céda, l’ani-
mal entra et se jeta aux pieds de Macaire, dé-
posant devant lui son petit.Lesolitaire les regarda
tous deux : c*é tait une hy éne qui mon Irait son petit á
mon maftre Macaire. Macaire, l’ayant examiné,
s'aper^ut qu’il était aveugle. Alors il cracha sur
ses yeux fermés,et aussitót sesyeux s’ouvrirent.
Sa mere lui donna immédiatement sonlait et reim-
porta. Le lendemain on frappe encore; la porte
s'ouvre : c’était la Hyéne qui revenait. Ceitefois,
au lieu d’apporter son petit, elle apportait une
grande peau de brebis. Macaire, ayant considéré
celle peau, dit á la Hyéne : Comment as-tu p j te
procurer cette peau, sinon par un vol et par un
meurtre ? Malheureuse, je t’ái fáit du bien, et toi
tu as volé un pauvre et tu as tué sa brebis !
La Hyéne continuait á teñir la peau et á la pré-
senter d'un air suppliant.
— Non, dit mon maítre, jene veux pas ce bien:
il est mal acquis .
La Hyéne baissa la téte et plia les genoux.
Alors mon maítre, touché de compassion, lui
dit : Hyéne, veux-tu me promettre de ne plus
faire tort aux pauvres désormais et de plus dévo-
rer leurs brebis ?
SAINT PAPHNUCB 85
La Hyéne fit signe de la téte, comme si elle eút
promis.
— Alors, ditmon mattre, j’accepte ton présente
Et la tunique de Macaire s’appelait le présent
de la Hyéne. Jamais il ne la nomma autrenient,
et il la donna, comme un don Irés précieux, á
Mélanie.
C’est ainsi que Paphnuce parlait.
II y avait á la méme époque une pécheresse
nommée Thaís, dont labeautéétait extraordiuairc.
Plusieurs se réduisirent á l’aumóne pour luí faíre
des cadeaux, et la jalousie allumait entre ccs
hommes de tclles fureurs que souvent sa maison
était teinte de sang.
Le scandale prit de telles proportions que le
bruit en arriva jusqu’á Pabbé Paphnuce. On alia
lui demander ce qu’il fallait taire dans da telles
circonstances.
Quelque temps aprés, saint Antoine dit á se 9
disciples : Veillez et priez.
Et tous passérent la nuit en oraison. lis n'élaient
pas réunis, mais séparés, et chacun priait saas
discontinuar.
Parmi les disciples de saint Antoine, le plus
ardent et le plus simple était Paul.
Et pendant cette nuit d’oraison continué He, il
arriva que le Seigneur ouvrit á Paul les yeux de
Tesprit, et Paul vit le ciel ouvert, et dans le ciel
un lit magnifique, environné de trois vierges dont
le visage était resplendissant, et la lumiére sortait
de leur face.
86
PHYSIONOMIES DE SAINTS
Paul s’écria daos Tcxtase : O monpére Antoine,
quede superbe récompense vous est réservée
dans íe ciel I Une telle fayeur ne peut étfe faite
qu’á voua, et je vois le lieu de votre repos éter-
nel 1
Mais la voix qui parle dans l’extase soleva et
dit á Paul :
— Ce lit n’est pas réservé á ton pére Antoine.
— Et á qui done, dit Paul stupéfait ? A qtiel
saint, k quel martvr?
— Ce lit est réservé á Thais la pécheresse, dit
i a voix qui parle dans l’extase.
Or, voiei ce qui s J était passé.
Paphnuce, informé de la vie de Thais et du
acaudale univerael, prit de l’argent, revétit un
habit séculier et se rendit dans la ville ou habitait
ia pécheresse*
II se presenta chez elle :
— Sans doute, Iui dit-ilj cette chambre est re-
tir ée et secrete* Cependant elle ne me convient
pas parfaitemeut, J J en voudrais une plus retirée
et plus secrete*
— Je vous assure, répondit Thais, que nous
sommes ici parfaitement á Tabri des regards des
hommes*
— Sans doute, dit Paphnuce, mais cela ne me
suffit pas* Je vous prie de vouloir bien me con-
duire dans une chambre ou nous soyons á l’abri
des regards de Dieu,
Thais fut troublée au fond de Táme. La conver-
sador! continua* Paphnuce lui demanda comment
SAINT PAPHNUCE
S7
elle osait faire de van t Dicu ce qu’elle n’osait pas
faire devant Ies hommes, Enfin, telle fut son élo-
quence, telle fut la puissance donnée á ses pa-
roles, que ThaVs ne voulut pas sortir de la cham-
bre oú ils étaient cnfermés avant d'avoir obtenu
de lui pardeo et pénitence*
— J f irai, lui dit-elle, passer ma vie oü vous
me Lordonnerez. Donnez-moi seulement trois
heures ; dans trois heures, je suis á vous, et vous
ordonnerez de moi cj que vous voudrez*
Thaís sortit, prit tous Ies meubles et objets qui
avaient été le prix de ses péchés f Ies fit porter
sur la place publique, puis elle Ies brilla en pre-
sente de tout le peuple, et annon^a publique ment
son repentir et sa conversión.
Ceci fait, elle se rendit au lieu oú Eattcndait
Paphnuce.
— Maintenant, lui dít-elíe, je suis á vos ordres.
Papbnuce la conduisit dans un monastére de
vierges, et Eenfennadans une cellule dont il hou-
cha Eentrée avec du plomb, laissant seulement
une petite fenétre par oú Ies sceurs devaient lui
passer, tous les jours, du pain et de Teau*
Entre Ies hommes d'alors et les hommes d’au-
jourd’hui la düférence cst enorme Mesura, habi-
tudes, lempérament physique, tout a changé. La
nature de nos tentations n'est plus la m£me. Les
remedes ont changé c omine l'état des malades ;
tu ais iious ne devons pas plus nous élonner des
rigueurs de nos peres que de leur forcé phjsíque
et des armures qu'ils portaient*
88
PHTSIÓN0MIE9 DB SAINTS
— De quelle fafon dois-je prier? dit ThaTs á
Paphnuce qui s J en allaiL
— Vous n’étes pas digne de prononcer le nom
de Dieu, répondit Paphnuce, et je vous défends
de le ver lea bras vera le ciel. Di tes seulement
ces paroles : « Vous qui m’avez faite, ayez pitié
de moi Et telle fut, pendant trois ans, la seule
priére de ThaTs !
Au bout de trois ana, Paphnuce, h qui saint
Antoine raconta la visión de Paul son disciple*
alia au monastére des vierges et ouvrit la cellule
oti ThaTs était renfermée. Mais ThaTs ne voulait
pas sortir.
— Sortez, d¡t Paphnuce; car vos péchés sont
pardonnés,
— Depuis que je suis ici, répondit ThaTs, je
les ai misdevant mes yeux, comme un monceau,
ct je n J ai pas cessc de les regarder.
— C’esl pour ce regard, dit Paphnuce, et non
a cause de votre pénítence extérieure et maté-
riclle, que Dieu vous a pardonné.
ThaTs sortit de sa cellule, et mourut quinze
jours aprés-
CHAP1TRE Vil
SAINTB FRÁNgOISB ROMAINB.
Sainte Franjoise naquit en i384. Sa vie se
résume en un mot : la visión. Vivre, pour elle, ce
fut voir. Sa vie en ce monde n’est que Pécorce
légére et transparente de la viequ’elle menait déjá
dans Tautre monde. Sa vie terrestre fut une appa-
rence. A douze ans, elle était déjá dans un état
extraordinaire. Elle avait Tintention et le désir de
ne pas se marier. Mais son confesseur Penga gea
á ne pas résister aux instances de ses parents.
Elle épousa done Laurent Ponziani.
A peine mariée, elle tomba malade. Guérie par
une apparition de Saint Alexis, elle mena dans sa
maison une vie sévére et admirable. Elle dut bien
voir que le mariage n’avait diminué en ríen sa
gráce intérieure, et que Dieu n’est astreint, dans
la distribution de ses faveurs, á aucune loi tyran-
ñique de catégorie ét d’exclusion. Elle prouva á
elle-méme et aux autres, par la vie qu’elle mena
dans le mariage, qu’elle avait bien fait de se ma-
rier.
La mort de son fils Jean peut étre compfée
parmi les bonheurs de la vie de sainte Fran$oise,
90
PHYSIONOMIES DE SATNTS
Cet enfant eut une mort extraordinaire. « Je vois,
dit-il, saint Antoine et saint Onuphre qui viennent
me cherclier pour me conduire au ciel. » II fut
enterré dans Féglise de Sainte-Cécile.
Mais de graves événements publics et privés
vinrent menacer, sinon renverser, la paix inté-
rieure de Fránjense. Rome fut prise par le roide
Naples Ladislas. La maison de Frangoise fut pil-
lée, ses biens confisqués, son mari exilé. L’orage,
qui pouvaít briser la famílle, ne la brisa pas. Le
calme revint, Laurent fut rappelé et ses biens lui
furent reudus.
A partir de ce jour, la vie de Fran$oise redou-
bla d’austérité. Son confesseur fat obligé de mo-
dérer les rigueurs qu’elle exer^ait envers elle-
mérae. Elle trouva dans sa belle-soeur une amie
et une confidente á laquelle elle put ouvrir son
áme et confier ses secrets.
Yannosa, c’était le nom de la sceur de Laurent,
Vannosa et Frangoise allaient de porte en porte
quéter pour les pauvres. Ensemble elles faisaient
Ieurs pélerinages au dehors, leurs priéres au de-
dans. Un jour un prétre, qui blámait Fran^oise
comme indiscréte et exagérée, lui donna une hos*-
tie non consacrée. Elle s’en plaignit; le prétre
avoua sa faute et en fit pénitence.
L’année 1 434 fut marquée par de terribles
épreuves. Le pape Eugéne IV était en exil. Comme
il s’était déclaré pour les Florentins dans leur
guerre contre Philippe, duc de Milán, Philippe,
pour se venger, souleva contre Eugéne plusieurs
SAIN TE FRANgOISE ROMAINE 91
des évéques réunis á Bále. Quelques propositions
schismatiques furent mises en avant. On osa méme
citer Eugéne devant le Concile comme un accusé.
C’était la nuit du i4octobre i434.Fran5oise était
dans son oratoire.Elle fut ravie en extase. Elle vít
la mére de Dieu et rejut d’elle des instructions
et des ordres qu’il fallait transmettre au Pape, á
Bologne. Le lendemain, Franjoise va trouver son
confesseur, dom Giovanni, et le supplie de se ren-
dre á Bologne pour exécuter les ordres de Marie.
Dom Giovanni hésite. « Mon voyage, répondít-ü,
sera inutile ; je vous compromettrai ; je me coni-
promettrai ; le Pape ne me croira pas. Vous passe»
rez pour une folie, et moi pour une dupe. »Cepen~
dant, sur de nouvelles instances, dom Giovanni se
décide. II part; le Pape le re$oit parfaitement, ap-
prouve toutes les demandes de Fran^oise et donne
des ordres conformes aux désirs de la sainte. Dom
Giovanni revient;et quand il veut raconter á Fran-
foise Pheureux succés de sa mission, elle l’inter-
rompt et lui dit : « C’est moi, s’il vous plait, qu¡
vais vous raconter votre voyage. J’étais avec vous
en esprit, et je sais tout ce qui vous est arrivé. *
Parmi les événements de son voyage se trou-
vait une guérison due aux priéres de Franjóme.
L’union de Fran$oise et de Vannosa devint cé-
lébre aux yeux des hommes et des anges. Elles
se quittaient peu dans leur vie extérieure. Dans
leur vie intérieure, elles ne se quittaient pas.
Cette intimité divine re$ut une sanction divine
comme elle. Un jour les deux femmes s’étaient
92
PHY SIONOMIES DE SAINTS
retirées dans un jardín, á Pombre d’un arbre.
Eücs délibéraient ensemble sur les moyens de
sancíifier leur vie et de se livrer á des exercices
pour lesquels la permission de leurs maris était
nécessaire. On étail au printemps. Cependant, au
lieu de porter des fleurs, l’arbre porta des fruits.
De belles et bonnes poires tombérent aux pieds
des deux femmes, qui les portérent á leurs maris
et Ies confirmérent par ce prodige dans rintention
oü ils étaient de n'entraver en ríen les projets de
Frangoise et de Vannosa.
L J an i435, l’épouse de Laurent entreprit d’éri-
ger une congrégation de femmes vierges ou veu-
ves, Plusieurs visions célestes la confirmérent
dans sa résolution. Les oblates, qu’elle fonda,
eurent pour premiére supérieuie et directrice la
sainte elle-méme. Elle conduisait les sceurs dans
les hópitaux et chez les pauvres. Ses compagnes
pansaient les malades et apportaient aux pauvres
tout ce dont ils avaient besoin. Plusieurs fois, au
lieu d T un reméde ou d*un secours insuffisant et
vulgaire, ce fut la guérison elle-méme subite et
miraculeuse que sainte Franjoise apporta.
Un an aprés la mort de son fils Evangelista,
Fran^üise vit dans son oratoire Fenfant qu’elle
avait perdu : «c Avant peu, lui dit-il, ma sceur
Agnés viendra me rcjoindre. Mais voici mon
compagnon, qui sera désormais le vótre: c’est un
archange que le Seigneur vous envoie et qui ne
vous quittera plus. »
Depuis ce moment, Fran^oise put lire et tra-
93
SATNTE FRANgOISE ROMAINE
vailler la nuit aussi facilement que le jour; car
Farchange élait une lumiére visible pour elle. La
lumiére était tantót á droite, tantót á gauche.
Bien des années plus tard, le i3 aoút i439,
Franjoise aper^oit un chango ment dans le visage
et Fattitude de Farchange. Son visage devicntplus
brillant, et il lui dit : <c Je vais tisser une voile
de cent liens, puis une autre de soixante, puis
une autre de trente. »
Cent quatre-vingt-dix jours aprés la visión, les
trois voiles étaient tissées; Fran$oise mourut.
Franfoise eut le pressentiment de sa mort et
prévint ses amis. Elle demandait á Dieu de mou-
rir afin de ne pas voir sur la terre les nouvelles
douleurs dont FEglise était, á sa connaissance,
menacée et méme assaillie. Car en ce moment
Fantipape prenait le nom de Félix V.
Fran^oise tomba malade. « N’oubliez ríen, dit—
elle á dom Giovanni, rien de ce qui est nécessaire
au salut de mon áme. »
Et quelques jours aprés : « Mon pélerinage va
finir dans la nuit de mercredi á jeudi. »
La mort fut fidéle au rendez-vous.
Mais la vie de Frangoise réside dans ses vi-
sions. II est temps d’y arriver.
Les visions les plus singuliéres, Ies plus éton-
nantes, les plus caractéristiques de sainte Fran-
foise, sont les visions de FEnfer. D’innombrables
supplices, variés comme les crimes, lui furent
montrés dans leur ensemble et dans leurs détails.
Elle vit For et Fargent, fondus, entassés par les
94
PHY SIONOMIES DE SAINTS
démons dans la gorge des avares. Elle vit des
dioses nombreuses, singuliéres, détaillées, épou-
vantables. Elle vit Ies hiérarchies des démons,
leurs fonctions, leurs supplices, les crimes divers
auxquels ils président. Elle vit Lucifer, consacré
á Forgueil, chef général des orgueilleux, roi de
tous les démons et de tous les damnés. Et ce roi
esl beaucoup plus malheureux que ses sujets.
L’enfer est divisé en trois parties : Fenfer supé-
rleur, Fenfer mitoyen, Fenfer inférieur. Lucifer
est au fond de Fenfer inférieur. Sous Lucifer, chef
universel, se trouvent trois chefs subordonnés á
lui et préposés á tous les autres. Asmodée, qui
préside aux péchés de la chair : c’était un chéru-
bin ; Mammón, qui préside aux péchés de Fava-
rice : il était un tróne. II est intéressant de voir
que Fargent fournit á lui seul une des trois gran-
eles catégories : Béelzébuth préside aux péchés
de Fidolátrie. Tout crime qui tient aux pratiques
de la magie, du spiritisme, etc., reléve de Béel-
zébuth. Béelzébuth est particuliérement et spé-
cialrment le prince des ténébres. II est torturé par
Ies ténébres ; et c’est au moyen des ténébres
qu’il torture ses victimes. Une partie des démons
reste en enfer; une autre partie réside en Fair;
une autre partie réside au milieu des hommes,
cherchant qui dévorer. Ceux qui restent en enfer
donnent leurs ordres et envoient leurs députés ;
ceux qui résident dans Fair • agissent physique-
ment sur les perturbations atmosphériques et tel-
luriques, lancent partout leurs influences mauvai-
SAINTE FRAN^OISE ROMAINE 95
ses, empestent I’air physiquement et moralement.
Leur but est spécialement de débiliter Páme.
Quand les démons chargés de la terre voient une
áme débilitée par Pinfluence des démons de Pair,
ils Pattaquent dans sa défaillance, pour la vain-
creplus fácil ement. Ils Pattaquent au momentoú
elle se défie de la Providence. Cette défiance,
dont les démons de Pair sont spécialement les
inspirateurs, préparent Páme á la chute que les
démons de la terre vont solliciter d’elle. Et d’a-
bord, dés qu’elle est affaiblie par la défiance, ils
lui inspirent Porgueil, ou elle tombe d’autant plus
facilement qu’elle est plus débile. Quand Porgueil
a augmenté safaiblesse, arrivent Ies démons de la
chair, qui lui soufflent leur esprit; quand les dé-
mons de la chair Pont encore affaiblie, arrivent les
démons chargés des crimes de Pargent; et quand
ceux-ci ont encore diminué en elles les ressour-
ces de la résistance, arrivent les démons de Pi-
dolátrie, qui accomplissent et achévent ce que
les autres ont commencé.
Tous s’entendent pour le mal; et voici la loi
de la chute :
Tout péché que Pon garde entraíne dans un
autre péché. Ainsi Pidolátrie, la magie, le spiri-
tisme attendent au fond de Pabíme ceux qui, de
précipices en précipices, ont glissé dans leurs en-
virons.
Toutes les choses de la hiérarchie céleste sont
parodiées dans la hiérarchie infernale. Nul démon
ne peut tenter une áme sans une permission de
96 PHYSIONOMIES DE SAINTS
Lucifer. Les démons qui soní á poste fixe dans
les enfers souffrent la peine du feu. Les démons
qui sont dans l’air ou sous la terre ne souffrent
pas actuellement la peine du feu ; mais ils endu-
rent d’autres supplices terribles, et particuliére-
ment la vue du bien que foat les Saints. L'homme
qui fait le bien inflige aux démons une torture
épouvantable. Quand sainte Frangoise était ten-
tée, elle savait, á la nature et á la violence de la
tentation, de quelle hauteur était tombé Tange
tentateur, et á quelle hiérarchie il avait appar-
tenu.
Quand une áme tombe en enfer, son démon tcn-
tateur est remercié et félicité par une foule d’au-
tres démons. Mais quand une áme est sauvée, son
démon tentateur est moqué par lesautres démons
et conduit devant Lucifer, qui lui inflige un cháli-
ment spécial distinct de ses autres tortures. Ce
démon entre quelquefois par la suite dans le corps
des animaux ou dans celui des ho mines. Alors il
se fait passer pour Táme d’un mort.
Nous voyons que les pratiques modernes, plus
connuesdepuis les tables tournantes,étaientusitées
de tout temps et décrites par sainte Fran$oise.
Quand un démon a réussi á perdre une áme,
aprés condamnation de cette áme, il dsvient le
tentateur d’un autre homme; mais il est plus
habile que la premiére fois. II profite de Texpé-
rience que la victoire lui a donnée ; il est plus
habile et plus fort pour perdre.
Quand un homme est dans l’habitude du péché
SAINTE FRANgOISE ROMAINE 07
mortel, sainte Fran$oise voit le démon sur lui;
quand le péché mortel est effacé, sainte Fran-
joise voit le démon non plus sur lui, mais á cAté,
Aprésune excellente confession, le démon est affai-
bli; la tentationn’a plus le mémedegréd’énergie.
Quand le nom de Jésus est prononcé saintement,
sainte Franjoise voit les démons de Pair,de la Ierre
et des enfers s’incliner avec des tortures épou-
vantables, et d’autant plus épouvantables qu’il est
prononcé plus saintement. Si le nom de Dieu est
prononcé dans le blasphéme, les démons sont en-
coré obligés de s’incliner; mais un certain plaisir
est mélé au chagrín que leur fait Fhommage
qu’ils sont forcés de rendre.
Quand Fhomme blasphéme le nom de Dieu, les
anges du ciel s'inclinent aussi. lis témoignenl un
respect immense. Ainsi les lévres humaines, qui
se meuvent si facilement et qui prononcent si !é-
gérement le nom terrible, produisent dans tous
les mondes des effets extraordinaires et éveillent
des échos, dont Fhomme qui parle ici-bas ne soup-
$onne ni Fintensité ni la grandeur.
Le feu du purgatoire est trés différent du feu
de Fenfer. Fran$oise voit le feu de Fenfer noir,
ceiui du purgatoire clair, avec une teinte rouge.
Elle voit, nonpas dans le purgatoire, mais en de-
hors,Fange gardien de la personne morte qui se
tient du cóté droit, et le démon tentateur qui se
tient du cóté gauche. L’ange gardien présente &
Dieu les priéres des vivants, offertes pour Páme
qu’il assiste en purgatoire. Quant aux priéres Tai-
PHYSIONOMIES DE SAINTS
98
tes pour des ámes qu’on croit en purgatoire et
qui n’y sont pas, voici, d’aprés sainte Franfoise,
comment se fait Papplication. Si Táme qu’on croit
en purgatoire est déjá au ciel et n’a plus besoinde
priéres, la priére faite pour elle s’applique aux
autres ámes du purgatoire et aussi au vivant qui
a fait cette priére. Si l’áme qu’on croit en purga-
toire est en enfer, le mérite et refficacité de sa
priére retombent tout entiers sur celui qui a prié
et ne se partagent pas, comme dans Fhypothése
prócédente.
Fran^oise voit dans le purgatoire trois demeu-
res, inégalement douloureuses et terribles. Dans
cette división, elle aper$oit encore des subdivi-
sions. Partout le chátiment offre un rapport exact
avec le péché commis,avec la nature de ce péché,
ses causes, ses effets et toutes ses circonstances.
Une des plus belles visions de Franjoise est la
visión des trois cieux.Elle vit ce jour-lále cielétoilé,
puis le ciel cristallin, puis le ciel empyrée. Elle vit
Fimmensité du ciel étoilé, sa splendeur, Ténorme
distancequi sépare les étoiles les unes des autres.
Plusieurs d’entre elles Iui apparurent plus grandes
que la terre. Le ciel étoilé lui donna l’idée d’une
splendeur inconnue et inimaginable. Le ciel cris-
tallin lui apparut aussi élevé au-dessus du ciel étoilé
que le ciel étoilé est élevé au-dessus de nous.
Elle vit la splendeur du ciel cristallin beaucoup
plus grande que celle du ciel étoilé. Quant au ciel
empyrée, il est beaucoup plus élevé au-dessus du
cristallin que le cristallin au-dessus de l’étoilé. II
L
SAINTE FRANQOISE ROMAINE 99
est absolument inimaginable comme immensité e t
comme magnificence. Les ámes bienbeureuses ot
les saints de la terre, illustrés par Ies rayons qui
partaienl des plaies du Sauveur, brillaient d’un
éclat inégal sous le feu de rayons inégaux. Les
plaies des pieds éclairaient ceux qui aimaient , Ies
plaies des mains ceux qui aimaient plus, la plaie
du cdté ceux qui aimaient avec une pureté plus
profonde. Saint e Franjoise vitdans cette visión son
áme abímée dans la plaie du coeur. Elle vit la plaie
ducceur comme un océan sans rivage : c’était un
ablme,etlefondnese voyait pas; et plus elle avan*
Sait, plus Pimraensité lui paraissait insondable.
Unautre jour,el!e entendit de la bouche de Jé-
sus-Cbrist ces paroles : «Je suis la profondeur de
la puissance divine : j’ai créé le ciel, la terre, les
fleuves et les mers.Touteschosessont créées d’a-
prés ma sagesse. Je suis la profondeur, je suis la
sagesse divine, je suis la sagesse iníinie, je suis le
Filsunique de Dieu... Je suis labauteur, lasphére
immense ( immensa rotunditas), la bauteur del’a-
mour, la charité inestimable r par mon humilité, fon-
dée sur l’obéissance, j’aidélivréle genre humain. »
Je termine par la plus haute visión :
« Je vis, dit— elle á son confesseur, je vis l’Étre
avant la création des anges. Je vis I’Étre comme
il est permis de le voir á une créature vivantdans
lacbair. »
C’était un cercle immense, rond et splendide.
Ce cercle ne reposait sur ríen que sur lui-méme.
II était son propre soutien.Une splendeur inouie,
100 FHY5IONOMÍES DE SAINTS
que Pesprit ne se figure pas,sortait de ce cercle;
et Fran^oise ne pouvait regarder fixement cet
éclat intolerable. Au-dessous de ce cercle infini et
ébiouissant il y avait un désert qui donnait Pidée
do vide ; c’était la place du ciel avant que le ciel
ne fút, Dans le cercle, quelque chose comme la
res se mb lance d’une colonne trés blanche et par-
faitement éblouíssante: c’était comme un miroir
oü Fran^oise apercevait le reflet de la Divinité ;
et elle vifc lá quelques caractéres tracés : prin-
cipe sans principe et fin sans fin.
Car Dieu portait le type de toutes chose s dans
son Verbe avant de ríen créer.
Puís voici comme d’innombr ables flocons de
neige qui coyvrent les montagnes : ce sont les
anges qui sont créés. Le tiers sera précipité
dans Fabíme ; les deux tiers resteront dans la
gloire.
L'Immaculée Conception de la Vierge apparut
á sainle Fran^oise dans cette visión fondamentale.
La visión de Pautre monde fut le signe parti-
cular et le trait caractéristique de sainte Fran-
^oise Romaine.
CHAPÍTRE VIII
SAINT GRÉGOIRE LE GRAND.
C’était au sixiéme siécle, du temps de Jusli-
nien 1 er et de Phocas. Je n’essayerai pas de tracer
Fesquisse de la situation oü setrouvait le monde,
mais de saisir le caractére de saint Grégoire le
Grand. Parmi les agitations terribles d’un siécle
en fureur, un homme se rencontra qui mit le
bonheurde &a viedanslaméditationet Finterpréta-
tion dePEcriture sainte. Lapaix, cette source vive
d’ou coule la contemplation, la paix fut le don de
cette áme si entourée d’agitations.Moined'abord,
ils’absorba dans lapriére et la réflexion. Pendant
la peste qui désola Rome, il fit faire pendant trois
jours une procession générale ouparurent pour la
premiére fois tous les abbés avec tous leurs moines,
toutes Ies abbesses avec toutes leurs religieuses.
L’image de la sainte Vierge fut portée en cette
solennité. Et Pon raconte que sur son passage
Fair corrompu s’écartait pour Iui faire place, et
que, sur le sommet du mausolée de Pempereur
Adrien, saint Grégoire aperjut un ange qui remel-
tait son épée dans le fourreau. C’est á Pimage de
cet ange debout sur le monument que se raitache
102
fHYSIÓNOMlÉS DE SAINTS
U nom que ce monument porte encore aujourd’hui.
C'est le cháteau Saint-Ange. Gependant, Gré-
goire était menacé du souverain Pontificat. Pour
échapper au péril, il s’enfuit déguisé. La fuite fut
mutile. II fut enlevé dW 'caverne oú il s’était
caché, amoné á Rome malgré sa résistance et
couroimé Ic 3 scptembre 590.
Aux lettres de félicitations quilui arrivérent de
tous cótés il répondit par des larmes et des gé-
missernents. « J ai perdu, écrivait-il á la soeur de
Temperen!-, tous les charmes du repo6. Je parais
monte r au dehors, je suís tombé au dedans. Et
d'ailleurs, je suis tellement accablé de douleur que
je puis k peine parler.De quelle région tranquille
je suis tombé, et dans quel abime d’embarras I »
11 écrivait á son ami André : « Pieurez, si vous
m’aimez, car il y a tant ici d’occupations temporel-
les, que je me trouve, par cette dignité, presque
séparé de Tamour de Dieu. » 11 disait au diacre
Fierre : « Mon chagrín est toujours vieux par sa
durée et toujours nouveau par sa croissance. Ma
pauvre áme se rappelle ce quelle était autrefois
au monas té re, planant sur tout ce qui se passe et
sur tout ce qui change, quand elle franchissait la
prison du corps par la contemplation.Maintenant
je supporte lesmille affaires des hommes du sié-
ele. Je suis souillé dans cette poussiére, et
quand je veux retrouver ma retraite intérieure,
j 7 y reviens amoindri. »
Et en efíet, quel labeur sur lui! Quel poids sur
ses ¿paules! En Afrique, le donatisme;en Espa-
SAINT GRÉGOIRE LE GRANE 10o
gne, Parianisme ; en Angleterre, Pidolátrie ; en
Gaule, Frédégonde et Brunehaut; en Italie, Ies
Lombards; en Orient, Parrogance des patriar-
ches de Constantinople. La sollicitude de saint
Grégoire s’étendit partout. Elle était large et pro*
fonde comme POcéan. Elle allait d’un bout du
monde á l’autre, soignant toutes Ies plaies. Les
pauvres du monde entier étaient l’objet direct de
ses soins continuéis. II les recevait á table. Saint
Grégoire le Grand dtnait entouré de mendiants.
Un jour qu’il allait lui-méme chercher pour Pun
d’entre eux ce qu’il faut pour se laver, pendan!
qu’il préparait le bassin, le pauvre disparut, mais
la nuit suivante Jésus-Christ apparut á son Vicaire
et lui dit : « Vous me recevez ordinairemeut en
mes membres, mais hier c’est Moi-méme que
vous avez re$u. »
Saint Grégoire le Grand inaugura, pour signer
ses lettres, la formule sublime : Serviteur des
serviteurs de Dieu.
Pendant qu’il était moine, sa mére lui envoyait
chaqué jour pour sa nourriture quelques légumes
dans une écuelle d’argent. Arrive un pauvre mar-
chand qui dit avoir fait naufrage, avoir tout per-
du, etqui demande secours. Saint Grégoire lui
donne six piéces d’argent, puis six autres. Puis,
aprés bien des dons, le pauvre se représentant
toujours, saint Grégoire donne l’écuelle d’argent,
dernier débris de son ancienne argenterie.
Bien des années se passérent; saint Grégoire
était Pape. « Invitez aujourd’hui douze pauvres á
104 PIIYSIONOMIES DE SAINTS
ma table, » avait-ii dit á son intendant. II entre
dans la salle á manger; au lieu de douze pauvres,
il y en voit treize. II interroge Tintendant. «Pour-
quoi treize ? — Trés-Saint Pére, il n’y en a que
douze. » Saint Grégoire en voyait treize. Mais
Tun d’entre eux changea de visage pendant le
repas : «c Votre nom? lui dit Grégoire; je vous
supplie de me dire votre nom. — Pourquoi me
demandez-vous mon nom, qui est admirable?
répond le pauvre. Je suis ce marchand áqui vous
avez donné Técuelle de votre mére. Pour cette
écuelle d*argent que vous m’avez donnée, Dieu
vous a donné le tróne et la chaire de saint Pierre.
Je suis Tange que Dieu avait envoyé vers vous
pour éprouver votre miséricorde. »
A travers cette quantité d’ceuvres et ces prodi-
ges de vie active, saint Grégoire alimentait en lui,
par TEcriture Sainte, la vie contempla tive. J’ar-
rive k ce qu’il a de particulier, d’intime, de spé-
cíaL G’est Tinterprétation symbolique de TEcri-
ture Sainte. Sans oublier, bien entendu, la réalité
du sens historique, saint Grégoire approfondit le
sens syinbolique avec une profondeur et une au-
dace vraiment extraordinaires. II faut traduire et
citer quelques passages de son interprétation
relative A Job etá Ezéchiel :
* Est-ce toi qui léves á ton heure Tétoile du
iiiatin, et qui fais venir le soir sur les fils de la
Ierre ?
* Est-ce á toi que sont ouvertes les portes de
la mort?
SAINT GRÉGOIRE LE GRAND 105
« Est-ce toi qui as vu Ies entrées ténébreuses?
«c Est-ce toi qui as donné tes ordres á la pre-
miére lueur du jour et qui as dit á Taurore : Voici
ta place?
€ Qui done peut ces choses, sinon le Seigneur?
€ Et cependant Thomme est interrogé, afin que
son impuissance Iui devienne plus évidente. Oelui
qui a grandi par d’immenses vertus et qui ne voit
plus d’homme au-dessus de sa téte, il faut que
celui-Iá, afin qu’il évite l'orgueil, soit comparé á
Dieupour étre écrasé sous la comparaison. Mais,
6 quelle puissante exaltation que cette humilia-
tion qui tombe de si haut ! Quelle gloire pour cet
homme, qui n’apparait petit que quand Dieu pro-
voque avec lui-méme une comparaison ! Comme il
écrase les homme s du poids de sa grandeur, celui
á qui Dieu dit : « Voilá mes témoins; tu es moins
grand que moi. » A quelle puissance il faut étre
arrivé, pour étre convaincu de son impuissance
par une sublime interrogation! »
Saint Grégoire parle de justice et de miséri-
corde. II s’interrompt tout á coup par une appa-
rente digression !
4C Vcici, pendant que je vous parle, que Joseph
frappe á la porte de mon esprit. II veut rendre
témoignage á mes paroles. Quand il avait inno-
cemment raconté á ses fréres la visión de sa
grandeur future, il avait excité leur envíe. Vendu
par ses mémes fréres aux Ismaélites et conduit
en Egypte, il fut élevé au pouvoir par un effet
merveilleux de la puissance divine. Ses fréres,
106 PHYSIONOMIES DE SAINTS
poussés en Egypte par la famine, se prosterné -
rent devant lui, le front contre terre. lis Tavaient
vendu, de peur de se prosterner, et ils se pros-
ternérent parce qu’ils l’avaient vendu. »
Les mots mystérieux de PEcriture s’ouvrent
mystcrieusement áPesprit de saint Grégoire.
«Tu sauras, dit Eliphaz á Job, tu sauras que
ton tabernacle a la paix; et, visitant ton image
tu ne pécberas pas. »
Le tabernacle, c'est le corps. « Mais, ajoute
saint Grégoire, il n’est pas de chasteté sans dou-
ceur, L’image d’un homme, c’est un autre homme.
Notre prochain est notre image; car il nous mon-
tre ce que nous sommes. La visite corporelle se
fait avec les pieds , la visite spirituelle se fait avec
le cceur. L ? homme visite son image quand, porté
sur les ailes de la tendresse, il se considére dans
aulrui et tire des réflexions qu’il fait sur lui-
méme la forcé de secourir le faible. La vérité a
dit par la bouche de Moíse que la terre a produit
une herbe etque chaqué herbe se reproduit comme
elle est, que le bois porte son fruit. >
<c L’arbre produit en effet une semence sembla-
ble é lui, quand notre pensée transporte sur un
autre la coasidération qu’elle a tirée d’elle-méme
et produit ía semence d’un bienfait : « Faites aux
nutres ce que vous voulez qu’ils vousfassent. »
Et ailleurs :
« Que le Seigneur, dit Job, exauce mon désir l
Remarquez ce mot ; mon désir. La vraie priére
n’est pas dans le son de la voix, mais dans la
ÉL.
SAINT GRÉGOIRE LE GRAND
107
pensée du coeur. Ce ne sont pas nos paroles, ce
sont nos désirs qui font, auprés des oreilles se-
crétes de Dieu, la forcé de nos cris. Si nous
demandons de bouche la vie éternelle, sans la
désirer du fond du coeur, notre cri est un silence.
Si, sans parler, nous la désirons du fond du
coeur, notre silence est un cri. »
Ecoutez saint Grégoire sur les paroles de Dieu
aux amis de Job : « Vous n’avez pas parlé juste
devant moi, comme moa serviteur Job. >
€ O Seigneur, quelle distance de notre obscurité
á votre lumiére ! Vous jugez que Job est vairc-
queur et bieuheureux; et nous, nous avions cm
qu’il avait blasphémé 1 Vous jugez que ses amis
sont coupables, et nous avions cru qu’ils avaient
plaidé votre cause ! Mais comment se fait-il done
que tout ál’heure Dieu a paru blámer Job? Main-
tenant il le glorifie. II semble répéter la parole
qu’il a dite á Satan : As-tu vu mon serviteur Job ?
Je n’en ai pas de pareil sur la terre. Qu’est-ce
que cela veut dire ? Dieu fait l’éloge de Job &
Satan, Dieu fait l’éloge de Job á ses amis. Dieu
reprend Job, quand il lui parle á lui-méme. G’esl
que celui qui est excellent si on le compare aux
autres, n’est pas sans tache aux yeux de Dieu. *
Saint Grégoire appuie sur ces noms et en tire
de grandes lumiéres. Eliphaz signifie : mépris de
Dieu, II prend seulement la défense de Dieu, inais
il le méprise, parce que, dit saint Grégoire, il le
défend avec orgueil. Baldad veut dire : la vieil-
lesse seule, parce que, dit saint Grégoire, le vieií
108 PHYSIONOMIES DE SAINT8
homme parle seul par sa bouche. Sophar veut
* dire : destruction du miroir, parce que, dit Saint
Grégoire, il est hostile á la contemplation de Job.
Pour saíut Grégoire, tous les mots portent
CQUp.
II y avaii sur la terre de Hus un homme nom-
iné Job, simple et droit.
La (erre de Hus représente la gentilité; et le
mérlte de Job est relevé aux yeux de saint Gré-
yoire par cette circonstance : il était entouré de
patens.
Simple et droit.
II y en a qui sont simples et qui ne sont pas
justes. Ceux-lá abandonnent Finnocence de la
sitnp licité, parce qu’ils ne s’élévent pas á la puis-
sance de la justice.
Saint Grégoire trouve tout dans FEcriture.
Elle est pour luí, dit-il, la tour d’oú pendent mille
boucliers.
II puise en elle ses hautes pensées sur la cha-
nté ; ií rccommande á Fhomme de s’aimer lui-
méme et d’avoir pitié de son áme, et d’aimer son
prochain comme lui-méme. Et comme il doit Fin-
dignation k ses propres fautes, il la doit aux
fauies de son prochain; s’il ne s’indigne pas
contre son frére coupable, c’est qu’il ne Faime
pas.
Ainsi la colére de FAmour, tant célébrée par
de Maistre, était réclamée par saint Grégoire. De
máme, dit-il, nous pouvons sans aucune faute nous
réjouir de la ruine de notre ennemi et nous affli-
SAINT GRÉGOIRE LE GRAND 109
gcr de son triomphe ; si sa chute fait du bien,
nous devons nous en réjouir. Si son triomphe est
le triomphe de Tinjustice, nous devons le déplo-
rer. Dans ces cas, notre joie ou notre tristesse ne
va pas droit á lui, mais se déploie autour de lui. »
Mais il faut examiner avec soin quel est alors le
point de départ de notre sentiment.
II est difficile de pousser plus loin que saint
Grégoire Tesprit du symbolisme. Chaqué per-
sonne, chaqué chose nommée dans TEcriture lui
présente une signification spirituelle qui s’adapte
singuliérement et ingénieusement á la nature hu-
maine et á l’histoire, á Pindividu, á la socié té, au
peuple juif, á la gentilité.
Trés souvent méme Ies crimes les plus énormes
que raconte l’Ecriture se colorent pour lui dYne
couleur surprenante et inattendue. II y vok la
figure détournée des choses les plus divines.
Saint Grégoire est d’une telle bardiesse dans ses
apergus, dans ses interprétations, dans ses con-
templations, qu’on oserait á peine aujourd’hui tra-
duire tout ce qu’il osait dire. On craint d’étonner
le lecteur ; car la timidité est un des fléaux qui
frappent une époque corrompue. L’extréme li-
berté du langage de saint Grégoire tient á Tinno-
cence de ses pensées. Sa grande hardiesse vient
de sa pureté. Tout est pur á ceux qui sont purs,
et sonregard plonge dans les abímes pour y voir
Fimage renversée des choses qui sont sur les
montagnes. Mais dans les intelligences misérables
et abaissées, la suspicion régne en souveraine.
lio PHYSIONOMIES DE SAINTS
*
Saint Grégoire, simple et grand, a confiance dans
sa simplicité et dans la grandeur de ceux qui le
lisent et qui l’écoutent. Non-seulement il ose tout
diré, méme dans un sermón, mais il remplit ses
audíteurs des lumiéres qu’il croit leur devoir. II
explique magnifiquement cette magnifique corres-
pondance entre le peuple chrétien et l’orateur
chrétien, aprés s’étre entouré Iui-méme des signi-
fica ti ons imprévues et profondes qu’il a trouvées
dans Ezéchiel. «Trés souvent, dit-il, quand jesuis
seul, je lis TEcriture sainte et je ne la comprends
pas, J J arrive au milieude vous, mes fréres, et tout
á coup je comprends. Cette inteíligence soudaine
rn’en fait désirer une autre. Je voudrais savoir
quels sont ceux par les mérites de qui Tintelli-
gence me yient tout á coup. Elle m’est donnée
pour ceux en présence de qui elle m’est donnée.
Aussi, par la gráce de Dieu, pendant que Tintel-
ligence grandit en moi, Torgueil baisse. Car c’est
au milieu de vous que j’apprends ce que je yous
enseigne. Je vais vous Tavouer, mes enfants, la
plupart du temps, j’entends á mon oreille ce que
je vous dis dans le moment oú je vous le dis. Je
ne fais que répéter. Quand je ne comprends pas
Ezéchiel, alors je me recomíais; c’est bien moi,
c’est Faveugle. Quand je comprends, voilá le don
de Dieu qui me vient á cause de vous. Quelque-
fois aussi je comprends l’Ecriture dans le secret,
Dans ces moments-Iá, c’est que je pleure mes fau-
tes, les larmes seules me plaisent, Alors je suis
ravi sur les ailes de la contemplation. »
SAINT GRÉGOIRE LE GRAND
H1
Ainsi, seul ou entouré de ses chers auditeurs
qu’il regarde comme ses inspirateurs, il scrute
TÉcriture ayec une audace qui épouvanterait nos
misérables habitudes. Je cite des choses simples
qui vont toutes seules; car je pense au lecteur;
je supprime Pétonnant.
Les paroles de Dieu á Job retentissent aux
oreilles de saint Grégoire dans tous les mondes:
dans le monde physique, dans le monde intellec-
tuel, dans le monde moral.
« Oú étais-tu, dit le Seigneur, quand je posais
lesfondements de la terre? »
Les fondements de la terre signifient, entre
autres choses, pour saint Grégoire, la crainte de
Dieu.
Et alors Dieu parle á Phomme á peu prés en
ces termes : Pendant que tu ne pensáis pas á
moi, je posais ma crainte au fond de ton áme.
Par lá je posais la pierre angulaire de PEglise
future, de sa sainteté, de ton salut. Mais oú étais-
tu dans ce moment? Tu ne pensáis pas á moi.Ne
t’attribue done pas le mérite de ma gráce,puisque
c'est moi qui Pai prévenu.
As-tu pénétré dans les profondeurs de la vie ?
La vie, c’est le cceur humain. Dieu entre dans
ses profondeurs quand il lui révéle sa misére,
quand il lui étale sa confusión. II pénétre au pro-
fond de Pabtme quand il convertit les désespérés.
T’es-tu promané dans les derniers abimes ?
L’abime c’est nous-mémes^est notre cceur qui
ne peutpas se comprendre,et qui est á lui-méme
112 PHYSIONOMIES DE SAINTS
une nuit trés profonde. Quand Phomme se repent
aprés de grands crimes, c’est qu’alors Dieu se
proméne dans les derniers abimes. II apaise les
flots invisibles qui soulevaient l’océan profond du
cceur-
Le prophéte a vu cette promenade quand il a
dit : Les démarches de Dieu me sont apparues.
Jes démarches de mon Dieu et de mon Roi.
Celuí qui apaise les mouvements désordonnés
de son áme par le souvenir des jugements de
Dieu contemple la promenade du Seigneur au
fond de lui.
€ Connais-tu la route du tonnerre qui gronde?
* Souvent, dit saint Grégoire, c’est le Dieu in-
carné qui est signifié parle tonnerre. II sort,pour
se faire entendre á nous,du fond des prophéties,
comme le tonnerre du choc des nuages. C’est
pourquoi les saints Apótres, fils de sa gráce, ont
été appelés fils du tonnerre.
«c Le prédicateur, qui, lui aussi, est le tonnerre,
peut bien faire retentir ses paroles á vos oreil-
les; mais il ne peut pas ouvrir vos cceurs. Si le
Dieu Tout-Puissant ne lui en livre pas Tentrée, sa
parole retentit en vain. C’est pourquoi, le Sei-
gneur^u’il ouvre sa route á la foudre, parce que,
pendant notre discours, il frappe vos ámes de sa
terreur* Saint Paul le savait bien. II connaissait
son impuissance. II demandait á ses disciples
leurs priéres, afin que le Seigneur lui ouvrít la
porte du Verbe afin de porter le mystére du
Christ. »
SAINT GRÉGOIRE LE GR AND 113
II faudrait tout citer. A chaqué mot du récit,
saint Grégoire aper^oitune multitude intímense de
sens symboliques et moraux qui surgissent de
tous cótés. « D’oü viens-tu? dit Dieu á Satan, au
commencement du livre de Job » — Dieu inter-
rogé, comme s’il ne savait pas, parce que, pour
Dieu, ignorer c’est maudire. Je ne vous coartáis
pas : voilá, dans la bouche de Dieu, une des for
mules de malédiction.
CeX homme, immense par la pensée, s’occupait
de chaqué homme comme de lui-méme et souf-
frait de toutes Ies souffrances du genre humain.
« Sachez, écrivait-il á un évéque, que ce n’est
pas assez d’étre retiré, studieux, homme d’oraison,
si vous n’avez la main ouvertepour subvenir aux
nécessités des pauvres ! Un évéque doit regarder
la pauvreté d’autrui comme la sienne propre, C T est
á tort que vous portez le nom d’Évéque, si vous
faites autrement. »
Quant á lui saint Grégoire, ayant appris qu’un
pauvre était mort dans un village écarté, sans
qu’on sút au juste comment il était mort* crai-
gnant qu’il ne fút mort faute de nourriture ou
de soins, il tomba dans une telle douleur que,
cherchant pour lui-méme une pénitence égale á
la faute dont il se croyait coupable, il se con-
damna á passer plusieurs jours sans dire la
messe*
8
CHAPITRE IX
SAINT PATRICE
Voicí peut-étre uo¿ des vies les plus extraordi-
naires et les moins connues que l’hagiographie
puisse nous présenter. Lalégende n’a ríen de plus
merveilleuxquecettehistoire. SaintPatrice occupe
dans les Bollandistes une place trés considerable.
Patrice n’avait guére que douze ansquand ílfut
ealeyé par des pirates et conduit en Hibernie.Lá
il futfait berger et garda lestroupeaux de ses maí-
tres. Six ans se passérent, et pendant ces six an-
nées, le jeune Patrice, léger et paresseux, ful sais*
par l’espritde priére.Il s’agenouillait sur la ne i ge et
priait, au miiieu des cliamps, entouré des animaux
qui lui étaientconfiés. Au bout de six ans, une voix
mystérieuse lui parla et lui dit: Tu vas bientot,
revoir ta patrie, Patrice s’échappa, et guidé par
celui qui lui parlait, arriva á unport qu’il ne con-
naissait pas,y trouva un navire qui partait,et ob-
t¡nt du pilote une place á bord.
Mais ce navire ayant pris terre dans un líeu in-
habité, la fatigue et la faina saisirent l’équipage
qui marchait dans le désert, cherchant un gíte et
116
PHY SIONOMIES DE SAINTS
la nourriture. Tous ces hommes étaient paíens,
excepté Patrice, — « Tu es chrétien,Iui dit le pi-
lote, et tu nous laisses périr ! Si ton Dieu est
puíssantj invoque son nom sur nous et nous se-
rons sauvés. & Patrice commenja ici la fonction de
sa vie. 11 pria s des animaux parurent, qu'on tua
et qu’on mangea,
Patrice, rcvenu dans son pays,futune seconde
fois enlevé par les pirates. — <c Ta captivité ne
durera que deux mois »,lui dit la voix intérieure .
En eííet, au bout de deux mois il fut délivré.
Mais, rendu pour la seconde fois á sa patrie et
á sa famille, Patrice ne devait pas rester longs
temps iinmobilc dans ce repos.
Une nuit, pendant son sommeil, un personnage
se dressa de van t lui, tenant un volume á la main.
Et sur la prendere page du volume étaient écrits
ces mots :
Voix de VHibernie.
Et ? dans son sommeil, Patrice croit entendre les
voix des búcherons de Focludum,quilesuppIiaient
et lui disaient: Jeunehomme,revenez parmi nous;
enseignez-nous les voies du Seigneur !
Le lcndemain, Patrice raconta á un ami sa visión,
et son confident lui répondit : Tu seras évéque
d’Hihernie.
Ouelque temps aprés, Patrice partit avec sa fa-
milia pour l’Armorique. Lá son pére et sa mére
furent égorgés par les barbares. Patrice fut gardé
vivant pareuxjcomme un e sel ave agréable ápos-
séder. 11 futprís, puis vendu, puis arraché á ses
SAINT PATRICE
117
nouveaux maítres par des Gaulois qui venaient de
les rencontrer et de les battre. Enfin, á Bordeaux,
des chrétiens rachetérent Patrice, qui vint frapper
ála porte du monastére de Saint-Martin deTotirs.
II est difficile d’imaginer une vie plus agitée, une
succession plus étrange de situations bizarres et
d’événements singuliers. Voilá done Patrice tañí
de fois pris, délivré, repris, vendu, transporté et
ballotté, qui passe quatre années dans la vie céno-
bitique. Cependant, les visions divines lui mon-
traient toujours rHibernie comme le lieu de sa
vocation. II entendait, dit-on, les cris des enfants
dans le sein de leurs méres qui l’appelaient en Hi-
bernie. II quitta le monastére, franchit le détroit,
et vint évangéliser la cité irlandaise de Remair.
Mais telle étaitla voie étrange par laquelle Patrice
était conduit que, malgré ses désirs, sa sainteté,
son zéle,et l’appel surnaturel dont il était l’objet,
il échoua complétement. Traité en ennemi, il fut
obligé de repasser le détroit. L’heure n’était pas
venue.L’Irlande n’était paspréte.Toujours appelé ?
toujours repoussé, Patrice revient en Gaule, oü il
passe trois ans sous la direction de saint Gerrnain
PAuxerr ois. Ensuite il alia chercher la solitudede
Tile de Lérins oü il continua dans la priére Ies
mystérieuses préparations qu’il avait commencées
dans les travaux et dans les captivités.
Enfin saint Germain Penvoya á Rome oü il
demanda au pape saint Gélestin la bénédiction
apostololique, et il reprit á travers la France le
chemin decette Irlande qui était pour lui la ierre
PHY SIONOMIES DE SAINTS
118
promise * Un évéque d’Angleterre, nommé Amaton,
luí donna la consécration épíscopale, et, accom-
pagné d’Analius, d’Isorninus et de plusieurs att-
tres ? saint Patrice aborda en Irlande, pendant
Pété de Tan 432.
On voulut le reteñir dans Ies Cornouailles, o& il
éclata par plusieurs miracles. Mais le Seigneur
lni parla en visión, et Pappela en Irlande.
Ouand il y fut insta!lé,il se rendit á Passemblée
gén érale des guerriers de PHibernie. A cdté d'eux
siégeait le collége drnidique. Patrice attaqua de
front le centre religieux et le centre polilique de
la nation.Devant tous ses ennemis solennelíement
réiinis et gronpés, saint Patrice précha la foi.
A dater de ce moment, les merveilles se succé-
dent avec une rapidité dont Hiagiographie offre peu
d’exemples. Le roi de Dublin, le roi de Miurow,
les sept fils du roi de Connaugth embrassent le
ehristíanisme. Cette Irlande si stérile devint subi-
tement féconde, au delá des espérances du mis-
sionnaire. Cette Irlande, qui avait chassé les en-
joyé s de Dieu, devint tout á coup Pile des Saints.
Ce fut dans une grange que saint Patrice célé-
bra la premiére fois Poffice sur le sol irlandais.
Dans ce pays oú il fut autrefois esclave méprisé
des chefs paTenset barbares, saint Patrice marche
maintenant en conquérant et en triomphateur.
Rois et peuples, tout vient á lui. Rois ? peuples et
poétes, car PIrlande est une des plus antiques
patries de la poésie. On prétend que Patrice ren-
contra Ossian.
SAINT PATRICB
119
Le barde irtandais finit, dit-on, par ehristiani-
ser sa harpe guerriére. L’Homére de PHibernie
inclina ses vieuac héroe deranl l’étendard dn Dieu
ineonnu. La poésie celtiqne demanda aoz monas*
téres, qni sortaient do sol fonlé par Patrice, leor
ombre hospitaliére. Alors, dit tmrieil auteur, les
ekants des bardes devinrent si beaox que les an-
ges de Dieo se pencbaient au bord do ciel poor
les écouter.
Cependant, Ies invasions des piratee désolaient
PIrlande. Corotie, chef de clan, désolait le
troupeau de Patrice. L’évéque fui éerivit one
lettre :
« Patrice, pécheor ignorant, mais conronné
évéque en Hibernie, réfngié parmi les nations
barbares, á cause de son amoor poor Dieu, j’écrís
de ma main ces lettres pour étre transmises aux
soldáis do tyran... La miséricorde divine que
j’aime ne m’oblige-t-elle pas á agir ainsi, pour
défendre eeux-lá méme qni naguéra m’ont fait
captif et qui ont massacré les serviteurs et les
servantes de mon pére ? > II prédit que la royauté
de ses ennemis sera moins stable que le nuage
et la fomée. « En présence de Dieu et de ses un-
ges, ajoute-t-il, je certifie que l’avenir sera tel
que je l’ai prédit. »
Quelques mois aprés, Corotie, frappé d’aliéna-
tion mentale, mourait dans le désespoir.
Les ennemis de Patrice tombaient morís, ses
amis ressuscitaient. Les tombeaux semblaient un
domaine sur lequel il avait droit. La vie et la
120
PHYSIONOM1ES DE SAINTS
morí avaient l’air de deux esclaves qui auraient
suivi ses mouvements.
A son arrivée en Irlande, les démong, dit un
historien du douziéme siécle, formérent un cercle
dont Os ceignirent File entiére, pour lui barrer le
passage, Patrice leva la main droite, fit le signe
de la croix et passa outre. Puis ilrenversa Fidole
du Soleil á laquelle les enfants, córame á l’ancien
Molock, ¿taient offerts en sacrifice.
Quant au célébre purgatoire de saint Patrice,
les avís sont partagés sur Fauthenticité histori—
que de cette grande tradition.
Du sixiéme au dix-septiéme siécle il est facile
d’en suivre la trace. Ni le temps ni Fespace n’a
arrété le bruit et Fémotion de ce mystére : Cal-
dé ron a fait un drame intitulé le Purgatoire de
saint Patrice.
II s ? agit d’une cáveme profonde et souterraine
oü saint Patrice faisait pénitence. Plusieurs Fy sui-
virent; les grands criminéis descendaient par un
puits dans ces profondeurs expiatrices, pour y
Taire en ce monde leur purgatoire.
La caverne était située dans une petite lie du
lac Dearg, dans la province de FUlster occiden-
tal.
D’aprés la tradition, Ies Irlandais dirent un
jour á Patrice :
* Vous annoncez pour Fautre monde de gran-
des joies ou de grandes douleurs : mais nous Pa-
vona jamais vu ni les unes ni Ies autres; vous
parlez, mais nous ne voyons pas. Que sont des
SAINT PATRIOS
121
paroles? Nous nequitterons nos habitudes et notre
religión que si nous voyons de nos yeux les choses
que vous promettez. »
Patrice se mit en priére, et guidé par son ange,
arriva á sa terrible et célébre cáveme, oú il vil
et montra les scénes de l’autre monde, repro-
duces dans celui-ci. Pour séparer ici Phistoire de
la légende par une ligne de démarcation parfaite-
ment authentique, la critique doit se déclarer
impuissante. D’aprés la tradition,la cáveme éiait
divisée : d’un cóté apparaissaient les anges avec
un cortége inouT de splendeurs paradisiaques, de
Pautre Ies spectres, les idoles, et tous les mons-
tres qu’avait adorés Plrlande idolátre suivis des
terreurs et des horreurs qui ne se peuvent imagi-
ner. On enfermait lá deux jours les pénitents
volontaires qui réclamaient le Purgatoire, et nu!
nesait Phistoire exacte des quarante-huit heures
qu’ils y passaient.
On attribue au báton de saint Patrice le pouvoir
de chasser les serpents. Ces animaux venimeux
sont, á ce qu’il paralt, inconnus en Irlande, et
leur absence est attribuée á une bénédiction par-
ticuliére, á la bénédiction du bois que saint Pa-
trice a tenu dans ses mains.
Saint Patrice et Ossian se sont rencontrés sur
terre. L’histoire posséde avec certitude les prin-
cipaux faits de leur vie. Mais il y a des détails
qui restent incertains, comme les contours, guarid
la nuittombe. La chronographie représente saint
Patrice une harpe á la main. L’intimité du saint
122
PHYSIOPÍOMIES DE SAINTS
et du barde est le trésor qu’elle vent confier
symboliquement k la mérooire des Irlandais.
La figure de saint Patrice resseroble tm péu á
ces navires qu'on voit s’éloigner do rivage. Pen-
dan! quelque temps, Poeil les suit distmctement,
mais le ciel et la mer se cofifondent á HioriEon,
et bientót le na vire semble disparaítre á la fois
d ana le ciel et dans la mer confondos.
J
CHAPITRE X.
SAINT JOSEFfí.
Saint Joseph, Fombre du Pére ! celui sur qui
Pombre du Pére tombait épaisse et profonde;
saint Joseph, Phomme du silence, celui de qui la
parole approche á peine ! L’Evangile ne dit de
lui que quelques mots : « C’était un homme
juste l » PEvangile, si sobre de paroles, devient
encore plus sobre quand il s’agit de saint Joseph.
On dirait que cet homme, enveloppé de silence,
inspire le silence. Le silence de saint Joseph fait
le silence autour de saint Joseph. Le silence est
sa louange, son génie, son atmosphére. Lá oú il
est, le silence régne. Quand Paigle plañe, disent
certains voyageurs, le pélerin altéré devine une
source á Pendroit oó tombe son ombre dans le
désert. Le pélerin creuse, Peau jaillit. L’aigle
avait parlé son langage, il avait plané. Mais la
chose belle avait été une chose utile; et celui
qui avait soif, comprenant le langage de Paigle,
avait fouillé le sable et trouvé Peau.
Quoi qu’il en soit de cette magnifique légende
et de sa vérité naturelle, que je n’ose garantir,
elle est féconde en symboles superbes. Quand
124
PHYSIONOMIES DE SAINTS
Pombre de saint Joseph tombe quelque part, le
silence n'est pas loin. II faut creuser le sable, qui
dans sa signification symbolique représente la
nature humaine ; il faut creuser le sable, et vou*
verrez jaillir l’eau. L’eau, ce sera, si vous voulez,
ce silence profond, oú toutes les paroles sont con-
tenues, ce silence vivifiant, rafraíchissant, apai-
sant, désaltérant, le silence substantiel ; lá oü est
lombée Pombre de saint Joseph, la substance du
silence jaillit, profonde et puré, de la nature
humaine creusée.
Pas une parole de lui dans l’Ecriture ! Mardo-
chée, qui fit fleurir Esther á son ombre, est un de
ses précurseurs. Abraham, pére dTsaac, repré-
sente aussi le pére putatif de Jésus. Joseph, fils
de Jacob, fut son image la plus expressive. Le
premier Joseph garda en Egypte le pain naturel.
Le seeond Joseph garda en Egypte le pain sur-
natureL Tous deux furent Ies hommes du inys-
lére; et le réve leur dit ses secrets. Tous deux
furent ¡nstruits en réve, tous deux devinérent Ies
dioses cachées. Penchés sur l’abíme, leurs yeux
voyaient á travers Ies ténébres. Voyageurs noc-
turnes, ils découvraient leurs routes á travers les
mystéres de Pombre, Le premier Joseph vit le
soleil et la lune prosternés deyant lui. Le seeond
Joseph commanda á Marie et á Jésus; Marie et
Jésus obéissaient.
Dans quel abíme inlérieur devait résider Phom-
ine qui sentait Jésus et Marie lui obéir, Phomme
á qui de tels mystéres étaient familiers et á qui
SAINT JOSEPH
125
le silence révélait la profondeur du secret dont il
était gardien ! Quand il taillait ses morceaux de
bois, quand il voyait TEnfant travailler sous ses
ordres, ses sentiments, creusés par cette situation
inouíe, se livraient au silence cpii les creusait
encore ; et du fond de la profondeur oú il vivan
avec son travail, il avait la forcé de ne pas dire
aux hommes : Le Fils de Dieu est ici.
Son silence ressemble á un hommage rcndu k
Tinexprimable. C’était Pabdicalion de la Parole
devant l’Insondable et devant l’Immense. Cepen-
dant l’Evangile, qui dit si peu de mots, a les sié-
cles póur commentateurs ; je pourrais dire qu’il
a les siécles pour commentaires. Les siécles eren-
sent ses paroles et font jaillir du caillou Pélincelle
vivante. Les siécles sont chargés d’amener ó la
lumiére Ies choses du secret. Saint Joseph a éié
longtemps ignoré; mais depuis sainte Thérése,
particuliérement chargée de le trahir, il est beau-
coup moins inconnu. Mais voici quelque chose
d’étrange : chaqué siécle a deux faces, la face
chrétienne et la face antichrétienne ; la face chré-
tienne s’oppose en général á la face antichré-
tiennne par un contraste direct et frappant. Le
dix-huitiéme siécle, le siécle du rire, de la frivo-
lité, de la légéreté, du luxe, posséda Benoist-Jo-
seph Labre. Ce mendiant arrive á la gloire, méme
á la gloire humaine; et tous ceux qui brillaiein
de son temps sont descendus dans une honte his-
torique, qui ne ressemble á aucune autre et prés
de laquelle les hontes ordinaires sont de la gloire.
126 PHYSIONOMIES DE SAINTS
Je ne sais ce que Dieu a fait de leurs ámes ; mais
la Science humaine, malgré ses imperféetions et
ses lenteurs, a fait justice de leurs do ras. Les re-
pré sentante du dix-huitiéme siécle sont enterrés
dans un oubli particulier.
Joseph Labre, qui est leur coa tr adíe tion vi-
vante, éclate métne aux yeux des bommes ; et
ceux-lá méme qui essayent de se moquer de luí
sont obligés de le considérer eomme un person-
nage historique.
Le dix-neuviéme siécle est par-des6us tout,
dans tous les sens du mot, le siécle de la Parole.
Bonne ou mauvaise, la Parole remplit notre air.
Une des cboses qui nous caractérisent, c’est fe
tapage. Ríen n’est bruyant eomme l'homme mo-
derne : il aime le bruit, ii veut en Caire autour
des autres, il veut surtout que les autres en fos-
sent autour de luí. Le bruit est sa passion, sa
vie, son atmosphére ; la publícité remplace pour
lui mille autres passions qui meurent étouffées
sous cette passion dominante, & moins qu’elles ne
vivent d’elle et ne s’alimentent de sa Iumiére pour
éclater plus violemment. Le dix-neuvíéme siécle
parle, pleure, crie, se vante et se désespére. Il
fbit étalage de tout. Lui qui déteste la confes-
sion secréte, il éclate á chaqué instant en confes-
sions publiques. II vocifére, il exagére, ilrugit. Eb
bienl ce sera ce siécle, ce siécle de vacanne, qui
verra s'élever et giandir dans le ciel de l’Eglise
la gloire de saint Joseph. Saint Joseph vient d’étre
choisi officiellcment pour patrón de l’ÉgIise pen-
k,
I
I
SAINT JOSEPH 127
dant le bruit de l’orage. 11 est plus connu, plus
prié, plus honoré qu’autrefois.
Au milieu du tonnerre et des éclairs, la réréla*
tion de son eilence se produit insensiblement.
Jusqu’oú a-t-il pénétré dans l’intimité de Dieu?
Nona ae le savons pas ; mais nous sommcs p¿u¿-
trés, au milieu du bruit qui nous entoure, par le
i sentiment de la paiz immense dans laquelle
s’écoula sa vie : le contraste semble chargé de nous
! révéler la grandeur cachée des cboses. Beaucoup
parlen! qui n’ont ríen á dire et dissimulent, sous
le iracas de leur langage et 1a turbulence de leur
vie, le néant de leurs pensées et de leurs senti-
meata.Saint Jo#epit,qui a tant á dire, saint Josepb
ne parle pas. 11 garde au fond de Iui les grandeurs
qu’il contemple : et les montagnes s’élévent au
fond de lui sur Ies montagnes, et les montagnes
foat sileaee. Les bommes sontentrainés par l’en-
iorceliement de la bagatelle. Mais saint Joseph
reste en paix, maítre de son áme et en possession
de sonsiJenee, parmi Ies ébranlements du voyage
en Égjpte, daos cette fuite de Jésus-Christ déjá
persécuté. Parmi lee pensées, les sentiments, les
étrangetés,les incidente, les difUcuIté s de ce voyage,
celui qui représentait Dieu le Pére prend la fuite,
comme s’il ¿tai! k la fois faible et coupable ; il fuit
en Egypte, au paya de l’angoisse ; il revient dans
ce lieu terrible, d’ou ses ancéíres sont sortis, sous
la proteo tion de l’Éternel. 11 fait la route qu’a faite
Moíse, et il la fait en sens inverse. Et, peodant
qu’il va en Égypte, et qu’il est en Egypte, il se
i
128 PHYSIONOMIES DE SAINTS
souvient d’avoir cherché une place á Thótellerieet
de ne pas l’avoir trouvée.
Pas de place á Fhótellerie !
L'hisloire du monde est dans ces trois mots;
et cette histoire si abrégée, sisubstantielle, cette
histoire, on ne la lit pas; car lire c’est compren-
dre, Et Féternité ne sera pas trop longue pour
prendre et donner la mesure de ce qui est écrit
dans ces mots: Pas de place á Fhótellerie. II y en
avait pour les au tres voyageurs. Iln’y enavaitpas
pour ceux-ci. La chose qui se donne á tous se
refusait á Marie et á Joseph; et dans quelques
minutes Jésus-Christ allait naltre ! L’Attendu des
nations frappe á la porte du monde, etil n*y avait
pas de place pour lui dans Fhótellerie ! Le Pan-
théon romain, cette hótellerie des idoles, donnait
place á trente mille démons, prenant des noms
qu ? on croyait divins. Mais Rome ne donna pas
place á Jésus-Christ dans son Panthéon. On eút
dit qu’elle devinait que Jésus-Christ ne voulait
pas de cette place et de ce partage. Plus on est
msignifiant, plus on se case facilement. Celui qui
porte une valeur humaine a plus de peine á se
placer- Celui qui porte une chose étonnante et
voisine de Dieu, plus de peine encore. Celui qui
porte Dieu ne trouve pas de place. II semble
qu’on devine qu’il lui en faudrait une trop grande,
et si petit qu'il se fasse, il ne désarme pas Tins-
tinct de ceux qui le repoussent. II ne réussit pas
á leur persuader qu’il ressemble auxautres hom-
mes. 11 a beau cacher sa grandeur, elle éclate
SAINT JOSEPH 129
malgré lui, et Ies portes se ferment, á son appro-
che, ínstinctivement.
Ce petit mot tout court : parce qu’il n*y avait
pas de place pour eux dans Vhótell crie ^ td’au-
tant plus terrible qu’il est plus simple. Ge n J est
pas raccent de la plainte, du reproche, de ía ré-
crimination : c’est le ton du récit. Les réUexions
sont supprimées. L’Evangile nous Ies laisse á
faire. Quia non erat eis locus in diversorio . Et
ce mot diversorio : ce mot qui indique la raulti-
plicité?Les voyageurs ordinaires, les hommes qui
font nombre, avaient trouvé place dans Thótelle-
rie. Mais Gelui que portait Marie aliad naíire
dans une étable, car c’était lui qui devait diré un
our : € Une seule chose est nécessaire, Unum est
necessarium. »
Le diversorium lui avait été fermé.
II faudrait qu’un éclair fendít notre’nuit et mon-
trát tousles siécles & la fois sur un point et en un
instant pour que ce mot si petit, si court, si sim-
ple, apparút comme il est, pour que cette hótelle-
rie dans laquelle Marie et Joseph ne trouvent pas
de place apparút comme elle est. II faudrait un
éclair montrant un abíme. Qu’arriverail-i), si nos
yeux s’ouvraient?
Le Pére Faber se demande ce qu’ont pensé Ies
méres des innocents, qu’on égorgeapeude temps
aprés.
II se demande si elles n’ont pas fait. quelques
réflexions sur l’homme et la femme, qui n’avaient
130
PHYSIONOMIES DE SAINTS
pas tr olivé place et sur l’Enfant qui n’avait eu
qiPune eréche pour naftre.
La tcrrc ne devait pás non plus lui donnei 4 une
place sur elle pour mourir : elle devait aii bout
de quetqoés années le rejeter sur une croix.
La plañóte fut córtame ThÓtellerie : elle ftit in-
hospital! ó re,
Saint Joseph accomplit en réalité ce qu’accom-
plissent les nutres en figure. Aprés avoir gardé
le Pain de vie en Egypte et réalisé la fchose dont
le premier Joseph était Tombre* il revient & Naía-
reth et fait ce qu’avait fait Josué. Josué avait
arrété le soled ; mais Celui qui était la lumiére du
monde avait quitté Marie et Joseph pour faire á
Jérusalem Ies affaires de son Pére. Cependant
Marie et Joseph le retrouvent et le raménent. Le
solé i!, qui avait paru commencer sa course, fut
arrété dix-huit ans. De douze ans á trente, JéBus-
Christ resta lá. Quel áge avait-il, quand mourut
Joseph ? On n’en sait ríen, mais il paraft que
Joseph était mort quand il quitta la maison. Que
se passa-t-il dans cette maison ? Quels mystéres
s’ouvrírent devant les yeux de cet homme, k qui
Jésus-Christ obéissait? Que voyait Joseph dans
Ies actions de Jésus-Christ? Ces actions, parleur
simplicité méme, prenaient sans doute á ses yeux
des proportions incommensurables. Dans le moin-
dre mouvement, que voyait-il? Que voyait-il dans
son acüvité, restreinte en apparence? Que voyait-
il dans son obéissance? De quel son devait fré-
mirau foiul de son áme cette phrase : «Je com-
SAINT JOSEPH
131
Mande et il obéit ? Je tiens la place de Dieu le
Pére. » Et derriére cette phrase,au fond, au-des-
sous, il devait y avoir quelque chose de plus
profond qu’elle : c’était le silence qui i'envelop-
páit ; ¡et peut-étre la phrase, qui aurait do mié la
formule du silence, ne se formula janiais elle-
méme. Peut-étre se cache-t-elle dans le silence
qui la contenait.
Quand les paroles humaines, appelées toar á
tour par Phomme, se réunissent, se déclarantles
unes aprés les autres infcapables d’exprimer le
fond de son áme, alors Phomiñe tombe á genoux;
et, du fond dePabíme, le silence soléve en luí, Et
comme il part du fond de Pabíme, le silence perce
lés nuages; il monte au tróne de Gelui qui a pris
Ies lé nébres pour retraite; il monte au tróne de
Dieu avec íes parfums de la nuil.
Le sommeil, ce grand silence de la nature, fut
le temple oú les deux Joseph entendaient les voix
du ciel.
Le premier Joseph avait été vendu á roccasion
d*un songe, il avait excité la haine et la jalousie
de ses fréres. A Poccasion d’un songe, il avait
été conduit en ÍSgypte,
Saint Joseph regut en songe Pordre de luir en
Egypte.
11 commanda. La mere et Penfant obéircnt. 11
me semble que le commandement dut ínspirer á
saint Joseph des pensées prodigieuses. II me
semble que le nom de Jésus devait avoir pour lui
des secrets étonnants. II me semble que son
132 FHTSIONOMIE8 DE SAIKTS
hu milité devait prendre, quand il commandait,
des proportions gigantesques, incommensurables
avec les sentiments connus. Son humililé devait
rejoindre son silence, dans son lieu, dans son
ablme. Son silence et son humilité devaient gran-
dir appuyés Pun sur Pautre.
Saint Joseph échappe ános mesures. Elles sont
surpassées par la hauteur de sa fonction. Le Dieu
jaloux luí a confié la sainte Yierge. Le Dieu ja-
loux luí a confié Jésus-Christ. Et Pombre du Pére
tombait chaqué jour sur lui, Joseph, plus épaisse,
si épaisse que la parole ose á peine approcher.
Quand il était dans son atelier, les grandes
seénes patriarcales se présentaient-elles á lui ?
Abraham, Isaac, Jacob et Joseph, son image jetée
devant lui, son ombre projetée sur la terre par le
soleil ievant, Moíse et Pintérieur du désert oü
flamboyait le buisson ardent, toutes Ies person-
nes et toutes les choses qui étaient la figure des
réalités présentes passaient-elles devant les yeux
de son áme? Quand son regard rencontrait PEn-
fant qui attendait ses ordres pour Paider dans
son travail, saint Joseph contemplait-il dans son
esprit le nom de Dieu révélé á Moíse? Etait-il
intérieurement ébloui par les souvenirs et les
splendeurs du Tetragrammaton ?
La Vierge qui était lá, sous sa protection, était
la femme promise á Phumanité par la voix des
proplnites; Punivers Pattendait, dressant un autel
mvstérieux ;
SAINT JOSEPH
133
Virgini pariturce *
I/Enfant auquel il donnait des ordres est celui
dont il est dit ;
Per quem majestatem tuam laudant Angel i ,
adorant Dom¿nat¿ones t tremunt Potestates,
C'est par Lui que les Puissances tremblent 1
L’habítude nousdérobe la sublimité de celangage.
Sans le Médiateur* sans Jésus-Cbrist, que feraient
les Puissancesl C ? est par lui qu'elles tremblent-
Peut-étre que saos lui, devant la majeslé trois
fois épouvantable* el les rfoseraient pas me me
trembler t
CflAPITRE XI
PR1V1LÉGE DU MOIS DE MARS
La féte du 25 mars, dit le pére Faber, est de
toutes Jes fétes de 1’année la plus difficiie & célé-
brer digneraent. La féte de l’Annonciation est la
féte méme de FIncarnation.
Le mois de mars, disent les Bollan distes, est le
premier des mois.
C’est en mars, disent-ils, que le monde a été
créé, en mars que le Rédempteur a été con^u. Le
mois de mar$ est le premier mois que la lumiére
ait éclairé.
Le Fiat de Dieu qui a ordonné á la lumiére de
naítre, et le Fiat de la Vierge qui a aceepté la
mate?qité divine pnt été pronopcés tous deux en
mars.
CTesf eu mars que Jésus-Christ est mort, et
c’est trés probahlement le 35 mars qui fut le jour
de son Incarnation.
Les Bollandistes croient encore qiren mars
aura Jieu la £n du monde. Le monde sera jugé
dans le mois oú il a été fait. Le jugement dernier
aera Fairoiversaire de la création.
PHYSIONOMIES DE SAINTS
139
Le mois de mars serait done le mois des coir-
mencements et le mois des renouvellements,
Pour cette raison peut-étre il a été appelé Ar -
tion , du mot Artius, qui veut dire complet . Chez
lesltaliens son nom était Primus, le premier. Chez
les Ilébreux, il s’appelait Nizan , et c’est par lui
que commengait Fannée.
Les Romains Fappelérent Mars du nom de
celui á qui la guerre était dédiée. Le premier des
mois fut affecté á la premiére des idoles, á l’i-
dole préférée.
Les traditions les plus antiques du monde attri-
buent au mois de mars les plusremarquablespri-
viléges.
II auraitvu, dit-on, la premiére victoiredeDieu.
Ce serait le 25 mars que Satan aurait été
vaincu par saint Michel.
Les anges furent créés en méme temps que la
lumiére. Et la lumiére fut séparée des ténébres.
La séparation des bons et des mauvais anges est
myatérieusement indiquée par cette división.
La lumiére existait,comme Fange, avant Fhomme.
Le 25 mars a done pu voir le premier combat et
la premiére victoire.
Adom nait, péche et meurt. Soncráne, d’aprés
la tradition, fut enterré le 25 mars sur la monta-
gne du Calvaire, que devait surmonter plus tard
la croix du second Adam.
Toujours d’aprés la tradition la plus antique,
Abel, le premier martyr, a été assassiné le
2 5 mars , Le jour du premier homicide doit étre pour
LE MOIS DE MARS
137
Adam un jour révélateur. La mort lui avait été
annoncée ; elle ne lui avait pas eucore été moa-
trée.
Toujours d’aprés la tradítíon, c’est le 25 mars
que Melchisédech aurait offert au Trés-Haut lepain
et le yin.
Le mystérieux sacrifice de Melchisédech portait
sur le pain et le vin, pour aunoncer TEucharistie,
qui devait étre établie en mars,
Toujours d’aprés la tradition, c'est en mars
qu’Abraham, au jour de son épreuve, conduisit
Isaac sur le mont Moría, pour rimmoler* La vic-
time véritable devait, aprés bien des siécles, étre
immolée en mars. En mars devait s’accomplir la
Réalité. En mars aussi se presenta la figure ;
Isaac était l’ombre et l’image de Celui qui plus
tard gravit la montagne du Calvaire, et qui ne fut
pas remplacé par un bélier.
En mars, dit encore la tradition, les Hébreux
ont passé la mer Rouge. La prendere páquc s’ac-
complit en mars. Sainte Véronique est morte en
mars. Saint Pierre a été tiré de sa prison par un
ange au mois de mars.
Ges anniversaires ne sont pas des coincide nces*
lis se rópondent les uns aux nutres comme les
échos se répondent de montagne s en montagne s.
lis marquent les heures sur l’horloge du temps.
La nuit qui guidait les Hébreux dans le désert
était faite de lumiére et d’ombre. Le plan gigan-
tesque qui embrasse la création, la Rédemption,
la consommation est tantót obscur et tantót lumi-
138
PHTSIONOMIES DB SAIMTS
neux. La main qui guide l’humanité tantét baisse
et tantát souléve le vpile derriére lequel apparaisr-
sent Ies nrystérieuses et solennelles harmonies.
CHAPITRE XII
LA FIN DS MARA.
II y a tant de choses á dire sur la fin de mars,
que nous nous trouvons dans la nécessiié de chol-
sir. G'est la féte de PAnnonciaticm; mais c’esl
aussi la féte de Hncarnation. Car rinearnalton,
aprés FAnnonciation, ne s’est pas fait attendre ;
c'est done la féte de ce moment supréme, prédit
depuis tant de siécles, c’est la féte désírée par
les patriarches et les prophétes, celle dont Abra-
ham a déspré de voir le jour. L’Incarnation était
appelée par toutes les grandes voix inspirées
qu’ayait entendues le monde; et les geniils eux-
mémes, agités par un mstinct confus, la désiraient
sans la cqnnaítre. Virgile élevait la yoíx au milieu
des angoiases et des espérances du monde palea;
et la Sybille rendit des témoignages qui sont
acceptés. L’églogue de Virgile a cela d'étrange
qu’elle part du centre méme de la cmüsation,
du cantee poli et lettré. Souvent les hommes civi-
lisés, raffinés et instruits, dans le sens vulgaire
de ce dernier mot, sont plus sourds et plus muets
que les foules ignorantes, quand il s’agit dios-
140
PHYSIONOM1ES DE SAINTS
tinct divin. Cependant le bruit sourd qui se fai-
sait dans le monde fut entendu au pied du tróne
d’Auguste, dans cette Rome fiére d’elle-méme,
occupée de sa gloire et pleine de sa vanité. Vir-
gile n’était pas dans les conditions ou Ton entend
les choses profondes. Pourtant il se chargea de
rendre témoignage et de dire en vers élégants
qu’il avait entendu quelque chose. Plus loin Isaíe,
Jérémie, Ezéchiel, Daniel, le grand Daniel,
Thomme de désirs. Et Balaam? Que dire de ce
personnage extraordinaire, qui parlait malgrélui?
Et Abraham, et Isaac, et Jacob, et Israel ? Dans
Tinte r valle Moíse.
Toutes les grandes voix s’étaient donné un ren-
de z-vous supréme. L’écho de toutes les monta-
gnes, de toutes les vallées, de toutes les colimes,
répétait la méme promesse. II répétait et ne se
répétaitpas; car la promesse, uniforme en elle-
méme ? variait sans cesse dans les points de vue,
dans les aspects, dans les paroles, dans les
détails. C’était la méme promesse; mais elle ne
retentissait pas partout de la méme maniére :
Pécho des montagnes n’est pas celui des vallées.
Elle disait toujours la méme chose, et jamais ne
se ressemblait á elle-méme.
Que dut-il se passer dans l’áme de la Vierge,
quand Tange lui apparut? qu and Tange, lui appa-
raissant, lui apprit que le moment était venu, le
inoment que son désir avait appelé aprés tant
d'autres désirs ? Mais que dut-il se passer dans
l’áme de la Vierge, quand Tange lui annonja que
LA FIN DE MARS
141
le moment était venu non-seulement pour elle,
mais par elle, que c’était elle, elle-méme, qui
était la Mére du Messie ? Et non-seulement il lui
annonja la chose, mais il la lui proposa. II atten-
dit son acceptation. Le cardinal de Bérulle fait
ici une assez singuliére remarque. II constate
que ríen n’était plus facile á Marie que de devi-
ner qu’clle était elle-méme la Mére du Messie.
Elle savait les promesses; elle savait que les
temps de l'accomplissement étaient venus; elle
savait que le Messie sortirait de la maison de
David; elle savait qu’elle était de la maison de
David. Elle savait qVune Vierge conce vrait et
enfanterait. Elle savait qu’elle avait fait vceu de
virginité, et qu’elle était la seule qui eút fait ce
voeu contraire aux pensées des Juives. Elle pou-
vait voir se réunir sur sa téte prédestinée toutes
les conditions requises pour cette prédestination ;
elle pouvait voir converger vers elle tous les
rayons de la lumiére prophétique. Eh bien! elle
ne voyait pas! elle ne comprenait pas! Elle ne
savait pas ! elle ne devinait pas ! elle était aveu-
gle sur elle-méme et ne reconnaissait pas en elle
la personne désignée, quoiqu’elle connút toutes les
clauses de la désignation. On dit méme qu’elle
demandait comme un honneur supréme d’étre la
servante de la Mére du Messie et que l’idée d’en
étre elle-méme la Mére ne s’était pas présentée
á son esprit.
Quoi qu’il en soit, elle dit : Fiat!
Une ancienne tradition veut que le monde ait
i 48 PHYSIONOMIES DE SAINTS
été créé en Mars. Le Fiat lux avait retenti dans
ce mois. Le mot Fiat est plein de mystéres, et
ce sont des mystéres de création ou des mystéres
de rénovation. Ce sdnt aussi des mystéres de
cdhsommation j car la fin du monde pourrait avoir
lieü k l’époque de la création du monde. Quoi
qu’il en soit de ce dernier point, il est bien remar*»
quable que le mot Fiat ait dohné á la lümiére na-
ttírelle et á la luttiiére surnaturelle l’ordre ou la
permíssion de briller. A peu prés á la méme épo-
que, á peu prés ati moment oú le Fila de Dieu
s incarna et bu le Fils de Dieu mourut* se grou-
pent quelques personnages dont la féte, presque
ignorée, se place üh peu capricieusement : par
exemplé Melchisédech, Isaac, le bon Larron.
Leurs fétes varient du 2g mars au ig üvril. Les
Ethiopiehs honbrent Melchisédech le 12 avril et
Isaac le I er maij rnais d’autres placent ces féles
moins loin. Le bon Larron arrive áussi rers le
temps de Páques ; mais le jour est incertain.
Ges personnages, grands et mystérieux, sont
grbupés autbur des jours oú le Sauveur s’in-
carne et meurt, parce qu’ils ont avec lui de pro-
fbndes et mystérieuses relations.
Qü’est-ce que Melchisédech ?Personne ne lesait
au j usté . Mai s Ba grandeur , constatée par Saint Paul,
Bebible attestée, témoignée,glorifiée par le mystére
méme oú est plongé son nom, II est sans pére et
sans mére,sans généalogie. Le voisinage oú ilest
de l’éternité permetdele déclarersanscommence-
ment et sans fin. Quelle attitude sublime que la
LA FIN DE MARS
143
sienne ! II apparaít, dans le lointain de Phistoire,
comme Roi de justice ! Ilest Roide laCitédePaix!
Roi de Salem, c’est-á-dire de Jérusalem, avant que
Jérusalem n’eút re£u son derniefr nom I II est Roi
eí ilest Prétre* Ilest Pontife éternel ! Roí dejubtice
8Ígnifie : Melchisédech . Melchisédech sighifie t Roi
de justice» De sorte qué cet homme ne peut étre
nommé, sans que la justice soit nommée en métne
temps.La justice s’eet assímilée á lui. Ellé apéné-
tré son noitt.
Ce roi nous apparaít comme Roi de justice et
comme Prétre. Quant ál’exercicede sesfonctions,
nous le connaissons peu* Gependant nous Voyons
Tofifrande et la bénédiction.
Quelle scéne grandiose l Ges peísonnages sfem-
blent dépasser de beatícoup la taille humainfe !
Abraham, le pére des croyants, celüi dontlapos-
térité sera nombreuse comme les étoiles, vientde
délivrer Lothdes mains des rois ses voisins. Mél-
chisédech vient ása rencontre, offrant le paín et le
yin, car il était prétre du Trés-Haut. II est, je croÍ6 f
le premier auquel laqualité de prétre soit attribuée
dans l’Écriture. C’est pourquoi il offre le pain et le
vin,solennellementet prophétiquement. II annonce
TEucharistie et donne sa bénédiction. Sa bénédic-
tion est simple etsolennelle comme Poffrande. Que
le Dieu Trés-Haut, qui a fait le ciel et la turre, bé-
nisse Abrahato I Que béni soit le Dieu Trés-Háut
qui a mis les ennemis d’Abraham entre les mains
d’ Abraham !
Du reste* aücune connaíssance bien précise ne
144 PHYSIONOMIES DE SAINTS
nous est donnée. Peut-étre le vague du nom de
Mclchisédech convient-il á sa grandeur. L’Eglise
ne lui assigne pas de féte universellement célé-
br ée . Mais elle le place, dans le canon de la messe,
á cóté d’Abraham et d’Abel. M. Olier a écrit de
belles choses sur les ressemblances et les diffé-
rences de ces trois sacrificateurs et des sacrifíces
offerts par leurs mains.
Le plus illustre est Abraham. Son sacrifice est
devenu populaire, parce qu’il remue la nature hú-
mame plus profondément. La féte d’Isaac se place
á peu prés au méme moment que celle de Melchi-
sédech, Comme elle, elle est lócale et variable.
Le nom d’Isaac signifie : Rire.
Quand le Seigneur annon$a sa naissance, Sara
rit; car elle était vieille. Elle se cacha pour rire;
elle rit derriére la porte.
Et le Seigneur dit : Pourquoi Sara a-t-elle ri ?
Est-ce que quelque chose est difficile á Dieu?...
— Je n’ai pas ri, dit Sara épouvantée.
— II n’en est pas ainsi, dit le Seigneur: vous
avez ri.
Et l’enfant, quand il naquit, fut appelé Rire.
— Le Seigneur, dit Sara, est l’auteur de mon rire .
Ouiconque entendra mon histoire rira avec moi.
Le mot rire, qui apparatt á chaqué instant
quand il estquestion d’Isaac, est un des mots les
plus absenta de l’Écriture Sainte.L’Écriture en est
prodigue á propos d’Isaac ; partout ailleurs elle en
est avare. Et méme, quand elle l’emploie, c’est
dans un sens figuré. II s’agit de l’ironie ; il s’agit
LA FIN DE MARS
145
del’impiété deshommes oudes colé res du Seigneur.
Mais le rire ordinaire, le rire proprement dit, ne
reparait pas, je crois, aprés la naissance d’Ieaac,
qui est un des premiersfaits de l’histoire humaíne
racontés par PÉcriture.
Qu’arriva-t-ilsur lamontagne du sacrifico ?C’est
ce que personne ne sait précisément. Jusquoú
alia la douleur d’Abraham? Ge Fils si longtemps
désiré, ce Fils tellement inespéré que la pro-
messe de sa naissance faisait rire Sara, ce Fils
dont la naissance était le chef-d’oeuvredePInvrai-
semblable,ce Fils était celui qu’il fallait immoler !
Sa naissance avait ressemblé áune victoire deDieu
sur les lois de la nature. Et quand ce Fils bien*
aimé, né contre la vraisemblance, est devenu un
jeune homme, il faut lui donner la morí, á luí qui
porte FEspérance et la Promesse d’une postérité
nombreuse comme les étoiles du ciel ! 11 faut tuer
ce germe de vie si chérement acheté, si désiré*
si précieux.
Quelles pensées tumultueuses devaient gronder
au fond d’Abraham ! quelletempéte ! Cependaní il
obéit avec une telle simplicité, que cette simpficilé
remplit seule le récit de TÉcriture. Pas de ré-
flexions, rien que le fait; mais le fait est si terrible
qu’il sous-entend tous les sentiments humains.
Saint Ephrem fait une remarque intéressante.
Abraham, quand ilvoit la montagne dusacriílce,
dit auxserviteurs : Attendez ici avec Táne; moi et
Fenfant, quand nous aurons adoré, nous re vie n-
drons vers vous.
146 PHYSÍ0N0MIB8 DB 8AINTS
Abrahamne croyait pas oe qu’il disait. Et cepen-
dant il disait la vórité, mais la disait sana la con*
naítre. II ávait l’intention de tuer l’enfant. II ne
sávait pas que l’enfant reviendrait ayec luí. Et cepen-
dant il le disait, comme s’il ávait prévu le dénoue-
ínent qu’il né prévoyait pas. 11 prophétisait sans
le sávoir. Sea lévres, dit saiut Ephrem, pronon-
gáient ce que son esprit ne sávait pas. Et ellés
pronon?aient la vérité.
Un instant aprés, seul aveo son páre, Isaac
fait une question déohirante pour Abraham.
Mon páre 1 — Que veux-tu moa fils ? — Voici
le feuet le bois; mais ou done est la victime? —
Dieu se fournira á lui-méme la victime, mon fils.
Abraham prophétise encore et prophétise sans
le savoir. II annonce I’apparition de I’ange et Já
rencontre du bélier qu’il ignoraittoutesleg deux.
. L’Ecriture est tellement féconde, qu’elle appa-
ralt constamment jeune. Le sacrifica d’Abraham
est un drame, dont l’émotion a traversé les sié-
cles sans diminuer. Il est impossible de constater
comme elle le mérite la sirppfimté du récit. Cette
simplicité est redoutable. Moins elle dit de cbo-
ses, plus elle en fait deviner. La question d’Isaac
«st d’une ignorance qui déchire le coeur. La ré-
ponse d’Abraham est d’une Science qui le déchire
aussi. Car cette Science prophétique n'était que
sur ses lévres; et ses paroles, quoique vraies, ne
pénétraient pas son esprit.
, D’Isaac au .bon Larron il n’y a pas de transition
visible. Ces deux personnages ne se resseipblent
LA FIN DE MARg
147
pas et sont géparés par bien des siécles. Mais
tout se tient tellement dans Péconomie de la
Rédemption, que Vart heureux de» transitions
y est absoluraent mutile. Isaac est la fígure du
pécheur racheté.
Et le boa Larron n’est-il pas le type du pécheur
pardonné? Isaac était innocent, le Larron était
coupable. Le coupable est prés de Jésus-Christ
physiquement, dans le temps et dans Tespace.
L’innocent symbolise Jésus-Christ de loin, á tra-
vers le temps et Pespace.
D ? aprés la tradition, le bon Larron s’appelait
Dismas.
Saint Anselme raconte sonhistoire, non comme
un fait authentique, mais comme une légende trés
accréditée.
D ? aprés le récit de saint Anselme, Dismas vivait
dans une forét au moment de la fuite en Egypte.
II était fils du chef des assassins qui étaient lá, en
bande, dévalisant les voyageurs. La Sainte Fa-
mille parnít. Voyant l’homme, la femme et Fen-
fant, il se prépara á les attaquer. Mais quand il
approche, il est saisi d’un respect afifectueux et
tendre; il offre Phospitalité aux voyageurs ; il leur
donne tout ce qui leur est nécessaire ; il accablé
Penfant de caresses. Marie le remercie et lui pro-
met une grande récompense.
Jésus-Christ mourant tient la promesse de sa
Mére. Dismas fut récompensé sur la croix des
procédés qu’il avait eus dans la forét.
Quoi qu’il en soit de la légende racontée par
148
PHYSIONOMIES DE SAINTS
saint Anselme, le bon Larron est une des figures
Ies plus singuliéres de Phistoire des Saints. Voleur
et assassin, il est canonisé par Ies lévresde Jésus-
ChrisL II est placé á la droite du Fils; par lá il
représente tous Ies élus.
Le Calvaire figure le jugement dernier. Done le
bon Larron est la figure du peuple prédestiné.
Ouvrier de la derniére heure, il éprouve la ma-
gnificence de Celui qu’il invoque et qu’il adore. II
reconnaít le Crucifié, son voisin, comme juge des
vivants et des morts. Et le Crucifié répond.
D’aprés le Pére Ventura, les deux Larrons
donnent aux hommes deux le^ons capitales. Le
hon Larron, chargé de crimes et armé seulement
d’un repentir trés court, dit au genre humain :
II ne faut jamais désespérer.
Le manvais larron, dans des conditions en
apparence identiques, meurt tout prés de Jésus
et dit au genre humain :
II ne faut jamais présumer.
Le bon Larron est spécialement invoqué contre
la torture, contre Timpénitence finale et contre
Ies voleurs.
CHAPITRE XIII
8ÁINT EZECHIEL.
On oublie trop les saints de l’Ancien Testament.
II ne sera peut-étre pas inulile d’esquisser la
grande figure d’Ezéchiel, que le martyrologe
romain célébre le io avril.
Ezéchiel veut dire Forcé de Dicu, ou Empire
de Dieu. II est souvent appelé Fils de l’Homme,
car il fut Pimage de Jésus-Christ.
II est caractérisé dans PEcriture par une parole
rarementprononcée, parole courte et mystérieuse
qui lui donne une place á part parmi les grands
élus.
Ezechiel , qui vidi conspectum glorias.
Ezéchiel qui contempla Paspect de la gloire!
Quel homme était-il done pour avoir été ainsi de-
signé par la parole sobre de PEcriture, á qui
Pemphase est inconnue ?
On croit qu’Ezéchiel naquit en Pan du monde
34i i . II avait vingt-quatre ans quand il fut conduit
captif á Babylone avec le roi Jéchonias.
Pendant qu’Ezéchiel partait pour Babylone, Jé-
rémie restait á Jérusalem. Mais il se passa entre
150
PHYSIONOMIES DE SAINTS
eux un merveilleux phénoméne de lumiére qui est
trés oubíié,
Ezécbiel voyait á Babylone ce que Jérémie
voyait, á Jérusalem. La méme désolation remplis-
sait leurs deux ámes; les mémes horreurs étaient
placees devant les yeux de leur esprit. L’un était
en Cha Idé e, Tautre en Judée, mais les menaces
qui partaient de la Chaldée et les menaces qui
partaient de la Judée étaient les mémes menaces.
L’esprit prophétique disait á l’oreille d’Ezéchiel,
le captif de Babylone, Ies mémes plaintes et Ies
mémes imprécations qu’á l’oreille de Jérémie, lé
désolé de Jérusalem.
Ezéchiel voyait en esprit ce qui se passait á
Jérusalem et lan§ait sur les crimes de sa patrie,
qu'il voyait par les yeux de l’áme, les mémes ana-
thémes que Jérémie * qui les voyait par les yeux
du corpa.
Ezécbiel était captif depuis cinq ana, quand le
don de prophélie lui fut fait.
II était au milieu des captifs, quand Ies cieux
lui íurent ouverts. II avait Vingt-netif á trente
ans, et Fon peut voír ici, entre cet áge et l’áge
de Jésus-Chríst, une certaine ressemblancfe qui
nV st pas sana tnystére. Saint Jean-Baptiste et
Jésus-Ghrist avaient trente ans quand ils cotnmen-
cérent áprécher. Ezéchiel avait trente ans qtiand
il commenja á voir. Voir pour lui, c’étáit pré-
cher.
II denieura á Babylone, au milieu déS Jüifís en-
duréis et captifs* captif comtiíe eux, tioti pús
SAINT fczáCHIKL
151
endurci comtne eux. La présence des Juifs á Ba-
bylone était un chátiment* La présence d’Ezéchiel
au tnilíeu des Juifs était une miséricorde. II était
lá pour adoucir par sa captivité Thorreur de la
captivité des autres. II était lá pour aVertir que
Dieu n’avait pas oublié son peuple.
II était, dit le Saint-Esprit, le prodige de son
siécle, et le signe donné A la maison d’Israél. Par
sa voix, le souffle de Dieu passait encore Sur la
téte de ce peuple infidéle, puní* rappelé, áverti,
caressé> menacé. Saint Jéróme nous dit que les
prophéties de Jérémie étaient envoyées de Jéru-
salem á Babylone, et les prophéties d’Ezéchiel de
Babylone á Jérusalem.
Ainsi les Juifs échangaient leurs trésors. Les
coups et les contre-coups de la lumiére allaient de
la terre d’exil á la terre de la patrie, et de la terre
de la patrie á la terre d’exil. Et, par une magni-
fique concordance, les échos de Babylone et les
échos de Jérusalem se renvoyaient les uns aux
autres les mémes lamentations, íes mémes sup-
plications, les mémes imprécations et Ies mémes
espérances.
Dans le langage symbolique, Jérusalem re-
présente la cité de Dieu; Babylone, la cité de
Satan.
Jérusalem et Babylone sont les deux póles du
monde moral.
Ces deux voix discordantes ont été, pour un
moment, réduites á l’harmonie. C’est qu’á ce
moment-lá, Ezéchiel était á Babylone, dépositaire
152 PHYSIONOMIES DE SAINTS
sacré de l'esprit de Jérusalem. Et á ce moment-
lá, Jérémie,qui était á Jérusalem, lan^ait sur elle
ses foudres, parce qu’il reconnaissait en elle Tes-
prit de Babylone.
L’esprit de Babylone avait envahi Jérusalem,
et c’est pourquoi les habitants de Jérusalem
furent condamnés á Babylone.
Mais parmi ces captifs, voici Ezéchiel. Et, par
lui, l’esprit de Jérusalem envahit Babylone, et
Ies Juifs, á la fois instruits et confondus, virent
fondre sur eux, de droite et de gauche, la méme
Iumiére et la méme foudre.
Les deux nuages portaient les mémes mysté-
res.
Les deux ionnerres avaient les mémes gronde-
ments.
Saint Grégoire dit qu’Ezéchiel n’est pas seule-
ment prophéte, mais docteur. Ses prophéties ont
le caractére de prédications. Et, comme s’il eút
voulu donner aux prédicateurs futurs un ensei-
gnement muet et profond, Ezéchiel, avant de
parler, pleura sept jours en silence.
II décrit le lieu oú il osa enfin élever la voix.
G’était prés du fleuve Chobar, qui verse ses eaux
dans FEuphrate, non loin de Circésium.
David semblait avoir prophétisé ce prophéte
quand il disait : Nous nous sommes assis et nous
avons pleuré le long des fleuves de Babylone.
Super Jlumina Babylonis illic sedimus et fíe-
virnus*
On dirait que la triste sse d’Ezéchiel avait été
SAINT EZÉCHIEL 153
devinée par Fáme de David et le fleuve Chobar
entre vu par les yeux de son esprit.
On dirait que la mélancolie du captif contem-
plait dans Feau courante la rapidité du torrent
qui emporte les choses humaines.
Le langage d’Ezéchiel est superbe de liberté.
Des imbéciles en ont ri au siécle dernier ; mais
leur rire ne s’entend plus. Et la parole d’Ezéchiel
retentit toujours.
La visión du char mystérieux traíné par quatre
animaux proméne de siécle en siécle les mysté-
res dont elle est remplie. Et si les échos de Jéru-
salem répondaient instantanément aux écbos de
Babylone, par la voix de Jérémie, les échos de
Pathmos leur ont répondu plus tard, par la voix
de saint Jean.
La résurrection universelle apparut au pro-
phéte. Ezéchiel vit d’avance Fheure solennelle ou
les terres et Ies océans rendront leurs morts.
€ La main de Jéhova se reposa sur moi et me
transporta dans une plaine couverte d’osse-
ments. »
Voici quelques traits de cette scéne grandiose :
€ — Fils de Fhomme, me demanda Jéhova, ces
« restes desséchés revivront-ils?
€ Seigneur, vous le savez.
« — Adresse-leur la parole. Dis-leur : Os$e-
« ments arides, écoutez Fordre de Jéhova. Voici
« ce qu’a dit FEternel : Mon souffle va vous pé-
« nétrer et vous vivrez. J’étendrai sur vous des
€ nerfs comme un réseau : je ferai croítre les
154 PHY S IONOMIE S DB SAINTS
« chairs ; j’ingpirerai en vous PEsprit de Vie ét
€ vous ressusciterez.
€ — Je pris la parole et je répétai Pordre.
€ A ma voix un cliqueíis sonore retentit parmí
« les ossements. Les os se rapprochaient des os;
« ils se cóuvrirent de leur réseau nerveux ; yoici
€ la peau; voici des chairs nouvelles. Mais ils
« n’avaient pas encore PEsprit de Vie, et Jéhová
« me dit : — Fils de l’homme, parle á PEsprit.
« Dis-Iui : Voici la parole du seigneur Adonáí :
« Esprit, accours des quatre vents du ciell Souffle
sur ces morts et qu’ils revivent!
« Ma voix répéta Pordre, et PEsprit de Vie pé-
« nétra les cadavres; ils ressuscitérent, et se
« dressant sur leurs pieds, ils parurent defant
« moicomme une armée innombrable. »
D’aprés une tradition recueillie par saint Isidore
et saint Epiphane, Ezéchiel eutle dondesmiracles.
D’aprés cette tradition* il aurait conduit le peuple
juif qui Paurait suivi á pied sec par lé milieü du
fleuve Chobar,comme autrefois Moíse á travers la
mer Rouge ; il aurait, dans une famine, suscité tout
á coup un nombre immense de poissoiis, etc. Mais
PEcriture est muette sur cette tradition»
Enfin Ezéchiel mourut martyr.
L’ouvrage attribué á saint Epiphane sur la vie et
la mort des martyrs, la tradition de saint Isidore,
évéque de Séville et le martyrologe romain,nous
apprennent qu’il fut tué á Babylone, parce qu’il
reprochait son idolátrie au magistrat chargé de
juger Israel captif.
SAINT EZÉCHIEL
155
Le martyrologe ajoute qu’il fut enterré dans la
sépulture de Sem et d’Arphaxad, qui étaient les
ancétres d’Abraham.
Saint Athanaso, dans son livre de l’Incarnation
du Verbe, dit qu’Ezéchiel est mort pour la cause
du peuple. On ne sait s’il fut lapidé ou écartelé.
Andricominius,dans son Théátre de ¡aterre sainte,
adopte ce dernier sentiment.
Onvoit encore aujourd’hui, au lieu nommé Kiffel,
le tombeau du prophéte. Le lieutenant Lepich,
chargé par Ies Etats-Unis d’une mission en Pales-
Une, rapporte sur ce tombeau d’intéressants dé-
tails cités par M. TabbéDarras,dans son Histoire
de l’Eglise (t. III, p. 344).
Le chef des tribus qui habitent ce pays conduit
les voyageurs dans une grande salle soutenuepar
des colonnes. Au fond de cette salle une grande
bolte contient une copie des cinq livres de Moíse
écrite sur un seul rouleau. Au sud, une piéce plus
petite contient le tombeau d’Ezéchiel. Le dóme de
cette chambre est doré, et continuellement illuminé
par une grande quantité de lampes qui ne s’étei-
gnent ni jour ni nuit.
Telle est, dans sa forme historique, et vue du
cóté de la terre, du cóté des ténébres, la grande
figure d’Ezéchiel.
Une certaine obscurité plañe sur les détails,
comme il arrive aux hommes qui sont plus haut
que les lieux qui fixent ordinairement les yeux et
le coeur de Phistoire.
CHAPITRE XIV
SAINT GEORGES.
Voici un des saints les plus illustres et les plus
oubliés, illustres jadis, oubliés aujourd’hui. Les
Grecs le nomment le grand martyr; toutl'Orient
a retenti de ses louanges. Une célébrité qui alhít
jusqu’á la popularité désignait saint Georges
comme le patrón des héros. Au point de vue bis-
torique, sa vie estápeu prés impossible á éclair-
cir en détail. D’aprés les uns, elle est toul enliére
et rigoureusement exacte. L’histoire du dragón,
considérée par M. Jean Darche, dans sa grande
histoire de saint Georges, comme rigoureusement
historique, est considérée par d’autres comme un
pur symbole.Nous n’entrerons pas dans cette dis-
cussion. Historique ou légendaire, rhistoirc du
dragón caractérise dans les deux cas saint Gcor-
ges. Qu’elle signifie la victoire remportée sur un
dragón et la délivrance d’une jeune filie, oula vic-
toire remportée sur Tidolátrie et la délivrance de
1’áme, elle signifie en tout cas victoire sur Peone-
mi, écrasement du fort, délivrancé du faiblc; elle
indique le caractére de saint Georges, et Pimpres-
sionqu’il a faite sur la terre en passant sur elle.
158 PHYSIONOMIES DE SAINTS
Les parents de saint Georges étaient chrétiens.
Quelques auteurs croient que son pére fut mar-
tyr. II naquit en 280. Sa mére fitson éducation.A
17 ans, il embraga la profp^siiop des armes. Tou-
joursj suivant la remarque du pére Faber, les
dons surnaturels viennent se qreffer sur les dons
naturels qui leur ressemblent le plus. Saint Geor-
ges devait étre le patrón de la victoire. II fut done
soldat romain. II débuta par Fhéroísme naturel,
pour arriver á Fhéroísme surnaturel, ou Fhé-
roTsme surnaturel qu’il possédait déjá se cacha
d'ahord sous les apparencesderhéroísme naturel.
Toujours, comme je Fai (\éjh remarqué ailleurs,
le personnage historjque se desaíne aux yeu* de
Fhumanité dans une certaine attitude. Toujours un
des traits de sa vie attire á lui tout le reste, et son
i maje se grave dans Fimagination humaine sous
ce trait particulier.
Pour saint Georges, c’est Fécrasement du dra,
gon, L'art ne représente jamais saint Georges
que lerrassant le dragón.
Chose bizarre ! cet homme ¿Ilustre par son
courage et ses exploits, que les rois guerriers
ont pris dans le moyen-áge pour patrón, cet
homme partout représenté comme combattant ep
vainquenr, a un pom qui dans sa signification
étymologique signifie: ’laboureur. Existerait-il
entre le laboureur et le soldat quelque relation
mystérieuseíC’esttrés possible;mais continuons.
Arrivons i Fhistoire du dragón, historique ou
légendaire, intéressante dans les deux cas.
SAINT GEORGES
159
G-était aux environs de Beyrouth; un ¿norme
dragón habitait un lac dont il infestait les eaux et
les bords: il n*en sortait que pour se précipiter
sur Ies animaux et sur les hommes. II arrivait
parfbis jusqu’aux portes de la cité dont il empes-
tait Tair.
On convint de faire la part du feu et de lui
donner pour victimes deux brebis par jour. Mais
bientót les brebis s’épuisérent. On consulta l’ora-
cle. L’oracle répondit qu’il fallait servir á manger
au dragón des victimes humaines, et tirer au sort
le nom de ceux qui allaient mourir.
Ge récit, qui peut faire sourire l’ignorance mo-
derne, n’a ríen d’étonnant aux yeux de ceux qui
connaissent Tantiquité. Son histoire superficielle
passe ces choses-lá sous silence. Son histoire
vraie Ies constate. La préoccupation constante
des oracles, c’est-á-dire des idoles, est de denjan-
der des sacrifices humains. Le sacrifice buijiain
est la passion de l’enfer. Le sacrifice est Tacte de
Fadoration, et comme le démon a faim et soif
d’étre adoré, il a faim et soif de la chair et du
sang de J’homme. Aux peuples grossiers il de-
mande le sacrifice humain sous sa forme la plus
grossiére. Aux peuples raffmés il demande le
sacrifice humain sous une forme plus raffinée. Mais
toujours il veut le sacrifice humain, II yeut le
sang; ou bien il veut les larmes, que saint Au-
gustin nomme le sang de Táme. II veut que la
vie humaine, sous une telle forme, soit immolée
sur son autel. Mgr Gaume, dans son livre sur le
160 PHYSIONOMIES DE SAINTS
Saint-Esprit, raconte, dans sa yérité historique,
cette passioninfernale. ABeyrouth,comme partoui
ailleurs, Foracle demanda des victimes humames*
La Fontaine, qui a recueilli cette tradition dans
Les animaux malades de la pestes commis une
erreur profonde.
« Que 1c plus coupable de nous se sacrifie aux
traitsdu céleste courroux. »
Dans Ies íraditions du genre humain, ce n’est
pas le sang du plus coupable qui est demandé,
c'est le sang du plus innocent. Satan demande en
général le sang des vierges. Ce n’est pas éton-
nanL La parodie est le génie des singes.
LTn jour, k Beyrouth, le sort désigna Margue-
rite, filie du roi. Le roi refusa sa filie; mais le
peuple se révoltait déjá á cette époque. On e li-
to u ra le palais. On menaga d’y mettre le feu. On
voulut bruler vive la famille royale. Le roi dut
céder et ceda* II livra sa filie.
On la para de ses vétements de féte.
Yoici encore un fait remarquable et absolument
caracléristique du sacrifico : toujours et partout
les victimes arrivent au búcher parées de véte-
ments de féte. L'homme lui fait sentir le prix de
la vie au moment ou la vie va lui étre enlevée.
G'est un moyen d’aiguiser la pointe du glaive.
Toujours la victime est faite aussi attrayante que
possible aux autres et á elle-méme au moment oü
elle va étre égorgée. C’est la loi.
Margue rite est conduite au lieu ou le monstre
va venir la prendre. Elle s’appuie, fondant en lar-
SAINT GEORGES
161
joes, contre un rocher. A cóté d’elle une brebis.
La brebis sera sa compagne. Le monstre va dé-
vorer dans le méme repas Marguerite et son
symbole : deux brebis á la fois.
Mais voici saint Georges qui passe prés du ro-
cher. II voit la vierge en larmes, s’approche et
Tinterroge. Elle raconte son malheur. Le saint
héros reste á cóté d’elle.
Tout á coup Teau bouillonne : le dragón se re-
plie, souléve les flots ; d’affreux sifflements rem-
plissent Tair, d’horribles miasmesrempoisonnent;
la jeune filie pousse des cris de terreur. — Ne
craignez ríen, dit saint Georges qui monte sur son
cheval, se recommande á Dieu, se précipite sur
le monstre, le perce de sa lance, le couche á ses
pieds.
— Mainlenant, dit Georges á la jeune filie, dé-
liez votre ceinture et attachez-la á son cou.
Et elle ramena le monstre dans la ville, oú le
peuple assemblé éclatait de joie et de reconnais-
sance.
Et Georges dit au peuple que, s’il voulait croire
en Dieu, il achéverait le monstre. Le roi re$ut le
baptéme, et vingt mille hommes avec lui.
Le roi voulut combler Georges d’honneurs et
partager avec lui sa fortune. Mais Georges fit
distribuer aux pauvres tout ce qu’on voulait lui
donner, embrassa le roi, lui recommanda tous Ies
malheureux et retourna dans son pays.
Cependant Dioclétien régnait. C'était un homme
trés dévot, car dévot veut dire dévoué, mais
ti
162
PHYSÍONOMÍES DE SAINTS
c'était á Apollon que ce dévot était dévoué. Un
jour il consulta Toracle sur les affaires du gou-
vernement; mais du fond de son antre Toracle
réponditqu’il était arrété. « Les justes quisont sur
la terre nTempéchent de parler, dit-il. lis trou-
blent Tinspiration des trépieds. »
— Quels sont ces justes? demanda Tempereur.
— Prince, ce sont les chrétiens, répondit Tora-
ele.
Dés ce jour la persécution, qui s’était r alende,
prit des porportions épouvant ables.
Georges était un grand personnage dans Te Ma-
pire. II était d’une grande famille, riche et soldat.
Ces qualités róunieslui donnaient droit á quelque
chose,carlessoldats étaienttoutáRome. Georges,
voyant recommencer les persécutions, n’imposa
pas silence á sa colére. Ses amis lui conseillérent
la prudence, et la lui conseillérent inutilement. II
n’ignorait cependant pas que Dioclétien était
homme á immoler ses meilleurs amis au premier
moment de mauvaise humeur. II connaissait les
habitudes de la cour. II Ies connaissait méme si
bien qu’il distribua son argent et ses vétements
aux pauvres, comme un homme qui bientót n’au-
ra plus besoin de rien pour son usage personnel.
II faut se souvenir que Georges était un tout
jeune homme. Sa confiance et son audace suma-
turelles furent peut-étre aidées par cette circons-
tance. II avait peut-étre vingt ans, mais il était
tribun, ou plutót il Tavait été, car il venait de ré-
signer son emploi. II pouvait aborder Tempereur
SAINT-GEORGES
163
et il Faborda. « Jeune homme, lui répondit Dio-
clétien, songe á ton avenir.» Georges allait répon-
dre; mais la colére simpara de Fempereur, co-
lére qui dut étre atroce, puisqu’elle était sans
cause apparente et qu’elle venait du méme iieu
que les réponses de Foracle.
Les gardes re^urent Fordre de conduire Geor-
ges en prison. Lá on le jeta á terre ; on lui passa
les pieds dans les entraves. On lui posa une
pierre énorme sur la poitrine.
Le lendemain il fut encore pré senté á Dioclé-
tien, et comrae toutes les séductions íurent aussi
inútiles quecellesde la veille, on enferma Geor-
ges dans une roue armée de pointes d’acier, afin
de le déchirer en mille piéces.
II fallut inventer de9 tortures; on en inventa.
Le nom de Georges le grand martyr vient des
tourments invraisemblables qu’il supporta avant
de mourir. II souffrit dix mille morts les unes
aprés les autres.
On le fouetta jusqu’á mettre Ies os á découvert,
puis on le jeta dans une fosse ar dente. Le martyr,
environné de flammes, disait les psaumes de Da-
vid. Mais un ange paralysa Faction des flammes,
et aprés trois jours et trois nuits, Georges, au
lieu d’étre brülé, était guéri.
Alors Dioclétien lui fit mettre aux pieds des
brodequins de fer rougis. au feu et munis de poin-
tes ; ce tourment avait été mutile jusque-lá ; il ar-
racha enfin á Georges des gémissements.
Mais, comme il n’était pas mort, on le chargea
164 PHYSIONOMIES DE SAINTS
de chatnes, et on le jeta dans un cacliot oü TEu-
charist : e lui fut apportée, et ses chatnes tombérent
d’elles-mémes. Georges fut encore mis á la ques-
tion. Mais voici un fait remarquable. II fut thau-
maturge pendant son martyr, etpendant qu^il ver-
sait son sang, il exerfa la miséricorde envers un
animal. Un paysan paíen, nommé Glycére, venait
de voir mourir un boeuf dont il avait besoin. Ce
paysan, rencontrant le martyr, lui demanda la ré-
surrection de son boeuf. Georges lui demanda s’il
voulait croire en Jésus-Christ, et sur sa réponse
affirmative : «Va, lui dit-il; retourne á ta char-
rue, tu trouveras ton boeuf vivant. »
Quand Glycére arriva au champ, son boeuf était
prét á travailler. Peu de jours aprés, le paysan
mourut martyr.
Cependant Georges continuait á souffrir sans
mourir. II demanda lui-méme d’étre conduit au
temple pour voir les dieux qu’on y adorait. Dio-
clétien assembla le sénat pour le rendre présent
á sa victoire. Tous les grands personnages de-
vaient voir Georges vaincu sacrifier enfin á Apol-
Ion. Tous les yeux étaient fixés sur lui.
Georges s’approche de Tidole, puis il ¿tend la
main, puis il fait le signe de la croix.
« Veux-tu, dit-il á Tidole, que je te fasse des
sacrifices, comme á Dieu?
— Je ne suis pas Dieu,répondit le démon forcé
á cet aveu : il n’y a pas d’autre Dieu que celui
que tu préches. »
Aussitót des voix lúgubres et horribles sorti-
rent des idoles, qui tombérent en poussiére.
8AINT-GE0RGES 165
Alors on reprit Georges et on luí trancha la
téte.
Ilest á remarquer que,dansles longs martyres,
quand le supplicié a résisté á plus de tortures
qu’il n’en faudrait pour tuer dix mille hommes,
on finit toujours par lui trancher la téte,etla main
qui arréterait la loi naturelle pour prolonger la
vie se retire; la mortcesse d’étre retardée.
Toutes les traditions relatives au cuite de saint
Georges se rapportent au caractére que j’indi-
quais tout á Theure et á la victoire remportée
sur le dragón.
On dit que le saint apparut, avant la bataille
d’ Antioche, á Parmée des croisés, etque les infi-
déles furent vaincus par sa gráce.
On parle d’une autre apparition de saint Geor-
ges á Richard I er , roi d’Angleterre, qui combattit
victorieusement les Sarrasins.
Constantinople possédait autrefois cinq ou six
églisesdédiées á saint Georges ; la plus ancienne
fut bátie par Constantin le Grand.
Les pélerins de Jérusalem visitaient le tombeau
de saint Georges á Diospolis, en Palestine,oú une
magnifique église lui fut Dátie par Justinien. Saint
Grégoire de Tours nous apprend que le cuite de
saint Georges était populaire en France au
sixiéme siécle.
Enfin sainte Clotilde, femme de Clovis, dressa
des autels á saint Georges.
Ainsi la tradition, toujours fidéle á Fesprit qui
lui donna naissance, en France comme á Constan-
PHYSIONOMIES DE SAINTS
166
tinople, associe Tidée 4© saint Georges á Tidée de
la victoire.
Une tradition trés répandue affirme que saint
Georges a supplié Dieu avant sa mort d’exaucer
les priéres de ceux qui le prieraient par la mé-
moire de son martyre. Une tradition analogue
existe pour saint Christophe et pour sainte Barbe.
Tous trois figurent parmi les quinze saints, si
célébres jadis, qu’on appelle les saints auxilia -
teurs et auxquels une puissance spéciale de
secours a été attribuée. M. Jean Darche donne
leurs noms dans la vie de saint Georges (i) :
Georges, Blaise, Erasme, Pantaléon, Bit, Chris-
tophore, Denis, Cyriace, Acace, Eustache, Gilíes,
Magne, Marguerite, Catherine, Barbe.
(i) Saint Georges, martyr, patrón des guerriers, che* Girard,
éditeur.
CIIAPITRE XV
SAÍNT PIERRE CÉLESTIN.
Voici un saint peu connu et qui réunit une foule
de qualités propres á faire connaítre un homme.
Sa vie naturelle, sa vie surnaturelle, sa vie sociale,
tout en iui est extraordinaire. II lui arrive plu-
sieurs événements qui n’arrivent qu'á lui dans
Fhistoire. II est caractérísé par des faits singu-
liers et illustres qui auraient dú le désígneráFat-
tentíon universelle. Cependant il a échappé á
Fadmiration, comme si la passion de fuír lagloire,
qui fut la passion de sa vie, Feút poursuivi, quant
á la face humaine de la gloire, méme aprés sa
mort.
II est le seul, dans Fhistoire, qui, simple reli-
gieux et simple solitaire, a été placé soudainement
sur la chaire de saint Pierre. II est le seul dans
l’histoire qui, placé sur la chaire de saint Pierre,
ait abdiqué spontanément le souverain pontificat,
que personne ne lui disputait.
Le P. Giry Fappelle le Phénix de FEglise, celui
qui est seul de son espéce. Le nombre et la gran-
deur de ses miracles font aussi de lui un prodige
parmi Ies prodiges. Cependant Fhistoire, si pro-
108 PHYS IONOMIES PE SAINT*
dique de son attention, de ses souvenirs et de ses
paroles, semble en avoir été avare vis-á-vis de luí.
Puisque les miracles illustrent sa vie, nous
sommes certains d’avance que la simplicité illus-
trera spécíalement son áme; et cette habitude
des choses divines, s’il est permis de s’exprimer
ainsi, n’est pas démentie en cette occasion. Je
dis : habitude , je pourrais dire : loi . II faut seule-
ment se souvenir que toute loi a des exceptions
et que celiii qui la pose n’est jamais lié par elle.
Saint Fierre Gélestin était du bourg d’Isernie,
dans la province de PAbruzze, en Italie. Son pére
s’appelait Angevin, sa mere Marie. lis eurent
douze enfants. C’était une famille de laboureurs.
O n arriverait á un chiffre considérable, si Pon
comptait les saints qui ont passé leur enfance au
milieu des brebis, au milieu des boeufs, au milieu
des clmmps et loin des villes. Pierre était le
onziéme des douze. II perdit son pére de bonne
heure. Sa mére le choisit pour remplacer dans
Pétude des lettres son second fils qui n’y réus-
sissaií pas. Ce fut dans toute la région un
ioí¿e général contre la résolution prise par la
veuve d'envoyer aux écoles son onziéme fils. On
tácha de fui prouver que cela n’avait pas le sens
commun; la veuve, quine savait peut-étre quelle
raison humaine donner, conserva cette obstination
particuliére que Pon a, sans trop savoir pour-
quoi, quand on obéit á un ordre supérieur. Son
mari apparut la nuit á un de ses voisins, et lui
dit de confirmer sa femme dans sa résolution.
SAINT FIERRE CÉLESTIN
169
Quant á Pierre, il grandissait dans le silence,
dans l’étude, et, sans s’en douter, devenait un
saint. II recevait quelquefois, dans ses priéres, la
visite d'un saint, la visite d’un ange, la visite de
la Vierge, et ne s’en étonnait pas le moins du
monde. II était assez profond pour trouver cela
tout simple. Quoi de plus simple, en effet ?
II racontait ses visions á sa mére avec la
méme candeur qu’il nous Ies a racontées á nous-
mémes, dans le manuscrit de ses confessions ;
car il a écrit la premiére partie de son histoire,
et il la terminait quand on est venu le chercher
pour le placer sur le tróne pontifical.
Je reviendrai tout á Theure sur les détails de sa
jeunesse. Jetons d’abord un coup d’oeil d’ensem-
ble sur sa vie.
II se retira dans le désert de Morron. Le bruit
de sa sainteté s’éleva comme un murmure et
grandit comme un tonnerre. Ce fut cette gloire
qui le porta sur le tróne, et aucune intrigue
humaine, ni méme aucun calcul, ni aucune pensée
venant de luí, fút-ce la plus légitime, n’intervint.
Le solitaire de Morron n’agissait sur l’esprit des
hommes que d’une fafon surnaturelle. Du désert
de Morron, Pierre passa au désert de Magella.
Beaucoup se mirent sous sa conduite. II se forma
un couvent qui s’appela le couvent des Célestins,
et ainsi fut fondé l’ordre qui porte ce nom. On
bátit une église. La dédicace fut faite par les
anges. Si on eút annoncé alors á Pierre qu’il
serait bientót le successeur de l’autre Pierre, de
170 PHYSIONOMIES DE SAINTS
Pierre le pécheur, l’apótre et le Pape, il eút peut-
étre répondu : Comment cela se fera-t-il? car je
sais étranger ea ce monde. C’était cette sépara-
tion méme qui allait appeler sur cette téte cachée,
lointaine et recouverte, le choix de Dieu et le
choix des hommes.
En Tan 12 14 fut célébré le second concile de
Lyon. On parla de casser certains ordres reli-
gieux, qui paraissaient étaJblis sans l’approbation
du Saint-Siége, particuliérement l’ordre des Fla-
gellants. Comme quelques personnes croyaient
que la menace allait s’étendre aux Célestins,
Pierre se rendit au concile, et lá, en présence du
pape Grégoire X, il soutint ses constitutions.
Mais il avait á son Service autre chose que des
paroles, et il le prouva en cette occasion. La dis-
cussion fut singuliéreraent abrégée par un mira-
ele que nous retrouverons dans la vie de saint
Goar. Comme Pierre Célestin se préparait k célé-
brer la messe devant le Pape, les ornements sim-
ples qu’il portait dans sa solitude lui revinrent á
l’esprit, et au méme instant lui revinrent miracu-
leusement entre les mains. Et comme il ótait un
ornement offert par les hommes pour revétir l’or-
nement offert par Ies anges, íornement riebe
qu’il dépouillait resta suspenda en l’air, pendant
la messe, sans qu’aucune forcé visible apparút
pour le soutenir, Saint Goar, qui avait suspenda
sa chappe á un rayón de soleil, prouva par lá,
sans le vouloir, son innocence méconnue. Saint
Pierre Célestin fut protégé par un moyen analo-
SAINT PIERRE CÉLESTIN 171
gue. Le rayón de soleil rendit témoignage á la
lumiére invisible qui habitait dans l’áme du saint.
La cause fut jugée, pour sáint Pierre Célestin,
par le procédé simple du miracle. Le solitaire
revint dans la solitude.
Cependant Pierre fuyait la gloire qui le cher-
chait. Ne trouvant pas sa solitude assez profonde,
il alia demander au désert une séparation plus
profonde. Mais comme le désert cessait d’étre
désert, dés qu’il y résidait, il retourna á Morron
par égard pour ceux qui venaient lui demander
secours. Car dans la solitude la plus reculée il
n’échappait pas á la foule ; seulement la foule se
fatiguait á sa recherche, au lieu de le trouver
facilement.
Le siége apostolique était vacant. Depuis plus
de deux ans, Nicolás IV était mort. Les cardinaux
assemblés á Pérouse ne pouvaient s’accorder sur
le choix du nouveau pontife. Enfin il se passa en
eux un événement intérieur qui détermina un
événement extérieur. Contrair ement á toute
attente, contrairement á toute habitude, contrai-
rement aux usages, contrairement á cette cou-
tume inhérente á l’homme de ne choisir que
dans un certain cercle tracé d’avance pour le
choix, les cardinaux trouvérent á la fois dans
leur cceur et sur leurs lévres le nom d’un simple
religieux, d’un simple solitaire, et Pierre de Mor-
rón fut acclamé. Rien ne le désignait que le Saint-
Esprit, et sa gloire était de n’avoir aucune gloire
humaine. Quand on vint trouver Pierre pour le
PHYSIONOMIES DE SATNT8
172
tirer de sa solitude et le placer sur le tróne apos-
tolique ou les hommes et les anges l’attendaient,
il ne refusa pas ; mais il demanda le temps de la
reflexión et de la priére. II retourna dans un plus
profond désert, pour se préparer á Rome et au
tróne. Charles II, roi de Naples, André III, roí
de Hongrie, vinrent en personne, et le suppliérent
d’accepter. S’il refusait, PEglise allait étre préci-
pitée dans des troubles nouveaux. Cette derniére
considération Pemporta, et Pattrait de la solitude
fut vaincu par Pattrait de la charité. Celui qui
pendant longtemps avait hésité á dire la Messe,
consentit á faire les fonctions non-seulement de
Prétre, mais de Prétre souverain. Cet homme est
destiné á trembler toute sa vie devant les choses
divines, et á vaincre son tremblement á forcé
d’amour et d’obélssance. Quand il avait hésité
devant le sacrifice de la Messe, il avait consulté
Ies hommes, et les hommes ne Pavaient pas ras-
sur é : leurs paroles étaient restées sans effet suf-
fisant. II avait fallu une voix divine. C’était pen-
dantle sommeil que la voix divine avait parlé. «Je
ne suis pas digne, disait Pierre, d’offrir le saint sa-
criííce. — Et qui done, avait répondu la voix, et qui
done en est digne? Sacrifie, malgré ton indignité,
mais sacrifie dans la crainte.»
tjuand il s^agit du souverain pontificat, les voix
royales décidérent Pierre ; la voix divine qui avait
parlé directement et la nuit pour qu’il osát dire
la messe, parla le jour et indirectement par la
SAINT PIERRE CÉLESTIN 173
voix des rois et des hommes, pour qu’il osát mon-
ter sur le tróne.
Quand il fallut quitter la solitude et faire le
voyage, Pierre monta sur un áne, et Pentrée de
Jésus-Christ á Jérusalem dut se présenter au sou-
venir des populations. Quand Pierre descendit de
sa monture, un paysan piafa sur Páne son fils
boiteux des deux jambes, et Penfant fut guéri.
Le couronnement du Pape eut lieu le jour de
saint Jean-Baptiste, et saint Jean-Baptiste avait
toujours été le saint de sa prédilection.
II fallut s’occuper d’affaires. Pierre ne recula
pas. II trouvait tous les courages dans la charité.
II créa des cardinaux, parmi lesquels beaucoup
de cardinaux franjáis : par exemple, Bérault de
Jour, archevéque de Lyon; Simón de Beaulieu,
archevéque de Bourges ; Jean Lemoine, du dio-
cése d’Amiens ; Guillaume Ferrier, prévót de
Marseille; Nicolás de Nonancourt, parisién; Ro-
bert, vingt-huitiéme abbé de Glteaux, et Simón,
prieur de la Charité-sur-Loire. Thomas de PA-
bruzze, et Pierre d’Aquila, religieux de son
ordre, furent promus á la méme dignité.
Pierre Célestin s’était résigné á Padministra-
tion. II tint des consistoires, il distribua des béné-
fices, II gouverna et subit les honneurs du gou-
vernement. Cependant le bruit qui Pentourait
était dominé en lui par la voix plus haute de son
grand silence intérieur, et il lui semblait que cette
voix sans parole le rappelait dans la solitude. II
acceptait le tróne comme une épreuve, mais il ne
174
PHY SIONOMIE S DE SAINTS
tarda pas á se demander si Dieu lui imposait pour
toujours cette épreuve dont il ne sentait en lui-
méme ni la nécessité ni la saveur. II lui semblait
que sa vie nouvelle avait diminué dans son áme
!a profondeur qui vient de la solitude.
Fierre ne se sentait plus si doucement et si
profondément énivré des parfums du désert.
Les parfums du désert étaient restés pour lui
ce qu’ils avaient été toujours, la passion divine
de sa vie et la préparation de la béatitude.
II ne se trouvait pas á sa place parmi le tumulte
des honneurs.
One faire? Fallait-il abdiquer? Comme toujours,
Í1 consulta. Plus un homme a de Iumiére, plus il
se défie de lui-méme. Les avis furent partagés.
Ceux qui désiraient son tróne lui conseillaient (Ten
descendre. Le roi de Naples combattit ce projet
de toutes ses forces. L’Eglise avait été troublée
plus de deux ans par Tabsence du souverain pon-
tife; n ? allait-elle pas retomber dans la méme
agita tion ? Pierre Célestin avait-il le droit d’aban-
donncr le poste que Dieu lui avait confié, et de
prélérer son repos au repos du monde?
Cependant la pente de son esprit entraínait
Pierre, et le regret intérieur des choses d’autre-
fois doimait du poids aux conseils et lui don-
naient le droit de se retirer. II tint un dernier
consisíoire, réforma le luxe, confirma son ordre,
donna k ses religieux le nom de Célestins, et dé-
clara luiméme qu’un pape qui ne se sentait pas
SAINT PIERRE CÉLEST1N 175
propre au souverain pontificat avait le droít da
Tabdiquer.
Le peuple dé solé se mit en priére. L’archevé-
que de Naples, á la téte d’une procession, de-
manda au Pape sa bénédictíon, et quand Fierre
parut á sa fenétre, on le supplia de demeurer
pére du genre humain, et de ne pas abandonner
safamille. — Je resterai, fit répondre le saínt, k
moins que ma conscience ne m’oblige á vous
quitter.
II délibéra encore un jour, puis, le 17 déccmbre
1294, il abdiqua. Aucun pape ne lui avait donné
Texemple, et son exemple n’a pas été suivi,
Voici á peu prés en quels termes il renon^a au
souverain pontificat.
« Moi Célestin V, pape, mú par plusieurs rai-
sons légitimes, par le désir d'un état plus hum-
ble et d’une vie plus parfaite, par la crainte d’en-
gager ma conscience, par la vue de ma faiblesse
et de mon incapacité, considérant aussi la malíce
des hommes et mes infirmités, désirant le repos
et la consolation spirituelle dont jejouissais avani
mon exaltation;
« Je renonce librement et de mon plein gré au
souverain pontificat, j’abandonne la dignité et la
charge qui y sont attachées ;
« Je donne dés á présent plein pouvoir au col-
lége des cardinaux d’élire par Ies voies canoni-
ques, mais par elles seules, un pasteur pour
l’Eglise universelle. »
Pierre lut devant Passemblée des cardinaux
178 PHYSIONOMIES DE SAINTS
cette abdication qui s’appela : le Grand Re fus.
Ayant refusé la souveraineté pontificale, il se
mit á genoux devant les Péres, et leur demanda
la perraission de se retirer.
On la lui donna en pleurant.
S¡ cette scéne appartenait á une autre histoire
gu*á Thistoire ecclésiastique, si elle n’était pas
Iqnorée parce qu’elle fait partie de la vie des
samts, elle eút certainement tenté le talent des
pe in tres, et, tombée dans le domaine de Tart,
elle fút devenue populaire.
Le soleil n’a guére éclairé de drames plus gran-
droses. Mais comme ce drame est suspect d’a-
yoiwiner les choses divines, les hommes lui ont
toujours préféré Brutus, les trois Horaces et
Léonidas.
Redevenu Pierre de Morron, il partit, faisant
des miracles. II prit la fuite, et guérit, en fuyant,
une jeune filie paralytique. II voulut fuir plus
loitx; mais partout trahi par sa gloire, et arrété
par le flot des populations, il ne put échapper á
Padmiration universelle. Les enfants trahissaient
innocemment la présence ¡Ilustre du thaumaturge
fugitif, et criaient sur son passage : Voilá Pierre
de Morron 1
L’ordre des Célestins dura jusqu’á la fin du
siécle dernier, et voici qu’il va revivre. Le P.
Aurélien le rétablit en France, á Bar-le-Duc. Su-
périeur actuel de Pordre qu’il rétablit, le P. Au-
rélien a publié une trés intéressante histoire de
saint Pierre Gélestin, fondateur des Célestins.
CHAPITRE XVI
SAINT PHILIPPE DE NÉRI.
Dés l’áge de cinq ans, il avait un surnom : cm
Tappelait Philippe le Bon. Sa bonté fut peut-étre,
en effet, le caractére distinctif de sa vie. Ií nVut
pas á se convertir. Toute sa vie fut une ascensión,
mais sans secousse et sans crise. Sa conversión
fut seulement d’acquérir tous les jours une pcr-
fection plus haute. Son pére le confia á son onde,
lequel était un marchand fort riche, qui destina i t
au petit Philippe la succession de ses affaires et
l’héritage de sa fortune. Philippe refusa et par tí t
pour Rome, ou il alia étudier la théologie.
Au collége, il se distingua par une pureté qtri
demeura victorieuse des tentations qu’on lui sus-
cita, par une assiduité qui rendit ses progrés sin-
guliers et éclatants, par une austérité qui étonna
et édifia.
La visite des hópitaux était une habitude A pen
prés perdue. Philippe la remit en honneur et en
vigueur. II résista, par charité, méme á Patlrait
de la solitude, et se méla á la société des hom-
mes, toutes les fois que leur intérét exigea de luí
ce sacrifice.
t«
178
PHYSIONOMIES DE SAINTS
Plus il avanza en áge, plus il grandit en cha-
v¡\/\ II entretenait plusieurs familles. II secourait
plusieurs maisons religíeuses. II dotait les jeunes
filies pauvres. La bonté semblait le suivre comme
un ange gardien. II eut un second surnom : Pére
des ames et des corps. C’est ainsi qu’on l’appe-
laíL dans la ville de Roíate.
íl avait trente-six ans, et n’avait pas encore
reru les ordres. Son humilité résistait au sacer-
dote, et il fallut un commandement formel pour
le ti ¿eider á Tacceptation de la prétrise. Une vie
nouvelle s’ouvrit alors pour lui, plus haute et plus
embrasée. Quand il offrait le saint sacriJSce, il
sortaít de lui-méme. A Félévatioa de l’hostie, son
¿me était ravie, ses bsra s demenraient levés, et
¡I lui faliait un grand efidrt de voJonté pour les
rahaisser suivant l’usage et les nécessilés de la
terre. Philippe de Néri, pendant la messe, était
oblígé d’obéir exprés et par un effort de courage
aux lois de la pesanteur, qui voulaient le dispen-
se r d’elles. II fiaisait iout ce qui dépendait de lui
pour n’étre pas élevé en Fair.
Au milieu de ces flammes intérieures, il
cíeme urait l’homme de tous, se faisant tout á
IüuSp
Ha chambre était ouverte á tous ceux qui
avatent besoin de secours et de conseils.
J I assembla des disciples ou plutót des disciples
s'assemblérent autour de lui. II faut citer entre
nutres Henri Pétra, Jean Manzole, Franjois-Marie
Taurure, Jean-Baptiste Modi, Antoine Fucius..
SAINT PHILIPPB DE NÉíU 17$
Cependant, comme il arrive á tous les fondas
teurs, sa route tarda beaucoup á s’ouvrir devant
lui, je veux dure sa route définitive ; oa pourrait
croire que les hommes appelés de Dieu pour une
certaiue ceuvre sont conduits par la main vers
cette oeuvre-lá, et que la route la plus courte
leur est immédiatement désignée par la volonté
divine. 11 n’en est pas ainsi, 11$ hésitent, ils táton-
nent ; quelquefois ils font un moment fausse route ;
quelquefois ils se découragent ; quelquefois la
nuit se fait autour de leurs résolutions et de leurs
désirs. L’étoile qui guidait les Mages s’éclipsait
de temps en temps. Saint Philippe eut le désir
d’aller aux Indes, Tenté par le mar ty re, ilenviait
la place de ceux qui partent et ne reviennent
plus. Mais c’était lá une tentation i la que lie il
fallait résister.. Ce ne fut pas trop d’une voix du
Cié! pour le décider é la résistance. Cette voix
se fit entendre. Une áme bienheureuse lui appa^
rut et lui dit :
« Philippe, la volonté de Dieu est que tu vives
dans cette ville, comme si tu étais dans un dé-
sert
Philippe obéit, et la ville de Home devint pour
lui le désert,
Dans ce désert plein de pécheurs, les multitu-
des l’entouraient sans troubler sa solitude. II par-
lait, il enseignait, il exhortait, il suppliait et sur-
tout il priait. Yoici un fait qui contient bien des
enseignements :
Parmi les pécheurs qui résistaient á toutes ses
180 PHYSIONOMIES DE SAINTS
paroles et á tous ses efforts, se trouvaient trois
juifs ; Pun d’eux se nommait Alexandre ; le
sccondj Augustin; le troisiéme, Clément.
Phüippe avait tout essayé, et tout essayé en
vain. Tout se brisait contre eux, et ríen ne Ies
brisa i L Enfin Papótre (ce nom lui convient, car
on l'appela Papótre de Rome) enfin Papótre aban-
donna la parole et remit tout á Dieu. II dit la
mease pour les trois rebelles. La messe étant
tinie, il vit venir á lui Alexandre, Augustin et
Clément, qui demandaient le baptéme.
Leurs objections étaient vaincues.
Phdippe était né á Florence. Ses confréres de
la natío n ílorentine lui offrirent la conduite de leur
église de Saint-Jean. II accepta et donna á ses
disciples des conseils qui devinrent des régles.
Ce fut de cette maniére, insensiblement, par des
conférences spirituelles, qu’il jeta, sans s*en dou-
ter lui-méme, les premiers fondements de la con-
grégation de POratoire.
Autour de lui se groupérent Jean-Fran^ois
Bourdin, qui fut depuis archevéque d’Avignon ;
Alexandre Fidelle et le cardinal Baronius, auquel
il rendit deux fois miraculeusement la santé, et
qui écrivit sur le conseil de son maltre les célé-
bres Armales ecclésiastiques. Baronius attribue á
saint Philippe non-seulement le projet de son ou-
vrage, mais les donsnécessaires pour Pexécuter,
sa réalisation et son succés.
La cOTiqrégation de POratoire se trouva fondée
en Pan 1575. Elle fut confirméc par Je pape Gré-
i
SAINT PHILIPPE DE NÉRI 181
goire XIII, qui donna encore á saint Philippe
Féglise de Saint-Grégoire.
Saint Philippe avait enfin accompli son oeuvre
<Fune fajon presque ignorée de lui-méme. L T Ora-
toire se trouva fondé ; mais il refusait d J en étre
le chef.
Gomme il avait fallu un ordre de Dieu pour
Fobliger á rester á Rome, il fallut un ordre ab-
solu du Pape pour Fobliger á étre supérieur de
FOratoire. Encoré il donna sa démission, deux
ans avant sa mort, afin de vivre sous l’obéissance;
avant de cesser de vivre, il nomma Barón ius su-
périeur général, et vécut deux ans sous Fobéis-
sance de son disciple.
Grégoire Xlll et Clément Vlll lui offrirent en
vain Fépiscopat et le cardinalat.
Clément Vlll avait la goutte aux mains. II fit
venir Philippe dans sa chambre et lui ordonna de
toucher ses mains. Au contact des mains de Phi-
lippe, celles de Clément furent guéries. A dater
de cejour, quand le Pape rencontrait Fapdtre, i!
lui baisait publiquement les mains.
Saint Philippe ne résistait pastoujoursá la forcé
quisouléve de terre.Ilfutquelquefois élevé enFair,
et la lumiére Fenvironnait.Lui-méme vit quelque-
fois saint Charles Borromée et saiht Ignace de Leyó-
la tout éclatants de lumiére. Saint Charles Bor-
romée se prosternait devant lui quand il le reucon-
trait, et le suppliait de lui donner ses mains á
baiser.
Saint Ignace de Loyola se tenait quelquefois prés
m
PHYSIONOSfíES DÍ SAINTS
ele hii dans le silence de l’admiration; et lesdeux
i Ilustres fondateurs se regardaient sans se par*
ler,
Quelquefois Philippe commen$ait á prononcer
les paroles de saint PatrI : Capío dissotoi , et e$se
cum fíhristo. « Je désire étre dissous et vivré
avec le Chríst. >
Mais il s’arrétaít aprés la premiére parole : il
ne disait qtFunmot : Cup¿o,je désire. En disant la
messe, ses mouvements étaient si violents quftl
ébranlait le pas de l’autel. Le don des larmes luí
fiit fait, ainsi que le don des miracles. II pleura
tant qu'on s’étonnait de luí voir conserver Fusage
des yeux. 1 1 semblait que ses yeux, consacrés aux
larmes, n'éfaient plus destínés á autrechose. Plus
il montad, plus il descendait á ses propres yeux.
Plus il gravissait la montagne, plus le sentiment
de Fabíme était profond en luí.
« Seiyneur, disait-il, gardez-vous de moi. Sivous
ne me préservez par votre gráce, je voustrahirai
aujourd’hui, et je commettrai á moi seul tous les
péchés du monde entier. »
Ces dioses, qui semblent exagérées aux hom-
mes obscura, apparaissént aux hommes éclairés
dans la lumiére ou elles résident. Plus Fhomme
approche de la perfection, plus il sent les capa-
cités de crimes et les aptitudes á la corruption
qui résident au fond de lui.
La bulle de canonisation raconte plusieurs mi—
ráeles de saint Philippe. Son attouchement, Fim-
position de ses mains sacrées guérissaient les ma-
I
SAINT PHILITPE DE NÉRI 183
Iades. Quelquefois il ordonnait aux maladies de se
retirer.
Baronius avaitrestomac si malade qiuí ne pon-
vait plus ni manger, ni prier,ni travailler, 11 était
incapable de tout. Philippe lui ordonne de manger
un pain et un citrón. II obéit etest guéri. Dansune
autre maladie, Baronius, abandonné des méde-
cinSjS’endormit et vit en songe Philippe qui priait
pour lui.
Peu de temps aprés, il était guéri.
Les mouchoirs de Philippe étaient pleins de ver-
tus. Un linge teint de son sang guérit un ulcére
horrible.
Paul Fabricius était mort sans prétre. Philippe
arriva. Paul ressuscita á son arrivée, se confessa
á lui comme ilFavait désiré, choisit la mort pour
ne plus retomber dans le péché, et nioumt en
effet.
Philippe connut d’avance l’heure de sa mort.
Ge devait étre et ce fut en effet le 25 mai *595. Il
offrit ce jour-lá le saint sacrifice avec une ferveur
extraordinaire. Sa liberté d’esprit était complete.
II se confessa. II donna la communion.
Survint un vomissement de sang quYm ne put
arréter. II se mit au lit. Baronius lui demanda sa
bénédiction pour ses disciples. II leva les yeux au
ciel, puis les rabaíssa sur eux. II avaií quatre-
vingts ans.
Les miracles, qui avaient commencé pendant sa
vie, continuérent aprés sa mort.
Aprés sept ans, son corps fut trouvé ton' en-
184 PHYSIONOMIES DE SAINTS
lier, satis mille corruption. Ses entrailles, parfai-
tement saines, exhalaient une odeur exquise.
Grégoire XV Ta canonisé.
CHAPITRE XVII
LE MOIS DE JUIN.
On a souvent parlé des promesses de saint
Jean á sainte Gertrude. Mais le mois de juin nous
engage á les approfondir. « Quand la chanté sera
refroidie dans le monde accablé de vieillesse,
disait l’apótre de Tamour, je lui révélerai Ies
secrets du Sacré-Cceur
(Test fait. La vieillesse est venue.
Si jamais soncaractére fut gravé quelque part,
c’est bien sur nous. On parle beaucoup des vices
et des crimes, et certainement on n’a pas tort,
Mais le caractére frappant, saillant, domina nt de
notre époque, c’est la vieillesse. De tout temps il
y a eu des vices, de tout temps il y a eu des cri-
mes. Mais une certaine verdeur, une certame
jeunesse animait encore le monde coupable et lui
promettait les ressources que fournit la vitalité*
II y a des malades violemment attaqués, mais qui
gardent au fond d’eux un principe actif de vie ou
le médecin cherche et trouve le secret de la gué-
rison. II y a des malades épuisés, au fond des-
quels la séve tarie ne présente plus d’espérance.
i 86
PHYSIONOMIES DE SAJNTS
Les premier s donnent prise á la main qui veut
guérir, parce que la jeunesse y a laissé quelque
chose d’elle-méme. Les seconds semblent fermés
aux secours qui táchent d’entrer, parce que la
vieillesse a sécbé les sources d’ou la vie pour-
rait jaillir.
Notre siécle est épuisé, saigné átous les mem-
bres. Sa caducité engourdit ses organes. II est
usé, blasé, fatigué.
Mais Dieu a des ressources qui apparaissent,
quandtoutes les autres sont á bout.
La louie-puíssance joue avec Fimpossíble, etce
jeu est sa victoire.
C’est pourquoi sous Ies pas tremblants de la
vie i lie humanité s’ouvrent des sources de vie qui
ne sout pas creusées par la main de l’homme,
mais par la niain de Dieu. Ce n’est pas le pro-
gres qui les a ouvertes. C'est la miséricoi'de
toute puissante et invincible.
L’Jmmaculée-Conception et le Sacré-Coeur sont
des fonfaines ou I’industrie bumaine n’a rien
donné, mais ou la nature humaine peut beaucoup
recevoir.
II faut des ressources ínattendues pour les si-
tuations désespérées. Les secrets de Marie et de
Jésus étant inépuisables, rimmacuIée-Conception
et. le Sacré-Coeur ne sont pas des cadeaux une
fois faiís et terminés par un seul acte, par un
seul don; ce sont des sources ouvertes qu’il faut
creuser, creuser toujours, et qui donnent d’au-
tant plus que déjá elles ont plus donné. Dans les
LE KOI 9 DE JUIK
187
choses d’ufte autre espéce, quand on a beaucoup
pris, il reste moing á prendre. leí le contraire
arrive: lea sources s’eurichissent par lea dona
qu’efles prodiguent; plus eHes donnent, plus il
leur reste á donner. Plus on les fouille, phis on
lea fé conde. Lettr ahóndame grandit sous le
désir qui les creóse.
Dans les choses d’une autre espéce, le désir
qrzi a r encontré son objet arríve vite á la satiété.
Ici le contraire arrive. Plus le désir mange, plus
il a faim. Plus il boit, plus il a soif.
De sorte que la soif et l’eau, au lien de se dé-
goúter et de s’épuiser, semblent grandir Pune
par Pautre. Leur contact les allume; car cette
eao hrúle.
Leur intimité les approfondit, car cette eau
creuse.
11 se fait entre Pean et la soif un traité d’al-
liance. Elles se promettent Pune á Pautre une
éternelle fidélité. Et le désir vit toujours au mi-
lieu des choses qui pourraient le satisfaire s’il ne
se souvenait qu’il est le désir. C’est pourquoi
saint Augustin disait :
a Je ne sais trop comment m’exprimer. Lá oú
il n’existe ni faim ni rassasiement, les mots me
manquent. Mais Dieu a de quoi donner á ceux
qui ne savent plus parler, et qui savent encore
espérer. »
Puisque le Saint-Esprit a ouvert ces sources
sous les pas de Phomme, il faut que celui-ci fasse
un effort pour puiser dans Peau la vertu qu’elle
188 PHYSI0N0M1ES DE SAINTS
contienL Car le don, bien qu’il soit don, est extré-
me mcfit sensible á la réception qui lui est faite.
11 faut que rhumanité accueiUe les^dons du
Saint-Esprit aveo une grande activité de désir et
de priére.
Le mois de mai est le mois de Marie, qui est
Taurore. Le mois de juin est le mois de Jésus,
qui est le soleil.
L J aui ore chasse la nuit. Le jour donne la plé-
nilude de la lumiére.
L "aurore commence. Le jour consommé. L’au-
rore iníroduit dans le sanctuaire, oü la lumiére
attend Thomme.
Le mois de juin suit le mois de Marie.
La toi de Kmmutabilité et la loi de la succes-
sion se donnent la main dans TEglise. A mesure
que vont Ies siécles, sans jamais changer ses
dogmeSj elle augmente ses ressources. Ces iné-
puísables trésors invitent toujours Lhumanité, qui
peut s’asseoir á sa table merveilleuse oú le pain
se raultiplie.
Le pére de Condren entrevoyait déjá ces lumié-
re s, qui nous invitent aujourd’hui.
Cet liomme extraordinaire est assez peu connu,
parce qu’il ne publiait pas. Quelques manuscrits
seulement et les souvenxrs des plus grandes ámes
de son siécle nous transmettent quelques-unes de
ses paroles et de ses lumiéres. Sainte Chantal
disait : «c Mon pére, Fran§ois de Sales, est fait
pour instruiré les hommes ; mais le pére de Con-
dren est fait pour instruiré les anges ». Ceux qui
LE M01S DE JUIN 189
rapprochaient étaient pénétrés (Tune ardeur
étrange.
Eh bien ! le pére de Condren invitait ses dis-
ciples á pénétrer dans la vie cachée du Coeur de
Jésus-Christ. II disait moins publiquement ce qui
se dit aujourd’hui plus publiquement ; mais il le
disait avec une profondeur et une lumiére et une
saveur qu’il n’est pas facile d’égaler.
— La vie intérieure de Jésus, disait-il á ses dis-
ciples, est la plus précieuse aux yeux de Jésus
lui-méme.
Et comme nous devons régler nos sentiments
sur les siens, nous devons. aimer par-dessus tout
ce qu’il aimait par-dessus tout. Nous devons¡aimer
par-dessus tout la chose dans laquelle il se com-
plalt par-dessus tout. « C’estpar cette vie secréte,
ajoutait le Pére de Condren, que Jésus-Christ
communique avec son Pére : c’est cette vie inté-
rieure qui lui fournit la direction de tous ses
actes. C’est elle qui régit et qui gouverne sa vie
extérieure. »
« Je vous propose, disait done le Pére de Con-
dren, la vie intérieure de Jésus-Christ réservée
á Dieu le Pére. »
« Je propose aussi á vos méditations la vie inté-
rieure de Jésus-Christ réservée á la Vierge. II est
certain, disait-il, qu’il y a une vie particuliére de
Jésus, cachée á toutes les créatures, par laquelle
il vivait en la sainte Vierge et lá sanctifiait. »
Par lá nous pouvons voir quelles relations inti-
mes ont Tune avec Pautre les deux sources
190 PHYSIONOMIES DE SAINTS
ouvertes ; rimmaculée-Conception et le Sacré-
Coeur.
Nous pouvons honor er les secreta que nous
conaaissonB, et nous pouvons honorer les secrete
que nous ne connaisson# pas. Le Pére Faber pro-
pose á l’adoration des ho aúnes b vie de Dieu
daos ce qu’elle a de plus inconnu et de plus ini-
maginable.
Le Pére de Condrea disait lá-desssus des cho-
ses «uperhes.
« Ce que nous connaissons, disait,-il,est bienpetit,
grandement rabaissé et proportionné á la pedi-
tesse de notre esprit; c’est pourquoi il íaut faire
oraison devant l’inconnu avec un grand ahaisse-
ment de nous-mémes. Le premier a cíe que vous
ferez s,ora l’adoration. Le second, la soumissian
á la volonté de Dieu, pour paj-ticiper *ux effets
du mystére, tant qu’il luí plaira.
En troisiéme lieu, vous prierez. Vous deman<-
derez & Dieu la clariíication du mystére, c’est-á-
dire que le mystére soit honoré. Priez Dieu qu’il
donne beaucoup d’ámes á l’Eglise qui honorent ce
mystére- Par lá nous detnandons la glorification
du Fils par le Pére. C’est le Fils qui l’a demandé
lui-méme. Nous devons vouloir et demander
l’aceomplissement des désirs secreta de Jésus-
Christ. »
Le pére de Condren ajoutait : « Nous devons
denqander áDieu de porter les effets et les influen-
tes des mystéres que nous adorons sans les con-
naítre. Tout influe sur tout dans la nature. Le
LE MOIS DE JUIN
191
monde des corps refoit les influences des corps.
11 n’y a pas une action du Fils de Dieu qui n’ait
son influence sur le monde des ámes. »
Les hommes profonds, ceux qui ont vécu dans
Tintimité des mystéres, savent et sentent le prix
des sources ouvertes. lis savent et ils sentent á
quel point Thomme a besoin. Le besoin de l’homme
est lui-méme un mystére pour l’homme. Sa légé-
reté, qui lui cache le reméde, lui cache méme le
mal. L’homme distrait ignore presque autant sa
faiblesse que les fontaines ou il faut puiser la
forcé. Pour connaítre sa misére, il faut déjá étre
incliné vers les sources de la gloire. II faut déjá
avoir entendu, au moins confusément, un certain
appel de la lumiére, pour peser la densité des
ténébres oú Ton vivait. L’homme superficiel l’i-
gnore presque autant qu’il ignore ce qui n’est pas
lui. La terre lui est presque aussi cachée que le
ciel. Aussi l’Eglise n’attend pas que la multitude
des hommes dise : J’ai soif. Elle attendrait éter-
nellement. Elle prévient coipme une mére. Elle
indique, elle attire, elle demande. On dirait que
c’est elle qui a besoin des hommes, tandis que
ce sont les hommes qui ont besoin d’elle. Elle
répéte la parole de son fonda teur : « Si quelqu’un
a soif, qu’il vienne á moi . » Elle diversifie etmulti-
plie ses faveurs suivant les époques et Ies saisons
de Pannée. Elle n’oublie pas qu’il y a des fleurs*
Le jansénisme pouvait les oublier. Le catholicis-
me ne les oublie pas. II connaít le temps oú la
rose a re$u l’ordre de s’épanouir.
CHAP 1 TRE XVIII
SAINT ANTOINE DE PADOUE.
Chaqué grande famille religieuse porte la mar-
que d’une certaine unité que ne portent pas,
surtout de nos jours, les familles humaines. La
contradiction et l’hostilité des fréres, déjá célébres
dans Pantiquité, est évidente dans les temps mo-
dernes. Mais cette famille d’élection surnaturelle,
qui s’appelle un ordre religieux, exige une cer-
taine ressemblance spirituelle et une homogénéité
véritable. La famille de saint Fran$ois semble
avoir pour caractére la simplicité.
Saint Antoine de Padoue n’entra dans cette fa-
mille qu’aprés une épreuve faite ailleurs, et aprés
la conquéte d’une certitude spéciale relative á sa
vocation.
Dix ans aprés la mort du roi Alphonse I er , et
treize ans aprés la venue de saint Franjois d’As-
sise, en 1195, naissait á Lisbonne un enfant qui
s’appela Ferdinand. Les fonts baptismaux sur les-
quels il regut le sacrement régénérateur subsis-
tent encore. Son pére se nommait Martin de
Bouillon ; son a'íeul, Vincent de Bouillon, était au
13
194
EHYSIONOMIES DE SAINÍS
nombre des généraux d’Alphonse I er , et joua son
róle dans la reprise de Lisbonne, quand Alphon-
se I er arracha aux Maures cette place si impor-
tante et si disputée. Enfin le chef de sa race fut
trés probablement Godefroy de Bouillon, ce pre-
mier conquérant du tombeau de Jésus-Ghrist.
Voilá sa famille naturelle. Sa famille spirituelle
fut d’abord celle de saint Augustin. Mais il re-
connut que sa place n’était pas lá. Une visite de
saint Fran^ois d’Assise détermina sa vocation
et le décida á entrer chez les fréres mineurs.
Parmi les religieux qu’il quitta, il trouva le mé-
contentement et l*ironie. « Allez, allez, lui dit un
chanoine qui se moquait de lui, vous deviendrez
un saint. — Mais pourquoi pas, répondit Ferdi-
nand? Le jour ou vous apprendrez ma canonisa-
tion, ce jour-lá vous louerez le Seigneur. » Fer-
dinand changea de nom et désormais s’appela
Antoine. Cette fa^on d*annoncer sa canonisa-
tion future caractérise assez bien saint Antoine
de Padoue. II n'a ni timidité, ni audace, ni pré-
somption, ni embarras. II sait qu’il sera canonisé;
il le dit comme il le pense, et la chose arrive
comme il le dit.
Le désir du martyre le poussait vers le pays des
Sarrasins; mais sa destinée n’était pas lá. II tomba
malade en route, revint en Portugal, visita saint
Franjois, étudia la théologie, et commen$a la
prédication.
II ne faut pas que ce mot nous trompe. La pré-
dication d’alors, la prédication rehgieuse était un
SAINT ANTOINE DE PADOUE 195
événement. On parle beaucoup en ce siécle de la
parole, comme si sa puissance naissait d’liier*
Mais autrefois la parole retentissait dans les ánies
et dans les foules á une bien autre profondeur.
Quand saint Antoine préchait, tous les travaux
étaient momentanément suspendus, comme aux
jours de féles. Les jugos, les avocats, les negó-
ciants, quittaient leurs affaires, et couraieui Vi
ou il était. Les habitants des villes se mélaient a
ceux des campagnes, On se levait la nuil pnur
arriver de grand matin et prendre place prés de
Porateur. Les dames venaient á la lueur des tor-
ches. L’admiration et la conversión étaient edi-
tantes, ardentes, bruyantes, On libérait les débi-
teurs, on ouvrait les prisons ; les ennemis s’em-
brassaient. On se pressait autour du .saint pour
toucher son vétement.
Grégoire IX Pentendit précher. Emerveillé de
la fagon dont il possédait, maniait, savourait P An-
den et le Nouveau Testament, il dit* en paríant
du prédicateur : « Gelui^ci est Parche d’alliance,
car Parche d’alliance contenait les deux tablcs de
la sainte loi. »
Un jour, pendant le sermón, le cadavre d’un
jeune homme fut introduit dans le lieu saint. Des
parents et des amis faisaient retentir Péglise de
sanglots. Antoine s’arréte, se recueille, léve les
yeux. Puis, cessant de parler aux vivants, il parle
au mort. Cessant d’exhorter il commande. « Au
nom de Jésus-Christ, dit-il, léve toi ! » etle mort
sortit du cercueil.
196
PHYSIONOMIES DE SAINTS
Un jour il préchait en plein air, l’orage éclate ;
la foule s’enfuit. « Arrétez, dit Antoine, personne
ne sera mouillé. » La pluie noya la terre partout
daos les environs, mais aucun de ceux qui, fidé-
les k la parole du saint, restérent immobiles, ne
re^ut une goutte d’eau.
Le don des miracles paralt accompagner plus
spécialement la simplicité que toute autre gráce
ou toute autre vertu. Saint Antoine de Padoue
appartenait á cette classe de saints qui ne s’éton-
uent de ríen, et parlent aux animaux comme aux
hommes, donnant des ordres aux choses comme
si elles étaient des personnes. II eut le don de
btlocation, qui assurément, ne lui semblait pas
plus surprenant que tout autre. Plusieurs person-
nes oní déposé l’avoir vu en songe, et il leur ré-
vélait leurs fautes secrétes, leur ordonnait de Ies
confesser.
Un jour il préchait á Montpellier. Tout á coup il
se souvient qu’il devait chanter á l’office de son
couvent un graduel solennel et qu’il n’avait prié
personne de le remplacer; le regret le frappe pro-
fondément : tout á coup il s’arréte et penche la
téte. A Theure méme on le voit, á son couvent,
cbantant le graduel parmi ses fréres.
Un jour Antoine rencontre dans la rué un homme
fort débauché. Antoine se découvreet fait une gé-
nuílexion ; quelque jours aprés, il le rencontre
encoré, et le salue de la méme fajon. Quelques
jours aprés nouvelle rencontre, nouveau proster-
nement. Antoine ne pouvait pas rencontrer ce dé-
SAINT ANTOINE DE PADOUE 197
bauché sans lui témoigner des respects extraordi-
naires. Le débauché, croyant á une moquerie , entra
en fureur. La persévérance de ce respect exigéré
rirritait audernier point; enfin il l’apostropha. «Si
vous vous mettez encore á genoux devant moí je
vous passe mon épée, lui dit-il, á travers ie
corps.
— Glorie ux martyr de Jésus-Christ, répondit
saint Antoine, souvenez-vous de moi lorsque vous
serez dans les tourments. »
Le débauché éclata de rire. Mais quelques an-
nées aprés, une circonstance particuliére l’appela
enPalestine; il se convertit avec éclat, précha les
Sarrasins, fut tourmenté par eux pendant Irois
jours et mourut á la fin du troisiéme.
II se souvint de saint Antoine au dernier mo-
ment, suivant l’étonnante recommandation qu’ií
avait re^ue, et vérifia la prédiction dont il s’était
tant moqué.
Mais voici quelque chose d’assez rare dans la
vie des saints.
Un homme riche avait immensément augmenté
sa fortune par rusure.Safamille pria saint Antoine
de prononcer Toraison funébre du mort. «Je veux
bien dit le saint, et il prononja un sermón sur
ce mot de PEvangile : Lá ou est ton trésor,[á est
ton cceur.
Puis, le sermón fini, adressant la parole aux
parents du mort : « Allez, dit-il, fouillez mainle-
nant dans Ies cofíres de cet homme qui vient de
mourir, je vais vous dire ce que vous trourerez
193
DHYSÍ0N0MIES DE SAINTS
au milieu des monceaux d'or et d’argent; vous
(rouverez son úveur. »
lis y allérent, ils fouillérent, et, au milieu des
écus, ils virent un coeur humain, un coeur de
cliair ct de sang. Ils le touchérent deleursmains,
et le coeur était eháud.
Le pére d’Antoine fut accusé d’assassinat et
emprisonné, parce que le corps d*un jeunehomme
avait élé trouvé dans son jardín. Ceci se passait
á Lisbonne, et pendant ce temps-lá , Antoine était
a Veíiise.
Antome, toujours á Venise, demanda simple-
ment au supérieur du couvent la permission de
sortir. Puis, l’ayant obtenue, il fut transporté la
nuil a Lisbonne, par le ministére d’un ange. Lá il
commanda au mort de dire si son pére,á lui An-
foine, élait coupable du meurtre. Le mort se leva,
rendil lémoignage de l’innocencedu vieillard, puis
se recoucha et se rendormit. Martin de Buglione
fut remis en liberté.
Un jour á Toulouse, un hérétique lui déclara
qu’un prodige seul le déterminerait á croire á la
présence réelle. «Je vais,ajouta cet homme,lais-
ser ma mulé troisjours sans nourriture. Aprés ce
jeúne, je lui offrirai du foin etde Lavóme; si elle
quitte le foin et I’avoine pour adorer Thostie con-
sacrée, je croirai á la présence réelle. » Le Saint
accepta. Les trois jours révolus, il prit Lhostie
dans scs mains, l’hérétique présenta avoineetfoin
á sa miiteaffamée; mais elle le refusa etalla vers
le Saint Sacrement, L’hérétique se convertit.
SAINT ANTOINE DE PADOUK
Í99
Les animaux jouent un róle énorme daos Ies
annales des premiers Franciscains* Cette familia-
rité intime de saint Frangois etdelanatureenfiére
jette son rayonnertlent naif et chaud sur toníe la
phalange dont il était le chef et le pére. Toutes
les créaturesétaientpour saint Fran^oisdessf urs.
L’eau> sa soeur, et le soleil, son frére, étaíenl,
comme les animaux et leí végétaux, l’objet de sa
tendresse, de ses caressesetde ses entretiene Oh
dit cependant qu’il faigait aux fourmis des repro-
ches amers, relatifs á leur trop grande pré-
voyance. « Gomment, disait-il, des provisional des
greniers ! Mais vous ne savez done pas, mes soeurs,
que cela est contraire á Fesprit de FEvangile : á
chaqué jour suffit sa peine ! »
Un jour Antoine préchait á Rimini devant un
auditoire hérétique et obstiné. 11 s’apenjut que sa
parole reneontrait des coeurs durs et des oreill-s
fermées. 11 s’arréta i « Levez-vous, dit-il tout á
coup, suivez-moi sur le bord de la mer. » La ri-
viéfe Marechia se jette dans la mer tout prés de
Rimini. — L*aüditoire,curieux de Faventure, sui-
vit le saintsur le rivage. Alors Antoine se tourna
vers FOcéan, et parlant aux poissons :
€ Les hommes, dit-il, refusent de m’entendrc,
Venéz, vous, venez, poissons, écoutez-moi a leur
place. »
Tout á coup voiciune multitude de poissons qui
approchentdu rivage. lis mettent la téte hors de
Feau,et chacun se tieñt áson rang, dans un ordre
parfait.On envoit detoutes lesformeset de toutes
200 PHYSIONOMIES DE SAINTS
Ies dimensions.Les écailles s’étalent au soleil avec
une variété immense deformes et de couleurs. Au-
cun d’eux n’hésitait, aucun n’avait peur. Personne
ne troublait l’ordre dans ce brillant auditoire,dont
Ies couleurs chatoyantes éclataient en pleine lu-
miére, au-dessus des flots. Les plus petits appro-
ehérent du bord, les poissons de moyenne gros-
seur se tenaient ádistance moyenne, les plus gros
venaient les derniers. Aucun sergent de ville ne
fui nécessaire pour établir Fordre, le silence
et rimmobilité.
Quand l’auditoire futcomplet et toutes ces petó-
les oreilles aussi ouvertes que celles deshommes
étaíent fermées, Antoine commen^a :
« Poissons, mes petits fréres, rendez gráces au
Gréateur, qui vous a donné pour demeure un si
noble élément. C’est Lui qui, selon vos besoins,
vous fournit des eaux douces ou salées. C’est k
Lui que vous devez ces retraites oii vous vous
réfugiez pendant la tempéte. C’est Lui qui vous a
bénis, au commencement du monde. C’est Lui
qui, au moment du déluge, vous a préservés de
la mort et de la condamnation universelle. Vous
n*avez pas eu besoin de FArche, petits poissons,
mes fréres; vous étiez en súreté Quelle liberté
vos nageoires vous donnent l vous allez ou il vous
plaít! Poissons, Dieu a confié á Fun de vous pen-
dant irois jours la garde de Joñas! Vous avez eu
Fhonneur de fournir á Jésus-Christ ce qu’il fallait
pour payer le cens. Vous lui avez serví de nour-
riture avant et aprés la résurrection. Petits
_
SAINT ANTOINE DE PADOUE 201
poissons, privilégiés entre les créatures, louez
et remerciez le Seigneur. »
Pendant ce discours, les poissons s’agitaient ;
ils ouvraient la bouche et inclinaient la téte* —
« Béni soit le Dieu Eternel, s’écrie saint Antoinel
Les animaux lui rendent Thommage que les hé-
rétiques lui refusent ! »
Cependant les poissons accouraient de tous
cótés : comme si le bruit s’était répandu dans la
mer qu’un saint parlait, la foule mouvante venait
écouter, pour la premiére fois, la parole qui lui
expliquait ses priviléges méconnus. On eút dit
que les poissons, s’accusant de leur longue ingra-
titude, éprouvaient le besoin de connaUre enfin
leurs titres á la reconnaissance. Mais Ies pois-
sons qui arrivaient n’obtenaient pas des poissons
déjá placés la moindre complaisance. Les pre-
miers arrivés gardaient les bonnes places, les
nouveaux venus restaient derriére.
Cette parenté singuliére des Franciscains et de
la nature rappelle ces paroles d’un Oratorien,qui
appartient á une autre classe d’esprits, mais dont
la philosophie profonde rencontre la simplicité de
Franjois, de Junipére et d’Antoine. Thomassin
dit quelque part : « Je ne désespére pas tout k
fait des animaux brutes. II ne me paraít pas im-
possible que je les voie quelque jour penchés et
adorant. »
II faudrait peut-étre plus de profondeur c[iie
Tesprit humain n’en posséde pour voir clairement
ce qu’il y a dans cette chose inconnue, qui s’ap-
202 PHYSIONOMIES DE SAINTS
pe lie la aimplicité, qui échappe aux investigations,
qai échappe á elle-méme, qui gétiéralement ne se
connaii pas, qui ne doute pas, qui ne s’analyse
pes, qui est un rfon, et qui semble chine relatiou
dire c Le et spéciale avec cette autre chose si diffé-
rente pourtant, et qu’ón appelle la puissance.
SimpliciLé et puissance ! ces deux choses ne se
rcssemblent pas aux yeux des hommes. Ces deux
mots, dans le langage humain, ti’ont pas la méme
eonsonnance, et, par une disposition mystérieuse
que je recommande aux méditations des ámes
qui méditent, le caractére des thaumaturges est
parlicuHérement la simplicité»
Le souyenir du miracle des poissons est trés
célebre en Itálie. Le pére Papebrock nous dit
qu ? en 1660, le a6 novembre, il avait vu lubméme
une chapellc en mémoire du prodige, au lieu
méme oü il s’accomplit. La peinture s'est empa-
rée plusieurs fois de Févénement.
Saint Framfois parlait aux oiseaux exactement
le rnéme langage que saint Antoine aux pois-
soiis. Une yue plüs pencante que la nótre aper-
cevrait probablement, dans le monde des types,
¡a raison profonde de ces profondes analogies et
de ces mystérieuseS préférénces.
Saint Antoine vit avant de mourir la oanonisa~
lion de saint Fran^ois.
Un jour, sentant approcher sa fin bienheureüsé,
il écrivit au ministre de la province pour lui de-
mande r le permission de se retireí* dans la soli-
tud^ Avant écrit sa lettre, il quitta un instantsa
SAINT ANTOINE DE PADOUK
203
chambre; quand il rentra, sa lettre avait disparu,
mais la réponse arriva. Sa lettre était parvenue.
Aucun homme ne l’avait portée.
Le vendredi i3 juin i23i, un peu avant le cou-
cher du soleil, saint Antoine de Padoue venait de
prononcer ces paroles : « Je vois mon Seigneur
Jésus-Ghrist. »
Antoine parut s’endormir. II était mort.
Mort á trente-six ans, quatre mois et treize
jours. Trente-six ans ! — A ce moment-lá, Tabbé
de Vireul vit s’ouvrir la porte de son cabinet et
saint Antoine entrer : « Je viens , dit Antoine , de
laisser ma monture auprés de Padoue , et je pars
pour ma patrie . » Au méme moment l’abbé, qui
avait mal á la gorge, fut guéri. II ne comprit que
plus tard pour quelle patrie saint Antoine venait
de partir.
CHAPITRE XIX
SAINT LEUFROI.
Saint Leufroi naquit en Neustrie, avant Pinva-
sion des Normands. A peíne avait-il Páge de rai-
son que la vocation sacerdotale simpara de luí
malgré ses parents, et Pentraína secréteme nt. Sa
vocation sacerdotale le conduisit á la vocation
monastique. Un jour il invita á díner son pére,
sa mére, sa famille, et ses amis. II leur íít des
présents, et les invita á passer la nuit en repos
dans sa maison. Pendant ce temps-lá, il se réser*
vait de faire ce que PEsprit lui inspira i t.
Et pendant le sommeil de tous les invités, il
partit á la recherche d’une solitude. En chemin,
il rencontra un pauvre qui lui demanda PaumAne;
Leufroi lui donna son manteau. II en rencontra
un second, il lui donna son habit. II arriva á un
ermitage oú il resta quelques jours et quelques
nuits, suppliant Dieu de manifester sa volonté,
Lá il rejut Pordre de se rendre á Rouen et de
prendre l’habit monastique á Pabbaye de Saint-
Pierre, qui fut plus tard Pabbaye de Saint-Ouen.
Enfin il fonda Pabbaye de Sainte-Croix.
Lá commencérent les persécutions, Geux qui
prétendent empécher PEsprit de souíller oú Í1
20fi PHYSIONOMIES DE SAINTS
veut le dénoncérent á Didier, évéque d’Evreux,
comme un téméraire et un révolté qui ne se con-
duisail que par l’esprit propre, et refusait obéis-
sance á Tautorité légitime.
Le don des miracles vint ensuite. Leufroi était
venu voír Charles Martel pour différentes affaires,
et s'en allait, ayant accompli sa mission. II avait
qui t té la Lorraine et était déjá arrivé á Laon,
quand il vit arriver de la part du prince des cour-
riera qui s’étaient précipités sur ses pas. Le fils
de Charles Martel venait de tomher malade, et le
pére envoyait chercher Leufroi. Leufroi revint
sur ses pas, arrosa d'eau bénite les membres de
Pen&ml malade, lui donna la communion, et le
guérit.
Personne ne s’étonnait alors si la familia d’un
malade faisait courir aprés un saint comme aprés
la samé. Et cependantle saint qu’on envoie cher-
cher est nécessairement vivant.
On se plaignait de la sécheresse, l’eau man-
quait, Ies fontaines étaient taries : on courait á
Leufroi, et les sources sortaient de terre. Mais
voici ou le trait du génie de sa sainteté se des-
si ne en relie f.
Saint Leufroi péchait un jour dans la riviére
d Ure. Presque toujours, dans les anuales divi-
nes, la péche est prise en bonne part.
Leufroi n’avait pas de cheveux. Une femme
passa, qui se moqua de lui : « Je pense, dit-elle,
que ce chauve épuisera la riviére, et qu’on no
pourra plus y pécher désormais ». Elle avait
SAINT LEUFROI 2NJ7
parló trés bas, personne n’avait pu Pentendre.
Mais Leufroi se tournant vers elle :
« Pourquoi, dit-il, te moques-tu d’un défaut de
nature ? Que le derriére de ta té te n ? ait pas plus
de cheveux que je n’en ai aur le front, et qu’il en
soit ainsi pour tes descendants *.
La chose arriva comme Leufroi Pavait dite.
Un homme vola quelquea meules de foin au
monastére de Leufroi. Leufroi exigea la restitu-
tion ; le voleur, au lieu de restituer, s’emporta
puhliquement et furieusement contre le saint. II
Pappela menteur et calomniateur. Et Leufroi
répondit :
« Que Dieu soit juge entre toi et moi ! »
Le voleur fut sais i de douteurs atroces du cdté
de la máchoire, et sea dente se détachérent et
tombérent devant Passerahlée, et toute aa postó-
rité perdit les dents.
Dea paysans travaillaient le dimanche et labou-
raient la terre, méprisant le repos sacré. II faut
une attention spéciale pourdécouvrirrimportance
de l’attentat. II faut, surtout aux époques oú la foi
est affaiblie, uneméditationparticuliére surte troi-
siéme commandement, pour sentir la gravité d'une
faute dont Phabitude húmame et la légéreté spiri-
tuelle nous dissimule toute la portée. L’espaee
nous manquerait ici pour insister sur cette choae
énorme. Je renvoie le Iecteur á la petite brochure
que j’ai consacrée au repos du dimanche et qué
y ai intitulée le Jour du Seigneur (1).
( 1 ) Chez Palmé. — Prix : 50 cent.
208
PHYSIONOMIES DE SAÍNTS
Cette sévérité, si éloignée des coeurs modernes
el des esprits contemporains, sortait d’une áme
profon dément pénétrée de lumiéres surnaturelles
que notre époque a oubliées ct dont elle essaye
de rire, dans les jours oú elle n’est pas forcée
de trembler et de pleurer. Dans ses jours de loi-
sir eíle rít beaucoup. Mais Leufroi, qui ne riait
pas, ajouta, les yeux levés :
« Seigneur, que cette terre soit éternellement
stériie I Qu’on n’y voie jamais ni grain ni fruit! »
Et sa malédiction fut puissante. Les ronces ét
les chardons marquérent et remplirent, á partir
de cejour, le champ maudit.
Un jour les mouches empéchérent Leufroi de
dormir. Sa priére les fit disparaitre, non pour un
moment, mais pour toujours. La maison oú Leu-
froi avait dormí leur fut interdite á jamais.
Un des religieux de Leufroi venait de mourir.
On tro uva sur lui trois piéces d’argent, trois pié-
ce s qu/il n’avait pas le droit de garder. II avait
done violé son vceu de pauvreté. Leufroi, dont la
sévérité était extréme, défendit de Tenterrer en
terre saín te. II le fit mettre á part, loin du cime-
tiére, en terre profane. Aprés cette exécution,
Leufroi songea profondément á cette áme qu’il
avail presque l’air d’avoir condamnée, et soup-
^onnant que peut-étre elle avait rencontré le
repenlir sur la terre et la miséricorde au ciel,il
fu une retraite de quarante jours, priant et pleu-
rant pour I’áme de celui qu’il avait paru rejeter.
Car il es t écrit: « Nejuge pas ».Et aprés les qua-
SAINT LEUFROI
209
rante jours, le Seigneur parla á Leufroi, et lui
dit que l’áme du frére avait trouvé gráce devanl
lui, et que non-seulement l’enfer ne le possédait
pas, mais que le purgatoire ne le possédait plus,
et que les priéres de Leufroi avaient délivré celui
que la justice de Leufroi avait paru condanmer,
Alors le saint, pensant qu’il fallait traiter le
corps du religieux comme Dieu traitait son áme,
pardonna comme Dieu pardonnait, et, faisant mi-
séricorde sur la terre comme au ciel, rappela le
corps exilé dans le cimetiére commun, comme
Dieu avait rappelé Táme exilée dans l’assemblée
de ses élus. Ainsi furentréunis dans le sommeil et
dans la paix ceux qui devaient étre réunis au jour
de la résurrection.
Les aveugles sont portés & croire que la justice
et la miséricorde sont deux ennemies. Les ámes
intelligentes savent qu’elles sont amies, et les
ámes éclairées savent qu’elles sont unies. Mettez -
vous en colére , mais ne péchez pas , dit TEspriU
Saint. Joseph de Maistre célébre cette passion
ardente et forte, qu’il appela éloquemment la
colére de Uamour . Saint Leufroi avait un zéle de
justice trop ardent pour n’avoir pas une ardeur
de miséricorde plus ardente encore, car, dans !e
sens ou ces deux forces luttent, la miséricorde
posséde certains avantages dans le combar. Les
coléres de saint Leufroi, par oü il touche & l es-
prit d’Elie et d’EIisée, devaient allumer en luí les
flammes de la charité. II apparaít sous ce do ubi e
jour quand il prie plusieurs semaines pour lui ce
14
210
PHYSIONOMIES DE SAINTS
qu’il vient de chasser du cimetiére bénit* La puis-
sance de ces imprécations et la puissance de sa
chanté, son amour pour les pauvres et sa haine
de ünjustice sont les deux lignes qui se dévelop-
pent parallélement dans tout le cours de sa vie.
La fureur de saint Leufroi contre le démon est
représe ntée par le pére Giry d’une fajon fort
extraer din aire.
Quaurl iesreligieux entraient le matin á Téglise,
ils trouvaient souvent saint Leufroi déjá abtmé
dans la eontemplation divine. Un joür ils crurent
le voir sa place ordinaire; mais un des fréres,
qui venaít de le quitter á Tinstant méme dans sa
chambre, alia le prévenir qu’une illusion le mon-
traif á Téglise au moment ou il n’y était pas. Le
saint, reconnaissant le caractére dé son entiemi,
courut á la chapelle, fit le signe de la croix sur
la porte ct sur les fenétres, comme poilr boucher
les issues, et s’avangant sur celui qui avait osé
prendre sa ressemblance, il le frappa avec fureur.
Saint Leufroi savaif, dit son historien, que le dé-
mon sentirait spirituellement les coups qu’il lui
dommit corporellement. Le démon voulut fuir;
mais les issues ctaient bouchées. Le signe de la
croix éiait sur les portes et les fenétres. Le corps
qu’il sVdait formé aurait pü se dissiper stibite-
menL Mais il paratt qu’il n’en eut pas la permis-
sion* Dieu voulut Lhumilier sous les coups de saint
Leufroi, matériellement donnés, spirituellement
sentís, et sous la puissance du signe de croix qui
interdisait au prisonnier les issues. Dieu Tobligea
SAINT LEUFROI 211
á s’enfuir par le clocher, pour témoigner sensi-
blement sa défaite et sa peur.
Les religieux comprirent la forcé de leur pére
et la faiblesse de leur ennemb
Quand saint Leufroi seíitit reñir sa fin, il fit
bátir un hópital pour les paüvres, et envoya dans
toutes les maisons du roisinage des eulogies, c’est-
á-dire des présents destinés á rappeler les sou-
venirs et á provoquer les priéres. II rassembla
ses disciples, leur donna ses derniéres instruc-
tions, passa en priére la derniére nuit de sa vie
mortelle, et rendit Páme le 21 juin, vers Tan 700,
dans la quarantiéme année de son gouvernement.
Sa vie manuscrite a été gardée longtemps á
Saint Germain des Prés. La chronique de Lérins
et Surius Pont donnée au public. Le martyrologe
romain et celui d’Usuard placent sa féte au 21
juin.
Son corps fut déposé dans une église qu’il avait
fait bátir en Phonneur de saint Paul, et y demeura
plus d’un siécle. Puis il fut transféré dans Pan-
cienne église de Sainte-Croix, qui prit le nom
de Saint-Leufroi. Enfin pour le soustraire au pil-
lage et au sacrilége pendant Pinvasion des Nor-
manda, on Papporta á París, et on le déposa á
Saint Germain des Prés. Trois ossements furent
rendus á Pabbaye de Saint-Leufroi, etles religieux
attacfaérent une telle importance á cette faveur
qu’ils instituérent la féte du retour des reliques de
saint Leufroi. L’église de Suresnes eut aussi une
part du trésor, qui fut perdue, puis remplacée.
212
PHYSIONOMIES DE SAINTS
SÍ Ies relirjues de saint Leufroi ont été si re-
clierchéesj si disputées, si enviées, si la restitution
de trois osscmcnts fonda une féte séculaire, nos
leeLeurs trouveront sans doute, comme nous,
qu’il était opportun d’invoquer son souvenir, de
rappeler son esprit, de restituer á la mémoire des
h omines ce nom autrefois si célébre, et que Pou-
Mi, ennemí mortel du genre humain, voudrait
maintenant aíLaquer.
1
CHAPITRE XX
SAINT JEAN-BAPTISTE.
En général PEcriture est trés sobre de paroles,
mais surtout trés sobre de jugements. L’Evamjile
contient fort peu d’appréciations sur les personna-
ges méme les plus importants. MarieetJosephsont
tous deux sousun voile. L’Evangile est vis-á-vis de
saint Pierre d’une singuliére sévérité.Je merappelle
á ce sujet une importante observation d’un yrand
hébraísant. 11 me disait un jour que saint Fierre
avait veillé lui-mérae á ce que toutes ses fautes
fussentsoigneusement écriteset détaillées dans les
Evangiles. C’est surtout saint Marc, ajoutait-il,quÍ
est Phistorien rigoureux des faiblesses de saint
Pierre. Or, saint Marc étaitle disciple particuííer,
Pami intime et le confident de saint Pierre. L’Evan-
gile de saint Marc a étéécritsousles yeux de saint
Pierre, et Pétude approfondie que j’ai faite des évan-
gélistes m’autorise á affirmer que plus un homme
étaitvoisin de saint Pierre, plus il était sévérepour
saint Pierre, par la volonté expresse du chefdes
Apótres. C’est pourquoi saint Marc, qui écrivait
presque sous sa dictée,n’omet ríen de ce qui peal
214 PHYSIONOHIES DE SAINTS
nous avertir des faiblesses du Pére commun. — La
malveillance pouvait facilement tirer partí contre
saint Pierre des sévérités de PEvangile, et Pob-
servation de ce savant fait tourner ces sévérités
mémes á la gloire de saint Pierre, et leur récit
détaillé devient une des pierres précieuses de la
couronne du granel apótre,
Cette sobriété et cette sévérité des récits évan-
géliques donnent á saint Jean-Baptiste un caractére
singulier et toutá fait exceptionnel.Désqu’il s’agit
de lui, la louange éclate. II a pour panégyristes
PAnge et PHomme-Dieu, Gabriel et Jésus. « II
viendra dans PEsprit et dans la Vertu d’Elie »,dit
PAnge, et Elie est précisément un de ceux qui
font éclater le Saint-Esprit en louanges. Elie et
saint Jean-Baptiste, les deux précurseurs des deux
avénements, ont été célébrés par les lévres de
Dieu.
« Bienheureux, dit PEsprit-Saint parlantá Elie,
bienheureux oeux qui Pont vu! Bienheureux ceux
qui ont eu la gloire de ton amitié ! »
Et Jésus-Ghrist, parlant de Jean-Baptiste : « Qui
étes-vous alié voir ? Un prophéte. Je vous le dis
en vérilé, plus qu’un prophéte. »
Parmi les enfants des hommes, aucun ne s’est
élevé plus grand que Jean-Baptiste.
Elie et Jean-Baptiste semblent done avoir re§u ce
singulier privilége ; ils font, jusqu’á un certain
point, sortir PEcritnre sainte de son extréme ré-
serve. Leur gloire semble faire violence á cette
parole divine si sobre et si sévére.
SAINT JEAN-BAPTISTB
2i5
Puisque la féte de saint Pierre est siprés de celle
de saint Jean, rappelons ici quelques-unes des
mystérieuses harmonies que ces deux fétes nous
présentent. Un saint nous guidera á travers les
splendeurs des deux autres saints. Saint Fran$ois
de Sales nous aidera h parler de saint Pierre et
de saint Jean.
L’Eglise célébre le 34 juin la naissance de saint
Jean, et le 29 juin la naissance de saint Pierre.
Dans le langage des hommes, la naissance de saint
Jean est encore une naissance ; mais la naissance
de Pierre, célébrée le 29 juin, s’appellerait une
mort dans le langage des hommes. I/Eglise célébre
la mort de saint Pierre, sous le nom de sa nais-
sance, parce qu’il mourut saint, et naquit á la vie
éternelle. Elle célébre la naissance de saint Jean,
parce qu’ii naquit saint, ayant été sanctifié dans
le sein de sa mére.
Mais écoutons saint Frangois de Sajes lui-méme :
€ Certes, quand j*ai lu á la Genése, dit-il, que
« Dieufit deux grands luminairesau ciel, Tunpour
« présider et éclairer lejour,et Fautre pour prési-
« der á la nuit,incontinent j’ai pensé quec’étaient
« ces deux grands saints, saint Jean et saint Pierre ;
« car ne vous semble-t-il pas que saint Jean soit
« le grard luminaire de la loi mosaíque, laquelle
« n’était qu’une ombre et comme une nuit au re-
« gard de la clarté de la loi de gráce, puisqu’il
« était plus que prophéte, encore quil ne fút pas
« lumiére... Et vous semble-t-il pas que saint
€ Pierre soit le grand luminaire de i’Evangile,
218
PHYSIONOMIES DE SAINtS
€ puisque c’est luí qui préside au jour de la loi
« évangélique ? »
Saint Fran$ois de Sales, qui donneun tour gra-
cieux aux vérités Ies plus austéres,poursuit de son
regard naif les aualogies profondeset cachées qui
échapperaient á un regard moins simple.
II y avait autour du propitiatoire deux chéru-
bins qui se regardaient. On ferait un volume su-
perbe ? en étalant les splendeurs qui ont été inspi*
rées aux Péres de FEglise par ces deux chéru-
bins. Le symbolisme de l’ancienne loi leur a li-
vré des secreta superbes, autrefois célébrés, sa-
vourés, goútés par Fáme humaine, mainlenant
oubliés et méprisés.
Le propitiatoire représentait celui quiestla pro-
piliation elle-méme ! il représentait Jésus-Christ.
Les deux chérubins s’entre-regardaient, Fun á
drnite, Fautre á gauche. Est-ce que saint Jean et
saint Fierre ne se regardent pas? Leurs regards
se rencontrent, puisqu’ils sont dirigés, de deux
poinfs différents, sur Jésus-Christ.
Ecoulez saint Jean :
Voici, dit-il, FAgneau de Dieu. »
Ecoutez saint Pierre :
«t Tu es le Chrisf, fils du Dieu vivant. »
Voilá les deux confessions. Ne partent-elles
pas de deux grands luminaires ? Et ne restent-
elles pas fidéles aux harmonies signalées par saint
Frangois de Sales ? Ainsi, quand saint Jean dit :
oí Voici TAgneau de Dieu »,il parle encoreen figure.
II reste dans le symbolisme; il célébre FAgneau.
SAINT JEAN BAPTISTE
217
Mais quand saint Pierre s’écrie : « Tu es le Christ,
fils du Dieu vivant il déchire le voile. 11 parle
ouvertement.
Au commencement du monde, PEsprit de Dieu
était porté sur les eaux, et il les fécondait.
Et quand il s’agit de la Rédemption, Jésus-
Christ féconda les eaux quand il marcha sur les
bords de la mer de Galiléc. Ce fut lá qu’il dit á
André et á Pierre : « Suivez-moi 1 » et ce Fut
aussi sur le bord de Peau que saint Jcan vit pour
la premiére fois, de son regard ardent, PAyneau
de Dieu.
MoTse fut sauvé des eaux par la filie de Pha-
raon, et il devint le chef du peuple de Dieu. Saint
Pierre fut tiré des eaux de la mer, auprés de
Césarée, et il devint le chef du peuple de Dieu.
Le pécheur de poissons fut fait pécheur d’hom-
mes.
La naissance humaine de saint Jean et la nais-
sance céleste de saint Pierre ont encore cette res-
semblance remarquable : elles ont été prédites
toutes les deux. G’est Pange qui prédit la nais*
sanee humaine de saint Jean : Plusieurs se réjmi-
ront en sa natioité. La naissance céleste de saint
Pierre fut prédite par Jésus-Christ lui-méme, et
Pinstrument méme qui devait le conduire k la
gloire fut indiqué.
Zacharie, qui re$ut la promesse relative k saint
Jean, était celui qui offrait Pencens.
Celui qui re$ut la promesse relative a saint
Pierre, ce fut saint Pierre lui-méme ; ce fut celui
218 í>mrsiONOMiEs de saints
qui disait : « Seigneur, vous savez que je vous
aime ».
C^était sa maniére d’offrir Pencens.
Saint Jean fut sanctifié dans le sein de sa mére,
et en présence de la sainte Vierge ; saint Pierre
fut sanctifié dans le sein de PEglise militante,
au cénacle, en présence de la sainte Vierge.
Saint Jean tressaillit de joie á Parrivée de la
Vierge ; Penfant tressaillit. Eafant se dit en latín:
¡rifaos, celui qui ne parle pas. Et ne peut-on pas
dire de saint Pierre, au cénacle, que Penfant tres-
saillit, que celui qui ne parlait pas tressaillit, puis-
qu’iln’avait pas osé confesser Jésus-Christ devant
une servante, et puisque tout á coup, aprés le
cénacle, il ouvrit la bouche !
Avec saint Jean-Baptiste se termina, dit un
grand saint, la prédication mosa’íque. Avec saint
Pierre commen^a la prédication évangélique.
Quand Pange fit á Zacharie la promesse solen-
nelle, quand il dit au pére de Jean, parlant de
Jean : « Celui-ci marchera dans Vesprit et la
vertud*Elie , » Zacharie avait douté et Zachatfie
était devenu muet.
Ceci est rempli d’enseignement. J’ai cru, c ? est
pourquoi j’ai parlé, dit le Psalmiste. La foi est
mére de la parole. Le doute produit le silence,
non pas le silence profond qui est au-delá de la
parole, mais le silence morne et terne, le silen-
ce du tombeau, le silence du désespoir. C’est le
doute qui fait mourir la parole, parce que la
parole est la lumiére. La parole est une explosión
SAINT IBAN-BAPTISTS
219
de eroyance ; tout yerbe est une affirmation. La
parole meurt dans la mesure oúmeurt la eroyance.
L’homme qui ne croirait plus absolument á ríen
se trouverait, vis-á-visdulangage humain, comme
un souverain qui a perdu son royaume.
La Vierge, en présence de Tange, prononce
aussi le mot : Comment ? Comment cela se fera-t-
il? — Mais ce comment n’est pas un doute. Ce
comment procéde de la foi. II est prononcé dans
Tesprit d’adhésion. II précéde et prépare le fíat
qui va venir.
Zacharie avait été intimidé parce que Tesprit
d’Elie était promis á son fils. Pourquoi done ?
Ah ! pourquoi done ! Parce que nul n'est pro-
phéte en son pays. II est trés diífioile k Thomme
de croire un autre homme qui est son voisin, son
conteraporain, aussi grand que les hommes du
passé. Et si ce contemporain est son fils, la diffi-
culté va en augmentant. Plus Thomme extraordi-
naire est notre voisin, plus il nous est difficile de
le croire extraordinaire. Comment ? cet homme
que nous coudoyons dans la rué, qui est jeune,
inconnu, sans autorité et sans histoire écrite, qui
ne figure pas encore dans les annales du genre
humain, serait Tégal de ceux qui remplis-
sent toutes les mómoires 1 L’homme répugne á le
croire. Et pourquoi done ? Est-ce que Dieu, qui
donnait aux anciens, ne peuí pas donner aux
modernes?Sans doute. Mais oette timidité humaine
tient á Torgueil humain. Nous ne voulons pas
croire á la grandeur d J un contemporain, parce
220
PHYSIONOMIES DE SAINTS
que nous ne voulons pas reconnaítre et sentir que,
daos le passé comme dans le présent, tout don
vient de Dieu.
Et plus tard on alia demander á Jean lui-méme
s’il éiait Elie. Et on alia lui demander le bap-
téme comme on était alié demander la pluie á
Elle.
Jcan-Bap tiste fut Thomme du désert. Par lá il
prépara la grande réunion de l’avenir. Qu’est-ce
que le désert, sinon le vide ? Ceux-lá sont rem-
plis par la plénitude qui font le vide en eux, et
qui dcviennenl eux-mémes des déserts.
Dans le monde visible aussi, c’est le vide qui
attire Ies masses. Le désert méne á Jérusalem.
Saint Jean-Baptiste est alié au désert extérieur
comme au désert intérieur. II s’est absenté de lui-
méme et du monde pour entendre la parole et
pour devenir la voix. Pour nous indiquer Tendroit
oü retentit la parole de vérité, il s’est appelé la
voix de Celui qui crie dans le désert. Jean, Thom-
me du désert, prépara la route á Celui qui devait
lirer á lui loutes les choses.
La Croix, placée hors de la ville, entre le ciel
et la tcrre, est le désert par exccllence. C’est
pourquoi le crucifix est devenu la proie univer-
selle, la pálure divine des aigles, race royale qui
dévore, et aussi leur rendez-vous.
Etes-vous le Christ? Etes-vous Elie? Saint Jean
répond toujours : Non, non, je ne le suis pas.
Enfin, oblirfé de dire son nom, d’une fagon quel-
conque, ií dédare étre une voix. II ne déclare
SAINT JEAN-BAPTISTE
221
pas méme étre la voix qui crie, ruáis la voix de
Gelui qui crie. II est la voix (Tun autre. 11 est la
voix de celui qui est la parole. Jean et Jésus son!
dans des relations singuliéres. Leurs conceptions
et Ieurs nativités coupent Tannée de trois mois en
trois mois, aux solstices et aux équinoxes,
Jean passe son enfance au désert, Jésus diez
saint Joseph. N’est-ce pas un autre désert?
Dans Pordre physique, le son de la voix est en-
tendu avant que la parole n’ait pleinement périé-
tré Táme.
Saint Jean parle avant Jésus Christ.
Le précurseur déclare qu’il doit diminuer, et
que Jésus doit grandir. Puis il disparaít,
Ainsi, quand la vérité a éclairé l’esprit, le son
de la voix se dissipe dans Fair.
CHAPITRE XXI
SAINT GOAR.
Presque toujours un personnage historique se
présente á l'imagination dans une certaine attitude
qui répond á l’un des faits de sa vie. Ghacun des
hommes qui se gravent dans la mémoire des
autres hommes y entre et s’y établit avec un
attribut particulier qui lui vient d’un des moments
de son histoire, et le reste de sa vie apparait
presque comme un détail. Ce point-lá domine tout,
le reste est dans l’ombre. Les clefs et la crol*
renversée caraetérisent toujours saint Pierre;
l’aigle et la plume ne quittent pas saint Jean ; saint
Roch et saint Charles Boromée, sont inséparables
des pestiférés qü’ils soignaient 5 Lazare est l’im-
mortelle image de la résurrection, et Madeleine
de la pénitence. Madeleine ne peut plus étre dé-
taohée de seS larmes par le souvenir historique
que Lazare du mouvement par lequel il s’est levé
du tombeau.
Si quelqü’un cherchait par quelle attitude est
caractérisé Saint Goar, si un peintre me deman-
dait á quel moment de sa vie s’adresser pour le
224
PHYSIONOMIES DE SAINTS
fixer sur la toile, je répondrais á Partiste, si je le
c royáis de forcé á réaliser mon projet :
— Représente saint Goar accrochant son man-
teau k un rayón du soleil.
11 n’y a ríen de plus simple au monde, et c'est
tá que serait pour le peintre Pimmense cüfficulté.
(Test lá que doit viser Pesprit, la simplicité.
Et je reviens sur cette vérité historique, que
j’ai déjá énoncée quelque part : c’est presque
toujours á la foi et á la simplicité, plus qu’aux
autres vertus, qu’est attribué Pacte thaumaturgi-
que. Quand Jésus-Christ choisit saint Pierre pour
sa fonction supréme, il lui dit : « Pierre, m’aimez-
vous ? > Mais quand il s’adresse aux malades, la
question est tout autre.
J1 ne dit pas aux malades : M’aimez-vous? II dit:
Croyez-vous ? (Test en général la foi qu’il excite,
non pas Famour, quand il s'agit de faire éclater
sa puissance. Et les plus grands thaumaturges
ne sont peut-étre pas les plus grands contempla-
teurs, ce sont peut-étre les croyants les plus
simples.
Saint Goar était contemporain de Clotaire I er ,
(ils de Clovis. II faut remonter un peu plus haut
dans les siécles pour retrouver Phistoire de cet
homme calumnié. Mais les siécles, quand il s’agit
des saints,semblent supprimer la distance, au lieu
de la grandir. On les voit mieux de trés loin. La
proxímité les cache ; Péloigement Ies montre. Nul
n'est prophéte en son pays; le rapp roche ment
qui vient du temps produit le méme effet que le
SAINT GOAR
223
rapprochement qui vient de Pespace : il cache et
diminue les choses extraordinaires. Saint Goar
était done conte mporain de Clotaire.
Saint Goar, déjá prétre, voulut se faire ermite.
II se fitbátir un ermitage sur les bords du Rhin, á
quelques lieues deTréves. L’idolátrie faisait encore
autour de lui beaucoup de dupes et de victimes.
Le pays était presque barbare.
Saint Goar précha et guérit.Lesignede la croix
et Pinvocation du nom de Jésus étaient ses armes
choisies.
Son ermitage était trés fréquenté des pélerins.
Saint Goar avait pour Phospitalité une disposi-
tion particuliére. Sans doute il se souvenait de la
parole de saint Paul. II recevait, il aimait á rece-
voir les pélerins ; il les introduisait dans le secret
de sa demeure et de son áme. Aprés la messe, il
les invitait á sa table ; il mangeaitavec eux et cau-
sait des choses divines.
Ce fut cette circonstance qui fit éclater autour
de saint Goar Pobscurité d’abord, ensuite la lu-
miére. Deux individus, qui avaient vu autour de
sa table la multitude des pélerins, adressérent
contre lui un rapport á l’évéque.
« Goar, disaient-ils, fait de son ermitage un hon-
néte cabaret. Contrairement á la coutume des er-
mites, qui ne mangent habituellement qu’á midi,
ou méme aprés vépres, celui-ci mange debon ma-
tón, avec une foule de voyageurs, et prend part
aux excellents festins qu’il sert á ses hótes.II préche,
il est vrai; mais sa prédication cache auxyeuxdes
15
220
PHYSIONOMIBS DE SAINTS
honuiiessoniutempérance, peut-étre son ivrogne-
ríe. II íaut que l’évéque avise, appelle Goar, Pin-
terroge el mette fin á ce reláchement qui s’éten-
draii dans lout le diocése. »
Mais il arriva unechose bizarre: les deux zélés
personnages perdirenten route les aliments qu’ils
avaientemportés ; ils furentdévorés par la faimet
la soit‘; la las si tude les empéchait de piquer leurs
chevíiux ; tun d'eux tomba á terre á demi-mort, et
tous deux aUendirent le.passage de leur victime,
qui arrivait k pied. Goar les fortifia, les guérit, les
engagea k estimer désormais la charité. Ils firent
en ohemin le repas qu’ils n’avaient pas voulu faire
h Permitage, et coururent á Tréves célébrer les
ver fus de (toar. L’évéque, qui les avait vus partir
etmemís du saint, et qui les voyait revenir admi-
rateurs de ce méme saint, ordonna de faire entrer
Gonr dans la chambre de son conseil,au milieu de
son clergé réuni.Goar, arrivant á Tréves, s’était
rendu d’abord á I’église.
\prés avoirprié,il serendit aupalaisépiscopal ;
il par Alt quil entra d’abord dans une antichambre
un il voulul laisser sa chape; mais, ne sachant pas
iréslum ¿i quoiPaccrocher, il l’accrocha á un rayón
de soled, ella chape resta suspendue, aux yeux de
tous les assistants. Voilá la scéne étrange et simple
qur i\ous pouvons méditer á travers le temps et
IVüpaee. Saint Goar, etc’est ici que la simplicité
a quelque chose á nous apprendre, saint Goar ne
i i: pas aper^u de ce qu’il a>ait fait. II avait
acc roché su chape au premiar objet v$nu, sanare^
SAINT GOAR
227
garder.llavaitcruquec’était unbáton.Il setrouva
que c’était un rayón de soleil.Mais il est bien per-
mis de se tromper de cette maniére-lá.
Quant aux déjeüners servis aux pélerins, saint
Goar déclara que c’était une erreur de placer la
perfectiontoutentiére dansle jeúne etTabstinence,
et que la miséricorde leur était infiniment préfé-
rable.
Vaudelbert, célébre religieux, a écrit sa vie ;
c’est son témoignage que le pére Giry invoque
spécialement. Surius a écrit aussi une longue vie
de saint Goar ; toute la tradition ecclésiastique est
pleine de chátiments célébres qui ont frappé ceux
qui méprisaient le saint pendant sa vie ou apréssa
mort. On bátit d’abord prés de son ermitage une
petite église oü on l’enterra. Puis Pépin le Bref,
pére de Charlemagne, en fit construiré une plus
grande. La tradition, cilée etrecueillie par le pére
Giry, raconte que ceux qui passaient prés de ce
temple sans rendre leurs hommages au saint
étaient punis de leur négligence. II paraít que
Charlemagne éprouva la vérité de cette tradition.
Ses deux fils et l’impératrice éprouvérent en sens
inverse le pouvoir de saint Goar. L’impératrice
fut délivrée dans son église d’un horrible et in-
curable mal de dents.
á
CHAPITRE XXII
SAINT ÉUE,
Nous avons Pautre jour éludié ici Jean-Bap-
tiste. La féte d'Elie, fixée au 20 juillet, nous ouvre
le méme horizon. Maiscet horizon grandit quand
on monte la montagne. Nous en avons k peine
étudié quelques détails. L'ensemble, qui sera un
des spectacles de Péternité, mérite les regards
des siécles.
En ce temps-lá, la terre proraise, la terre vera
laquelle marchait Moise,Ia terre donnée a Josué,
était divisée en deux royaumes. Israel adorait le
veau d’or, Israel adorait Baal. Achab et Jézabel
avaient désigné huit cent cinquante prétres pour
offrir des sacrifíces á ce démon adoré des Simo-
niens. Elie vint vers Achab, armé de son esprit,
Pesprit de zéle, Pesprit de gloire, Pesprit vengeur
de PUnité divinel « Vive le Seitjneur,Ie Dieu d’Is-
raél ! dit le prophéte á PidoMtre : il ne tombera
désormais une goutte de rosée ni de pluie sur la
terre que par mon ordre. »
Et il alia au désert, oú les corbeaux regurent
l’ordre de le nourrir, au désert, córame Jean-
Baptiste, et il buvait de Peau du torrent. Et le
230
PHYSIONOMIES DE SAINTS
ciel était de bronze, et la terre était desséchée.
L’espéce d’excommunication fulminée par Elie,
dans l’esprit et dans la majesté du Seigneur,
avait enlevé aux éléments leurs rapports natu-
rels : quelque chose comme un interdit pesait sur
la création. Et le torrent ou buvait Elie lui-méme
se dessécha comme tous les torrents, et le pro-
phéte sentit le poids de sa propre parole, Dieu
l’envoya á Sarepta, l’avertissant qu’une veuve
était chargée de Tentre teñir. II la trouva ramas-
sant des morceaux de bois et n’ayant plus qu’un
peu de farine dans sa maison. « Yoilá ce qui me
reste, dit— elle, pour mon fils et pour moi; ensuite,
nous mourrons de faim.
— Faites-moi une tourte de votre farine, répon-
dit Elie, vous en ferez une autre pour votre fils
et pour vous. Jamais votre farine ne diminuera,
non plus que votre huile, jamais jusqu’á la
pluie. »
Mais il arriva une chose imprévue : le fils de la
veuve mourut. Et elle accabla Elie de repro-
ches, et Elie renvoya á Dieu les reproches de la
veuve.
« Donne-moi ton fils, » dit-il á cette femme.
Elle le lui donna, il le jeta sur son lit, et sa priére
familiére et audacieuse retentit á travers les sié-
cles, comme un cri de désespoir et comme un cñ
d'espérance. « Seigneur, criait-il, Seigneur, cette
veuve, cette veuve qui me donne ma nourriture,
vous tuez son fils pendant que je suis son hóte. »
Et il se coucha trois fois sur Tenfant, et il cria,
SAINT ELIE
231
disant : « Seigneur, mon Dieu, je vous en sup-
plie, je vous en supplie, que la vie revienne dans
les entrailles de cet enfant ! » Et la vie revint.
Et il dit á la veuve : <c Voici ton fils vivant. » Et
la veuve répondit : « Vous étes vraiment Phomme
de Dieu. »
Cette résurrection est la premiére dont Phis-
toire fasse mention. La mort, jusqu’á ce jour,
avait été invincible.
Cependant la sécheresse et la famine augmen-
taientdans Jsraél. Laplupart desprophétes étaient
morts. Achab et Jézabel, défendant sous peine
de mort la parole de vérité, avaient exterminé la
justice et la lumiére. Les crimes et les fléaux se
multipliaient les uns par les autres, sans se gué-
rir et sans se pénétrer. Elie était épouvanté des
effets de sa colére. Le ciel était d’airain. Le pro-
phéte qui Pavait fermé fut chargé de le rouvrir.
Ici se place un des grands drames de Phistoire
humaine, et on oserait le dire un des grands dra-
mes de Phistoire divine : drame étrange oú Panti-
thése va jouer un róle terrible, oü la nature hu-
maine va nous apparaitre, dans la main de Dieu
d’abord, ensuite dans sa main á elle-méme, d’a-
bord soutenue, ensuite abandonnée ; et nous com-
prendrons le mot de saint Jacques : € Elie était
un homme semblable á nous. »
Et d’abord voici Elie dans la main de Dieu.
II se présente seul devant Achab son ennemi
mortel, Achab qui réduisait les prophétes á se
cacher au fond des déserts et des cavernes.
PHYSIONOMIES DE SAINTS
232
«. C’est done toi, lui dit le monstre, qui depuis
troís ans troubles mon royaume !
— Non, répondit Elie, ce n’est pas moi; c’est
ton O’est toi qui troubles ton royaume, c’est toi
et ta race, c'est toi, apostat et idolátre ! Cepen-
dant je vais venir au secours d’Israél. Convoque
le peuple, convoque les prétres de Baal. »
Le peuple étant convoqué, ainsi que les prétres
de Baal : « Jusqu’á quand boiterez-vous ? dit Elie,
il fauL se décider. Si le Seigneur est Dieu, sui-
vez-Ie. Si Baal est Dieu, suivez-le. Je suis resté
seul vivant, parmi les prophétes du Seigneur ;
Baal en a Qu’on nous donne deux bceufs; ils
prendront Lun, je prendrai Tautre. Chacun de
nous placera le sien sur le bois sans y mettre le
feu. Chacun de nous invoquera son Dieu, et nous
verrons quand le feu du ciel descendra. »
Les prétres de Baal commencérent. C’était le
malin. lis priérent jusqu’á midi. Pas de réponse,
Baal ne donnait pas signe de vie.
* Cricz plus fort, disait Elie, votre Dieu pourrait
bien étre en voyage. Peut-étre qu’il fait laconver-
saüon.Peut-éirequ’il dort; il faut le réveiller. >
Les prétres de Baalfinirent par se déchirer avec
leurs couieaux. Leur sang coulait, mais le feu ne
tomhaif pas.
Elie éle va un autel avec douze pierresbrutes qui
représentaient Ies douze tribus d’Israél. II arrangea
le bois sur F autel, et versa de l’eau, au lieu de feu,
toui autour. Puis il pla^a le bceuf sur cet autel
improvisé, el s’écria :
SAINT ELIE
233
« Seigneur, Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob,
montrez aujourdTiui que vous étes le Dieu d’Is-
raél, et que je suis votre serviteur, et que, si j’ai
parlé, c’est par votre ordre.Exaucez-moi, Seigneur,
exaucez-moi, afin que ce peuple apprenne que
vous étes le Seigneur Dieu, celui qui convertit
encore une fois les coeurs ! »
Le feu du ciel tomba, dévorant la victime, le
bois, les pierres, la poussiére et reauméme,reau
versée autour de 1’auteL
Le peuple se précipita la face contre terre.
Puis les prétres de Baal furent saisis et mis á
mort prés du torrent de Ciron.
Aprés l’exécution, Elie dit á Achab : « Main-
tenant, mange et pars, car il va tomber une grande
pluie. » Et le prophéte, accompagné de son servi-
teur, monta au sommet du Carmel. Lá il se pros-
terna contre ierre, le visage entre ses deuxgenoux:
<c Va, dit-il, regarde du cóté de lamer. » Le servi-
teur alia et revint. « Je ne vois ríen, » dit-il, et
ainsi de suite six fois. A la septiéme fois : « Je
vois, dit le serviteur, un pelit nuage,large comme
le pas d’un homme, qui soléve du cóté de la
mer. »
Et la pluie tomba, un instant aprés, par tor-
rents.
Ilfaudiait saisir toutes les relations du visible et
de Tinvisible pour mesurer la portée et la valeur
des choses. La pluie qu’Elie délivra de la prison
ou elle attendait depuis trois ans ses ordres fu-
turs, enchainée par ses ordres passés, cette pluie
:É
234 PHYSIONOMIES DE SAINTS
signifiait rincarnation du Verbe, et le petit nuage
était la figure de la Vierge.
Mais voici que la scénechange. Jézabel, appre-
nant la mort de ses prétres, entra en fureur. Elle
envoya un messager diré de sa part á Elie: «J’en
jure par mes dieux : demain tu subirás le méme
sort. » Ici la nature humaine pourra contempler
le prodige de la faiblesse. Ce prodige, le voici.
Elie trembla. II trembla et s’enfuit. II trembla
d’une terreur inouie que FEcriture nous laisse
entrevoir, á travers la sobriété de ses paroles,
mais que les traditionsantiquesont gardéeccmme
unmonument de la faiblesse humaine. Cette terreur
a été presque célébrée par les anciens. On a dit
qu’Elie avait eu peur au-delá de tout ce qui peut
étre exprimé. On a dit que le char de feu avait été
appelé par Fexcés de sa terreur, et que, ne pouvant
plus supporter les épouvantes de la terre, il avait
été emporté loin d’elle, pour étre soustrait á ses
menaces. l/excés de sa terreur aurait obtenu des
ailes pour s’envoler, et ses ailes seraient lesroues
du char de feu. Cette tradition trés antique, consi-
gnée dans un vieuxlivre extréme mentrare, est un
des documents les plus précieux que nous possé-
dions sur la nature humaine. Elie qui venait de
ressusciter le fils de la veuve, Elie le premier
vainqueur de la mort, Elie dont FEcriture elle-
méme devait célébrer la gloire,Elie qui avaitbravé
et confondu Achab, Elie qui avait fermé et rouvert
le ciel, Elie qui avait fait tomber d*en haut le feu
d’abord, Feau ensuite, Elie dont le nom signifie
SAINT ELIE
235
Maítre et Seigneur, Elie trembla, comme jamais
homme peut-étre n’avait tremblé, devant la me-
nace d’une femme dont il avait confondu et im-
molé les défenseurs. Et il se lamentait dans le dé-
sert, et il s’assit, demandant la mort. Et cepen-
dant c’était la mort qu’il fuyait, et TEcriture nous
étale ses faiblesses comme les faiblesses de saint
Pierre, et le coeur humain nons apparaít tel qu’il
est, un monstre d’inconstance !
Et il se fatiguait de lui-méme, et il se prenait en
dégoút, et il s’assit, pour y mourir, sous le géné-
vrier .Mais vóici qu’un ange du Seigneur s'approcha
de lui pendant son sommei!,lui disant : « Léve-toi
et mange ! » Elie ouvrit les yeux et vit á cdté de
lui un pain cuit sous la cendre et un yerre d’eau.
« Léve-toi et mange, lui ditl’Envoyé du Seigneur,
il te reste une longue route á faire. » Elie, dans la
forcé de cet aliment , dit EEcriture, marcha qua-
rante jours et quarante nuits jusqu’au mont Ho-
reb.
Horeb signifie visión. Aprés la faiblesse et le
désert, Elie arrivait á la montagne de la Vision.
Et le Seigneur lui dit : « Elie, que fais-tu lá ? »
Et le prophéte répondit :
« Le zéle m’a dévoré, et je suis jaloux pour le
Seigneur, Dieu des armées, parce quelesfils d ? Is-
raél ont trahi son alliance ; ils ont détruit vos au-
tels ; ils ont égorgé vos prophétes ; je reste seul,
et maintenant, moi dernier survivant, ils me cher-
chent pour me tuer.
— Sors, dit le Seigneur, tiens-toi sur la mon-
tagne, devant ma face. »
236 PHYSIONOMIES DE SAINTS
La scéne est imposante. Le Seigneur va passer.
Une tempéte épouvantable s’éléve et brise les
pierres, mais le Seigneur n’est pas lá.
Aprés la tempéte, tremblement de terre, et le
Seigneur n’est pas dans le tremblement. Aprés le
tremblement, la foudre, et le Seigneur n’est pas
dans la foudre ; mais un petit soufüe s’éléve, un
vent léger.
Et le prophéte prit son manteau pour se voiler
la té te.
Une discrétion singuliére, profonde et presque
effrayante plañe sur ce moment, et sur le vent
léger, et sur ce qu’il contenait. Nous ne le con-
naissons que par ses effets. Elie prit son manteau
pour se voiler latéte. Nous n’en savons pas davan-
tage; mais les efforts les plus gigantesques de
Thomme n’iraient pas aussi loin et ne contien-
draient pas tant de choses que ce petit mot. On
sen! que la parole qui dit cela renonce á ríen dire
et se réfugie dans Pinfiniment petit, abímée dans
Pépouvante de l’infiniment grand.
Puis Dieu lui ordonna de sacrer Hazaél roi de
Syrie, et Jéhu roi d’Israél, et Elisée prophéte du
Seigneur. II rencontra celui-ci labourant la terre
avec douze boeufs,et jeta sur lui son manteau, dont
l’attouchement mystérieux le changea en un autre
hommerle laboureur devint prophéte et succes-
seur de prophéte.
Ge fut alors que Jézabel prit la vignede Naboth.
La profonde ur de ce détail n’apparaítra tout entiére
que dans la vallée de Josaphat. La vigne de Na-
SAINT ELIE
237
both : quoi de plus petit en apparence ? Le roi
touche au bien du pauvre. Elie va encore trouver
Achab.Le courage estrevenu auprophéle.Jézabel,
avait calomniéNaboth et s’était débarrassée de lui.
« Roi, dit Elie á Achab, tu as tué et possédé,
mais écoute la parole terrible du Seigneur. En ce
lieu oú les chiens ont léché le sang de Naboth, ils
lécheront ton sang. Les chiens mangeront ta femme
dans le champ de Jesraél. » Achab fut frappé d’une
üéche; les chiens léchérent son sang.Jésabel fut
précipitée du haut en bas de son palais. «Enseve-
lissez cette maudite, dit Jéhu, parce qu’elleest filie
de roi. » Mais quand on alia pour Tensevelir, on
ne trouva plus que le cráne et les extrémités des
pieds et des mains. Les chiens avaient mangé le
reste.
Les ongles des chevaux Técrasérent d’abord,
les dents des chiens la mangérent cnsuite, et les
passants qui virent le bout de ses doigts aux trois
quarls dévorés se dirent les uns aux autres:
« Voilá done la grande Jézabel ! »
Naboth était vengé. Naboth, c’est le pauvre.
J’ai déjá remarqué quelque part de quelle fa$on
le pauvre et Dieu sont liés ensemble (i).
Ochosias avait fait une chute. II envoya consul-
ter Beelzébuth sur le sort qui Pattendait. Élie
marcha á la rencontre de ses messagers.
« Est-ce qu’il n’y a plus de Dieu dans Israel.
(1) Le jour du Seigneur, brochure, chez Víctor Palmé.
238 PHYSIONOMIES DE SAINTS
dit-il, puisque vous consultez Beelzébuth? Le roi
mourra, pour l’avoir consulté. »
Le roi envoya un officier avec cinquante hom—
mes pour s’emparer du prophéte.
« Homme de Dieu, dit Tofficier, le roi vous
commande de descendre de la montagne. »
Et le prophéte répondit :
« Si je suis Fhomme de Dieu, que le feu du
ciel te dévore, toi et les tiens. »
Et le feu du ciel tomba, et la scéne se repro-
duisit deux fois.
L’heure supréme approchait ; Elie allait quitter
la terre. En général, quitter la terre , c’est mou-
rir ; mais nous sommes ici dans l’exception.
« Arréte-toi, dit Elie á Elisée, car le Seigneur
m’envoie á Jéricho.
— Je ne vous quitterai pas, » dit Elisée.
Et les fils du prophéte se groupérent autour
d’EIisée, disant : «c Elie va quitter la terre. — Je
le sais, dit Elisée, silence 1 »
Elie divisa le Jourdain, le touchant avec son
manteau, et ayant passé le fleuve, il dit á Elisée .
« Queveux-tu queje te donne? — Que votre double
esprit repose en moi, répondit Elisée. — Tu de*
mandes, dit Elie, une chose difficile ; cependant,
si tu me vois au moment oú je disparaítrai, tu
auras ce que tu demandes ».
Et voici ; un char de feu et Ies chevaux sépa-
rérent les deux hommes, et Elie fut emporté dans
un tourbillon. « Mon pére, mon pére, criait Eli-
sée, l^ char d’JsraéJ et son eonducteur 1 ^ Et il
SAINT KLIE 239
vit Elie disparaltre, et le manteau d’EIie tomba
aux pieds d’Elisée.
Et il frappa le Jourdain avec le manteau, et
comme le Jourdain résistait, Elisée s’indigna de
sa désobéissance : « Ou done est maintenant le
Dieu d’Elie » ? Et la seconde fois le Jourdain
s’ouvrit.
Elie s’en alia quelque part, pour attendre Iá-
haut llieure de revenir annoncer le second avé-
nement.
Et Pierre, Jacques et Jean Tont revu depuis,
avec Moise, sur le Thabor.
L’enlévement d’Elie est, suivant tous les com-
mentateurs, la figure de l’Ascension. Or, les
anges dirent aux apótres : « Jésus-Christ revien-
dra de la méme fagon que vous Tavez vu remon-
ter. >
L’Ascension et le jugement dernier sont done
ensemble dans une relation mystérieuse.
Elie, qui est la figure de TAscension, est en
méme temps le précurseur du jugement dernier.
Ainsi les harmonies s’appellent et se répon-
dent. CetElie, dont TEsprit-Saint s’est fait le pané-
gvriste, étend son ombre sur Thistoire du monde.
II a fait couler Teau, le sang et le feu sous PAn-
cien Testament. II a apparu sur le Thabor. II est
le Précurseur du second avénement, et l’ordre
du Carmel le reconnait pour fondateur. L’ordre
du Carmel s’est élevé sur la pierre qu’a posée
Elie, et saint Jean et sainte Thérésese préparaient
dans le lointain des siécles, et quand le feu du
240 PHT8IONOMIE8 DE SAINT8
ctel lomba sur le sacrifice du prophéte, un oeil
plus, profond que le nótre eút tu resplendir en
Dieu leur prédestination éternelle, pleine de cou-
ronnes et de rayons, pleine de foudre et d’c-
clairs.
CHAPITRE XXIII
SAINTE ANNE.
LTiistoire de sainte Anne est peu connue, le
silence enveloppe sa figure. Ce silence est pro-
fond, majestueux, sublime comme le silence du
sanctuaire ; ce silence est une louange inconnue,
et je ne veux pas le troubler. Mais ce silence est
large, et je veux essayer de le parcourir. Le
bruit des pas qui retentissent dans un temple,
sur la pierre et sous les voútes, ressemble á une
priére. Promenons-nous un instant dans le tem-
ple.
Sainte Anne semble cachée derriére Ies éclats
de la lumiére comme derriére un voile impéné-
trable. Pour la voir, il faut regarder á travers
d’insondables mystéres qui arrétent la vue. L’Im-
maculée-Conception lui sert de rempart contre
les regards de la terre. Elle disparalt derriére
Marie.
Quiconque a Iu Phistoire soupQonne l’impor-
tance des noms. Le nom de sainte Anne est un
mystére d’autant plus intéressant qu^l est moins
souvent remarqué. Anna en hébreu veut dire :
gráce, amour, priére.
Or, le nom d’Anne a été donné á plusieurs
16
242 PHYSIONOMIES DE SAINTS
femmes qui ont obtenu des enfants par Ieurs
priéres et qui les ont consacrés d’avance á Dieu.
Ces coíncidences ne sont pas Tefifet du hasard.
Et d’abord, dans TAncien Testament, voici
Anne, mére de Samuel. II est difficile de lire
sans saisissement ce récit, si vif qu’on croit assis-
ter au fait qu’il raconte. La priére d’Anne était
intense, profonde, secréle. Ses lévres remuaient,
sa voix ne s’entendait pas. Un étranger, celui qui
ne connalt ni Ies secrets de l’homme ni les secrets
de Dieu, la regarde et la croit ivre. Illusion
bizarre en elle-méme, magnifique dans sa signi-
fícation, féconde en enseignements, illusion á la
fois réelle et symbolique, historique et prophéti-
que. Combien de fois, depuis Anne, mére de
Samuel, combien de fois Tétranger, c’est-á-dire
Tennemi, Hostis , a-t-il confondu Tinspiration
divine et fivresse ! Cette confusión merveilleuse
entre les cboses supérieures et les dioses infé-
rieures á Thomme est un des traits caractéristi-
ques de l’aveuglement intellectuel. L’homme a
besoin d’explication ; en face de rinconnu, il
cherche le mot de l’énigme- Cette femme remue
les lévres et je ne fentends pas parler. Qu’a-t-
elle ? Et rhomme cherche l’explication dans la
sphére des choses qui lui sont connues. Et plus le
mystére est haut, plus il aime á le déshonorer,
s’il refuse de l’honorer ; et pour le mieux désho-
norer, il va chercher tres bas l’explication qu’il
se donne, afín de se refugier, contre l’inconnu
qui le menace, dans un lieu plus inaccesible.
SAINTE AUNE
243
Etla réponse d’Anne :
«Je n’ai bu ni yin, ni aucune liqueur capable
d’énivrer ; mais j*ai répandu mon áme enprésence
du Seigneur. »
Pas de gradations, pas de précautions, pas de
préparation, pas de transition d'uneidée á Pautre,
pas de crainte, pas d’ostentation ! Cette réponse
est simple, et les termes opposés qu’elle contient
sont mis sans détour en présence l’un de Pautre,
et le sublime apparaít dans les profondeurs du
désir d’Anne.
Le cantique d’Anne, aprés la naissance de Sa-
muel, présente, arec le cantique de Marie, d’ad-
mirables ressemblances que je me borne á indi-
quer, pour ne pas étre entrainé trop loin.
Leslivres saints parlent longuement du premier
Joseph et nomment á peine le second. lis parlent
d'Anne,mérede Samuel, ilsne parlent pas (FAnne,
mére de Marie. On dirait que la parole recule,
quandrincarnation du Yerbe approche d’elle.Mais
ce silence est plein de profondeurs merveilleuses.
Tout le monde sait qu\Anne implora pendant de
tonques années la naissance de Marie et la con-
sacra d’avance au Seigneur.
Le noní d’Anne semble étre, aprés le nom de
Marie, le nom de la mére par excellence, le nom
de la mére qui présente á Dieu Penfant. Le nom
d’Anne se retrouve plusieurs fois dans Phistoire^
depuis la mére de Samuel et depuis la mére de
Marie ¿
í
244 PHYSIONOMIES DE SAINTS
Anne la prophétesseest présente au moment oü
Jésus-Ohrist est présenté au temple.
Saint Nicolás, évéque de Myre, eut pour mére
une femme qui portait le nom d’Anne, et les cir-
constances de sa naissance rentrent dans les ca-
ractéres et les attributions avec lesquelles ce
nom semble en rapport.
Le P. Giry dit dans la Vie de saint Nicolás :
€ Euphémius, homme riche, mais extrémement
pieux etcharitable, fut sonpére, et Anne, soeurde
Nicolás, Tancien archevéque de Myre, fut sa mére.
II ne vint au monde que quelques années aprés
leur mariage, et lorsqu’ils n’espéraient plus avoir
d’enfants. Leur miséricorde envers les pauvres
obtint ce que la nature leur refusait. Un message 1 *
céleste leur annon$a cette heureuse nouvelle, et,
en leur promettant un fils pour le soulagement de
leur vieillesse,il les avertit de lui donner le nom
de Nicolás, qui signifie : victoire du peuple. »
Voicidonc encore une femme qui porte le nom
d’Anne, et qui, aprés une Iongue stérilité, obtiene
un enfant par ses priéres et re$oit d’un ange la
nouvelle que ses désirs, qui venaient de Dieu, sont
exaucés.
Le bienheureux Pierre Fourier eut pour pére
Dominique Fourier et pour mére Anne Vaquart.
Pierre, qui était leur premier-né, « fut en cette
qualité, dit le P. Giry, consacré á Dieu par ses
parents, qui le destinérent pour cet effet aux
saints autels dés le berceau, etc. »
Est-ce par hasard que cette mére qui porte en-
SAFNTE ANNE 245
core le nom d’Anne oflre aussi son fif s Dieu?
La gravité des nonas, dans I’histoire des plana di-
vina, ouvre certains horizons sur la solé un i té du
Nom adorable, sur le respectdúau Nom de Dieu,
et plus rhomme entre dans Tintimité des mystéres
éternels, plus le Nom de Dieu grandit dans son
áme, et plus il s’abíme dans les profondeurs prés
desquelles passe, sans regarder,rhomme vulgaire
qui nomme Dieu légérement.
Anne, mére de Marie, est un des types de la
priére, de Pattente et de la consécration .
Anne et Joachim virent s’ouvrir devant eux,
entre leur mariage et la naissance de Marie, la
carriére de Tattente.
La stérilité, honteuse chez les Juifs, pesait sur
eux de tout son poids. Mais elle pesait d*un autre
poids,plus lourd que son poids ordinairc. Car elle
était pour eux en contradiction directe avec leur
destinée et avec leur désir. Si toutes les fe mines
juives supportaient difficilementla stérilité, comme
une sorte d’inaptitude á entrer dans le plan divin,
comme une incapacité d'exaucerle désir du peuple
etde donner naissance au Messie, quel caractére
particulier devait prendre cette douleur dans le
coeur d’une femme comme Anne ? Absor bée dans
le désir du Messie, élevée par ce désir méme aux
contemplations divines, attirée par la toute-puis-
sance vers ce désir impérieux, terrible, invincible,
et arrétée dans un élan qui était son coeur méme
et sa destinée par une incapacité particuüére d*ac
complir la promesse á laquelle sa vie appartenait,
246 PHY SIONOMIES DE SAINTS
entralnée et repoussée, elle demandait i Dieu, par
ordre de Dieu, raccomplissement des desseins de
Dieu, et le secours de Dieu tardait á venir, et eette
priére tardait áétre exaucée, et Anne, suspéndete
sur Tabíme,, levait les yeux vers le ciel, et le ciel
semblait d'airain. Elle se sentait née póur une
oeuvre dont la grandeur l'écrasait, dont la beauié
l’attirait, dont Famour la brúlait, et eette ceuvre
restait provisoirement impossible. Dieu lui inspi-
rait sa priére, et Dieu n’exau^ait pas encore la
priére qu’il inspirait. Dieu vouiait, plus qu’elle-
méme, raccomplissement qu’elle demandait, et
Dieu ne levait pasl’obstacle qui arrétait raccom-
plissement. 11 le pouvait et il tardait á le faire,
lui qui le vouiait et qui est Dieu.
L’apparence d’une contradiction épouvantable
entre la volonté de Dieu et la marche des choses
devait peser sur Anne d’un poids que Dieu voyait ;
ce poids, c’était sa main, et il tardait á lever sa
main. Anne et Joachim étaient admirable me ntunis.
Que devaient-ils se dire ? Essayaient-ils de se con-
soler? Chacun d’eux cachait-il sa douleur á i’au-
tre? Que de priéres solitaires durent monter vers
le ciel avec les parfums du matin, avec les parfums
de midi, et avec les parfums du soir! — Cepen-
dant le monde allait son train : les nations se
noyaient dans leurs pensées vaines et croyaient
faire de grandes choses. Rome étalait pompeuse-
ment le faste de ses derniers jours et engraissait
leur páture aux vers de son tombeau. La société
paíenne, plus íiére que jamais, se drapait dans sa
SAINTE ANNE
247
rhétorique vieillie; on parlait, on se baltait, on
buvait, on massacrait. Marius et Sylla étaient les
récents souvenirs de cette société; Néron était
son avenir, et elle se glorifiait de sa puissance,
et elle ne doutait pas de sa stabilité. Le mal
triomphait dans la sécurilé, et son sommeil était
paisible.
Et cependant Anne et Joachim priaient dans la
maison ou dans les champs. Qui done savait, qui
done soup^onnait que ce désir si humble, si im-
puissant en apparence, était le plus grand événe-
ment que vlt la terre, le point culminant que le
monde eút aUeint et la plus haute montagne que
le soleil éclairát ? Profondeur des profondeurs \
Quelle histoire lirons-nous quand nous lirons rhis-
toire véritable !
Cette longue priére d’Anne etde Joachim est un
des grauds souvenirs de PHumanité ; mais comme
FHmnaaité est distraite. 11 est bon de suppléer á
son inattention. Anne veut dire gráce , et Joachim,
préparationdu Seigneur.CiQ qui se préparait pen-
dant les années de leur atiente, c’est rimmaculée-
Conception de Marie, Mére de Dieu. Si nous ne
connaissons pas en détail tous les jours qui rem-
píirent ces années et tous les moments qui rem-
plirent ces jours, nous pouvons, pour nous aider
á mesurer unpeulapréparation, contempler Poeu-
vre qui se préparait. Celle qui devaitnaítre,c’était
Marie, Mére de Dieu, le chef-d'ceuvre immaculé
qúe la Trinité contemplaitdepuis Téternité dans le
transport de la joie. II faut se plonger quelque
248
PHYSIONOMIES DE SAINTS
temps dans la profondeur de rincompréhensible,
et arréter ses regards sur Dieu contemplant dans
son yerbe le type de la Mére de Dieu, pour con-
cevoir, d’une fa^on telle quelle, Pceuvre qu’il
s’agissait d’opérer ; et plus notre conception sera
haute, plus elle sentirá combien elle est imparfaite.
O Sagesse éternelle l Ipsa conteret caput tuum :
Pantique promesse qui avait consolé nos premiers
péres planait sur le monde et son écho vibrait
d’une vibration particuliére dans certains lieux
et dans certains temps. Méme en dehors de la
tradition puré, la Vierge promise était attendue;
les Druides pensaient á elle. Si Ies foréts de la
Gaule lasaluaient d’avance sans savoir son nom,
comment devait la saluer et Pattendre celle que
Dieu lui avait choisie pour mére I La longue et
immense priére d’Anne et de Joachim me repré-
sente d’abord Paítente de PHumanité, atiente
consciente ou inconsciente, Pattente de la race
d’Adam qui soupirait et demandait la seconde
Éve. La priére d’Anne et de Joachim me trans-
porte dans une région encore plus haute et me
conduit Iá ou les paroles me manquent. Elle me
conduit dans la région des décrets divins, lá oü
il n’y a pas d’époques, lá ou Dieu contemple
éternellement dans son Yerbe le type des créa-
tures. Je relis alors les paroles que PÉcriture dit
de la Sagesse, et je dis, córame les marins dans
la tempéte : Sainte Anne, priez pour nous !
Quand le regard se proméne avec tremble-
ment, du type éternel de Marie en Dieu, á Marie,
8AINTE ANNE
249
filie de sainte Anne qui a vécu dans le Temps, il
plonge dans deux océans, et je dis, comme les
marins : Sainte Anne, priez pour nous !
Le nom de Joachim, préparation du Seigneur,
m’oblige á citer quelques lignes du P. Eaber :
«Commentsefait-il que la préparation occupe uñé
place tellement plus large dans les oeuvres du
Créateur que dans celles de la créature? Est-ce
uniquement en faveur de la créature ou n’est-ce
pas la révéiation de quelque perfection dans le
Créateur ? C’est au moins une donnée sur son
caractére qui fixe notre attention et n’est pas
sans exercer une influence sur notre conduite?
Pourquoi a-t-il été si longtemps á préparer le
monde pour Thabitation de l’homme ? Dans quei
but Tantiquité reculée des rochers inanimés ?
Pourquoi ces vastes époques oü croissait une vé-
gétation gigantesque, comme s*il n’était pas indi-
gne des soins de son amour de se dépenser en
richesse et en puissance pour des générations
d’hommes qui n’étaient pas encore nées? Pour-
quoi la terre et la mer ont-elles été séparées,
puis séparées de nouveau, et encore, et encore?
A quelle fin ont serví ces périodes séculaires ou
des monstres énormes peuplaient les mers et ou
des étres effrayants rampaient sur les continents?
Pourquoi l'homme est-il né si tard dans cette
époque ou ont vécu ces animaux parfaits dans
leurs espéces, qui étaient ou ses prédécesseurs
ou ses contemporains ? Pourquoi la terre devait-
elle étre un tombeau si rempli de dynasties dé-
250 PHYSIONOMIES DE SAINTS
trónées et de tribus éteintes, avant que la véri-
table vie, .pour laquelle elle avait été créée, fút
appelée á Fexistence á sa surface ? qui pourra le
diré? Peut-étre n’en fut-il ainsi. Mais, s’il en fut
ainsi, ce fut sa volonté. Le délai de FIncarnation
est paralléle á ce que la géologie prétend nous
révéler de Farrangement, de Fornementatkm de
notre planéte, et des relauches qui y furent faites,
si Fon peut appeler retouches ce qui n’était cer-
tainement que le développement d’une vaste et
tranquille uniformité (i). »
Ces hautes pensées du P. Faber peuvent éelai-
rer d’une lueur tremblante les ténébres qui enve-
loppent saint Joachim, préparation du Seigneur.
Dieu préparait en lui un nouveau monde, une
créationnouvellequi devait s’appeler MariejC’est-
á-dire Fabíme.
Peut-étre, si nous entendions parler pour la
premiére fois de ces choses, nous apparaítraient-
elies avec plus de majesté. Peut-étre faudrait-il
en entendre parler tous les jours. Peut-étre fau-
drait-ilen entendre parler tous les jours pour la
premiére fois. Ceux qui ont le sens des choses
éternelles me comprendront. C’est un de leurs
priviléges d’étre nouvelles tous les jours, parce
que tous les jours peuvent nous plonger plus pro-
fondément dans leurs profondeurs et nous élever
plus haut sur leurs hauteurs.
Ceux qui ont de grandes destinées ont ordinai-
(i) Bethléem> par le P* Faber.
SAIN TE ANNS
251
rement porté la bou te quelque temps, avant d*ar-
river á la gloire. Souvent cette honte ést en con-
tradictioii directe avec le genre de gloire qui les
attend. Les faveurs de Dieu, avant d’éclater, on
été quelque temps invraisemblables.
II y a dans l’áme surnaturalisée des instincts
extraordinaires qui reposent á des profondeurs
inconnues. En général, les chrétiens ne savent
presque ríen de sainle Anne : les détails qu’on
peut ay oir sur elle ne sont ni complets, ni popu-
laires. Mais, vis-á-vis d’elle, si la connaissance
est rare, la confiance ne Test pas. Peu de chré-
tiens peuvent mesurer, méme de trés loin, peu de
chrétiens peuvent méme songer á mesurer I’a-
bime oú elle a vécu, la hauteur, la largeur, la
profondeur de sa contemplation. Peu de chré-
tiens jettent les yeux vers Ies hauteurs oú elle
habitait, á une distance inconnue des bruits de la
terre et des pensées des hommes, préparant
dans le désert de sa gloire rimmaculée-Concep-
tion; et cependant les chrétiens sont inclinés vers
celle qu’ils ignorent par une confiance simple,
immense et tendre. Que sentent-ils confusément
en elle? La grandeur. Et partout oú nous sentons
la grandeur, nous allons avec confiance. Quelque
chose nous dit que la grandeur est miséricor-
dieuse, et que Tabíme a toujours pitié ! Quicon-
que sent la hauteur quelque part sent aussi la
compassion; et quelquefois Thomme a le senti-
ment distinct de la compassion et le sentiment in-
distinctde la grandeur. Cependant, c’est ce dernier
252 PHYSI0N0M1ES DE SAINTS
qui produit Pautre. Plus haute est Pidée de PEtre
de Dieu, plus haute est Pidée de sa Miséricorde.
Et comment la bonne volonté se défierait-elle de
Celui á qui appartient la gloire?
CHAPITRE XXIV
«▲INTE X¿L¿NE
Le vieux monde s'écroulait. II avait eu Pair
éternel, ce vieux monde romain. Mais son heure
étaitvenue. Ils’étaitaffaissé sousson proprepoids.
Aprés l’affaissement, la mort ; aprés la mort, la
décomposition. Tacite lui-méme, qui n’avaitpour-
tant que la vue naturelle, avait lu pendant Porgie,
star les murailles du palais maudit, le Mane The -
ce l Phares des civilisations condamnées.
Le vieux monde romain n’existait plus. Ayant
violé les lois de la vie et les lois de la mort¿ il
subissait les lois de la pourriture.
Or, il y avait dans la Grande-Bretagne un petit
roi nominé Coél. Coél eut une filie qu’on appela
Héléne. Sa premiére distinction fut celle de la
beauté.
L’histoire ancienne s’ouvre á Héléne, femma de
Ménélas, qui alluma la guerre de Troie. LTiistoire
ancienne finit réellement* en méme temps que le
monde paíen, á Héléne, filie de CoéI,impératrice,
mére de Constantin.
Les relationa de POrient et de POccident suivi-
254
PHYSÍONOMIES DE SAINTS
rent deux fois la destinée des deux Hélénes. Gráce
á elles deux, deux civilisations prirent naissance.
Et dans les deux cas, ce fut la beauté des deux
Hélénes quichangea le cours des choses humaines.
Vers Tan 275, Constánce Chlore, qui n’était en-
core que général, fit un voyage en Angleterre.
II vit Héléne, fut frappé de. sa beauté célébre, et
Tépousa.
D’aprés une autre tradition, au lieu d’étre prin-
cesse, elle tenait un hótel. Quoi qu’il en soit de
sa naissance, Constánce Chlore, dés qu’il la vit,
la demanda en mariage.
La premiére de ces deux traditionfc est la plus
commune, la seconde est peut-étre la plus histo-
rique. Autrefois, commeonne savait pas Phistoire,
tout paraissait clair : on ne doutait de ríen, parce
qu'on ignorait tout. On apprenait rhistoire aux
hommes comme dans les pensiona aux petites filies.
Maintenant on veut savoir Thistoire vraie et vivante,
rhistoire réelle et non fatitaisiste. Et, quand on
étudie profondément, on voit naltreles obscurités.
Constantin naquit. II paratt certain que Constánce
Chlore répudia Héléne quand il monta sur le tróne.
Mais il est certain aussi qu’au moment de sa mort
il écarta du tróne les fils de sa seconde femme et
donna Pempire á Constantin.
Mais á quelle époque Héléne devint-elle sainte
Héléne? A quelle époque embrassa-t-elle le ebria-
tianisme ?
Sur ce point, obscurité complete. Une histoire^
probablement apocryphe, nouis la représente encbre
SAINTE HÉLÉNE
255
paTenne au moment oú Constantin posa le christia-
nisme sur le tróne. Eusébede Césaréeappuie cette
versión. Mais elle est réfutée par saint Paulin,
évéque de Nóle, ancien préfet de Rome et cónsul.
D’aprés saint Paulin, qui représente á ce sujet la
plus sérieuse autorité, ce fut au contraire sainte
Héléne qui convertit Constantin.
Indépendamment des raisons historiques et de
Pautorité de saint Paulin, je me range á cette opi-
nión, attiré et convaincu par une raison plus pro-
onde.
Voici une des lois de l’histoire : tont événemcnt
commence par une femme. C’est la lemme qui
entrafne Phomme, c’est la femme qui donne la vie
ou la mort. II est conforme á la nature des choses
qu’Héléne ait entraíné Constantin. II est contraire
á la nature des choses que Constantin ait entrafné
Héléne.
Les événements ont un point de départ apparent,
qui est Phomme. lis ont un point de départ réel,
qui est la femme. Cela est surtout vrai des événe-
ments religieux.
Enfm Constantin vit le Labarum : Hoc signo vin-
ces,« tu vaincras par ce signe». La croix seprésenta
d’elle-méme.Elle apparut signe de victoire,et de-
vint Pétendard des nations. Ou'allait-il arriver si
Constantin eút été absolument fidéle ? Qu’allait-il
arriver si Phistoire, au lieu d’écrire Constantin,
eút écrit saint Constantin ? Qu’allait-il arriver si la
parole quicanonise eút atteintcet homme étrange?
La face du monde eút été changée. Les siécles
256
PHYSIONOMIES DE SAINTS
futurs eussent été baignés dans une aurore qui leur
manque. II fallait que le premier empereur chrétien
fút grand de toute maniére.Il fallait que le chris-
üanisme s’emparát de lui, Finformát tout entier,
et que lui-méme informát rempire;et ceci se pou-
vait.Mais il manqua á rimmensité de sa situation.
Premier empereur chrétien, il devait á Fhistoire
un exemple qu’il ne lui donna pas. II devait á sa
fa ni ille humaine un héritage qu’il ne lui laissa pas.
II devait á la mémoire des générations un trésor
de souvenirs qui périt avant de naítre et se dis-
sipa avant de se former. Comme son christianisme
fut extérieur, superficiel, incomplet, Constantin
forma un monde extérieurement, superficielle-
ment, incomplétement chrétien; car alors on pou-
vait dire :
Regis ad exemplar totus componitur orbis.
Et le christianisme superficiel de ce monde su-
perficiel n’eut pas la vertu d’informer l'avenir, et
peut-étre á l’heure qu’il est, (je dis peut-étre, il
faudrait dire certainement) FEurope souffre des
infidélités de son enfance; FOrient et FOccident
soufTrent des chutes d’unhommequi eut un instant
dans sa main puissante et fragüe le redoutable
pouvoir de les réconcilier. Redoutable, en efifet,
puisqu’il ne s’en servit qu’imparfaitement.
II n’y eut lá qu’une figure qui demeura blanche
h jamais: ce fut celle de FImpératrice-mére.
Sainte Héléne se servit de toute son influcnce sur
Y Empereur et sur FEmpire. Cette influence fut
réelle; mais ondirait que Constantin, qui lui obéis-
SAINTE HÉLÉNE
257
sait souvent, lui obéit surtout quand il s’agit d’é-
leyer des temples matériels, des temples de pierre.
Certes, c’était beaucoup, mais c’était insuffisant.
Les temples des idoles furent fermés, les églises
catholiques furent báties.
Cependant Arius paraissait, Arius le sophiste
par excellence, Fhomme subtil, le trompeur, Arius,
qui fut rennemi personnel, Fennemi intime de la
vérité. Les évéques s’assemblérent á Nicée. La
grande voixde saint Athanase rendit le témoignage
que les siécles répétent. Les iévres humaines ap-
prirent son credo. Constantin parut au Goncile.
Athanase, qui n’était encore que diacre, remporta
sur les ariens l’immortelle victoire qui hii valut,
parmi tant d’autres honneurs, la haine implacable
de ses ennemis. Gette haine s’adressaá Fempereur
pour persécuter le théologien. Athanase, appelé
désormais au siége d’Alexandrie, fut accusé par
Constantin. Et Constantin, le premier empereur
chrétien ; Constantin, qui avait entendu au concile
de Nicée les paroles de la vérité éternelle, et qui
les avait recueillies des Iévres d’Athanase ;Cons-
tantin, fíls de sainte Héléne , Constantin céda. Atha-
nase accusé lui demanda une audience et ne put
Fobtenir. Les ariens avaient gagné les gardes du
palais, qui empéchérentle saint d’approcher. Atha-
nase, destitué etcondamné par ses calomniateurs,
attendit Fempereur dans une rué, et le saisissant
au passage : « Sire, dit-il, je ne demande qu’une
chose ; que ceux qui m’ont condamné comparáis-
17
258
PHYSIONOMIES DI 6AINTS
sent devant votré Majesté, afin que je les con-
funde en votre présence ! »
Mais Constantin était séduit. II condamna saint
Atlianase k Pexil. < Le Seigneur, répondit saint
Athanase, jugera entre vous et moi. * En effet, le
Seigneur a jugé : les paroles de saint Athanase
demeurent éternellement. Qu’est devenu l’empire
de Constantin? Saint Anloine, du fond de son dé-
sert, écrivit á l’empereur en faveur de saint Atha-
nase, et écrivit inutilement. La mission de Cons-
tantin ¿tait trahie. Le poids de cette trahison
pesa sur le monde entier.
Sainte Héléne,qui exerjait sur la vie spirituclle
de l’empire une influence considérable, voulut
entreprcndre le voy age de Jérusalem, pour
découvrir la vraie croix.
Constantin avait vu le Labarum . Sa mére se
sentit poussée á rechercher Pinstrumcnt matériel
dont la vertu spirituelle avait étérévélée ásonfils.
Si Ton songe ácc qu’il y a de mystérieux dans les
objets matériels et dans la vertu spirituelle qui
peut y étre attachée,on sera frappé du nombre de
bienfaits publics et particuliers dontnous sommes
redevablcs á sainte Héléne.Le voyage de Jérusalem,
difficile encore aujourd’hui, était alors presque
impraticable. Sainte Héléne n’était plus jeune. La
construction des églises, pour laguelle elle avait
une véritable vocation, Poccupa dans o# voyage,
comme elle Poccupait partout# Elle en fit cons-
truiré une á Bethléem, une autre sur le Galvairc,
une autre sur la montagnedesOlivicrs. Constantin
SAINTE HÉLÉNE
259
ouvrít ses trésors et dit á sa mére d’y puiser.Une
certaíne magnificence accompagna toujours cet
homme singulier.
Quant á sainte Héléne, elle pénétrait plus inti-
mement dans l’esprit des mystéres.Ayantassemblé
Ies vierges de Jérusalem, Fimpératrice leur offrit
un grand repas, oú elle les servit elle-méme en
qualité de domestique. Quelle ímprcssion devait
produire un acte de cette nature sur cette société
ídolátre et cruelle, qui avait taht méprisé ses
esclaves et tant adoré ses maftres !
La recherche de la vraíe croix n’était pas une
facile entreprise.
La Croix avait remplacé les aiglcs sur Ies bar>
niéres impériales. La monnaíe publique de Lem-
pira était marquée á son effigie. Aprés la défaite
de Maxence, Constantin se fit représenter tenant
á la main un globe d’or surmonté d’une croix. La
reconnaissance de Constantin envers la Croix, par
laquelle il avait vaincu, était sincére, mais bornée.
C'était la reconnaissance d'un barbare, reconnais-
sance qui s'arrétait trop aux pompes extérieures.
Cette reconnaissance, qui ne F avait pas préservé
de Tínjustice, n’avait pas pénétré le fondméme de
1’áme et du gouvernement. Mais il y avait une
sainte dans la famille impérialc ; celle-lá eut une
visión. Sainte Héléne apprit par révélation le lieu
oú avait été enfouie la vraie croix. Elle fit creuser
le lieu indiqué, et les ouvriers découvrirent plu-
sieurs clous et trois croix. Les croix des deux
larrons avaient été confondues avec la croix dé
260 PHYSIONOMIES DE SAINTS
Jésus-Christ. Comment les distinguer ? Saint Ma-
caire, patriarche de Jérusalem, vint au secours
de sainte Héléne. II assembla le peuple entier,
lui ordonna de se mettre en priéres, íit toucher
á unefemme mourante,abandonnée des médecins,
la premiére croix ; la malade n’éprouvc ríen ;
puis la seconde croix, la malade n’éprouve rien ;
puis la troisiéme croix, la malade est guérie.
Rufin ct saint Théophane parlent de cettc guéri-
son. Saint Paulin parle de la résurrection d’un
mort ; Nicéphore atteste les deux miracles.
Sainte Héléne envoya les clous á Constantin.
Elle laissa le bois de la Croix á Jérusalem. Plus
tard, quand les infidéles s’emparérent de la ville,
ils voulurent brúler cette relique insigne, arra-
chée par sainte Héléne aux entrailles de la terre,
et par Héraclius aux mains des Perses. Alors
TEglise partagea la Croix, afm de divisor les ris-
ques ct de ne pas l’exposer tout entiére á Tin-
cendie.
Le roi des Géorgiens enre^ut unfragment; sa
íemme Penvoya plus tard en France, et Notre-
Dame-de-Paris le posséde encore.
La vraie croix fut dans la suite des siécles
extraordinairement divisée.
Son oeuvrc accomplie, sainte Héléne quitta Jé-
rusalem. Mais son voyage tout entier fut illustré
par ses bienfaits. Partout ou elle passait elle éle-
vait une église, elle secourait les pauvres, elle
consolait les malheureux, elle ouvrait les portes
des prisons. La délivrance des captifs semble
SAINTE HÉLÉNE
261
avoir été une de ses oeuvres ct une de ses gloires.
II y a beaucoup de liberté et de magnificence dans
le caractére de sainte Héléne. L'impératrice avait
les mains ouvertes : elle passait en faisant du
bien.
Constantin fit á sa mére une superbe réception,
et prit pour lui une trés pe ti te parcellc de la
croix, et en donna á la ville de Rome un frag-
ment considérable.
Sainte Héléne voulnt portea elle-méme á Rome
le présent de Constantin. Son voyage fut marqué
par un épisode singulier. En passant par la mer
Adriatique,rimpératrice entendit raconter lesnau-
frages efírayants dont cette mer était le théátre, et
Timpression qu’Héléne en regut fut si profonde
qu’elle jeta á l'eau un des clous de Jésus, un des
clous qu’elle apportait de Jérusalem. Elle voulait
calmer á jamais les tempétes de cette mer dange-
reuse, et il paralt qu’elle y parvint. Saint Grégoire
de Tours, qui rapporte cet incident, au livre de
la Gloiredes martyrs , chap. vi,ajoute que depuis
ce jour la mer Adriatique á changé de caractére
et perdu sa fureur.
Ce fut le dernier des voyages de sainte Héléne.
Nicéphore dit expressément qu’elle mourut á
Rome. Ses fils et ses petits-fils, probablement
sur la nouvelle de sa maladie, vinrentla rejoindre.
Constantin et Ies princes ses fils, déjá proclamés
par lui Césars, entouraient le lit de l’impératrice-
mére. Elle fit á Constantin ses derniéres recom-
mandations. Ses paroles suprémes suppliaient
262
PHYSIONOMIES DE SAINTS
l’empereur (Tavoir soin de l’Eglise et de la Jus-
tice. Elle lui donna enfin sa derniére bénédiction,
et sa main était, quand elle mourut, dans la main
de l’empereur.
Son corps fut déposé en grande pompe dans un
sépulcre de porphyre.
Quant aux reliques de sainte Héléne, la plus
grande incertitude régne sur leur destinée. D’a-
prés Nicéphore et Eusébe, elles auraient été trans-
portées á Constantinople. D’aprésd’autres auteurs,
elles auraient été laissées á Rome.
Sainte Héléne est une grande figure historique.
La nature et la gráce lui firent les dons de la
magnificence.Elevée sur le tróne du monde, sans
aucune chance naturelle d’y jamais parvenir, elle
eut le singulier honneur d’y asseoir avec elle, et,
pour la premiére fois, le christianisme. Sa beauté,
qui l’avait désignée au choix de Constance, fut le
moyen dont Dieu se servit. Son nom filustre et
vénéré eút peut-étre marqué, la date d’une trés
grande époque, si Constantin eút été fidéle. Je le
répéte en finissant, nulne peut savoir quel chan-
gement eút subi la destinée des empires si les
peintres modernes avaient eu l’occasion de poser
l’auréole sur la téte de Constantin, si le nom de
Tempereur eút été consacré, comme le nom de
samére,parla parole qui canonise.
CHAPITRE XXV
t/lNVENTlON DE LA SAINTE GKQÍX
Un intérét immense, et Ton peut dire un intérét
grandissant, s’attache aux reliques de la Passion.
Plus les siécles passent, plus le temps creuse
l’abíme qui nous sépare des jours de la Rédemp-
tion, plus nous éprouvons le besoin de voir et de
toucherlesobjets qui viennent jusqu’á nous,sanc~
tifiés alors et honorés depuis lors. On dirait qu’ils
nous rappr ochen t un peudes origines saintes dont
le temps nous éloigne; ctplus l’oeuvre de celui-ci
grandit, plus l’ceuvre de ceux-lá devient précieuse
et nécessaire.On dirait une ceuvre de réparation.
Nous sommes ainsi faits que nous avons besoin
d’objets sensibles; et plus la chose dont il s’agit
est spirituelle dans son essence et lointaine dans
son histoire, plus le besoin de voir et de toucher
les objets qui la rappellent est vif et profond
chez nous,
Aprés la découverte que venait de faire sainte
Héléne, Constantin défendit de crucifier jamais
les malfaiteurs. La Croix, jadis infáme, était de-
venue le signe réáervé de la gloire.
Quand Moíse levait les bras, elle était déjá le
i
264
PHYSIONOMIES DE SAINTS
signe de la victoire ! Le grand prophéte hébreu
faisnít un signe de croix; il priait les bras en
croix ; et David avait dit que l'élévation de ses
maíus était le sacrifice du soir.
La Croix avait été plantée au fond de tous les
mystéres, avant d’étre plantée sur le Golgotha.
Mais elle n’avait pas été reconnue; et il fallut le
C:dvaire pour qu’elle devínt une évidcnce.
O uan d MoTsc priait, pendant la bataille,lesbras
leves, et quand la victoire, ofcéissant á ses mou-
vcments, semblait exiger de lui, pour resterfidéle
aux Hébreux, qu’il restát fidéle lui-méme á Fatti-
tu de que la croix impose, la voixqu entendit Cons-
tan! ¡n aurait pu étre déjá devinée ; mais elle
ai ten dait, pour retentir,que la réalité edt remplacé
les figures: elle attendait que le Calvaire eútpris
place dans Lhistoire pour dire á TEmpereur :
Hqc signo vine es.
Une séric de siécles finit á la Croix, une série
de siécles commence á la Croix ; ríen n’est indif-
férent de ce qui la concerne, et nos lecteurs nous
san ron t gré des détails que nous leur donnerons
sur rhistoire exacte du bois dont elle fut faite.
Les choses chrétiennes trouvent toujours, dans
les traditions de rhumanité.de profonds échosqui
s’évcillent quand on les touche. Ainsi une sibylle
s’était écriée autrefois : O bois triomphantf
Dans les hiéroglyphes égyptiens,la croix était
un signe de vie et de santé.
Dana la démolition du temple de Sérapis, on
Irouve des croix gravées sur les pierres.
i/lNVENTION DE LA 8AINTE CROIX 265
Le récit de l’invention de la vraie croix est
connu. II est essentiellement historique. Eusébe,
saint Cyrille, saint Ambroise, Théophane, Rufin,
Paulin, Nicéphore, Callixte,etc.,etc., sontlápour
lui donner toutes les garanties de l’authenticité
la píos indiscutable.
Mais ce qui est fort ignoré et fort intéressant,
ce sont les détails qui nous sont fournis par Pé-
rudition sur la croix elle-méme, sa forme, sa na-
ture, et sur les autres instruments de laPassion.
Luther et Calvin se sont beaucoup moqués du
trop grand nombre de parcelles détachées de la
vraie croix. Cinquante hommes, ditcelui-ci,nepor-
teraient pas le bois qu’on nous fait prendre pour
le bois de la vraie croix. De tous ces morceaux
de bois réunis, dit celui-lá, on ferait la charpente
d’un immense bátiment.
. Or,un tableau a été fait de toutes les parcelles
de la vraie croix dispersées dans le monde.
Ces parcelles sont généralement presque imper-
ceptibles. Leur nombre et leur volurae ont été dé-
terminés. Le total des religues connuesdonne en-
viron cinq millions de millimétres. Les reliques
inconnues, celles qui se trouvent dans de petites
égliseset chez beaucoup de particuliers, sont sans
doute plus nombreuses ; mais elles sont aussi
beaucoup plus imperceptibles. Pour les évaluer
approximativement, on a triplé le chiffre qui était
fourni par les reliques connues. On avait cinq mil-
lions ; on a porté le chiffre approximatif á quinze
millions.
266
PHYSIONOMIES DE SAINTS
Mais voici oú la recberche prendun intéréthis-
tonque trés sérieux. D’aprés de nombreuses don-
nées> trés authentiques et trés précises, puisées
aux sources et vérifiées par l’examen, la croix de
Jésus-Christ, dont l'énormité est mesurée et at-
teslée par lagrosseurde quelques-uns deses frag-
mente, la croix de Jésus-Christ devait avoir en-
viron cent soixante dix-huit millions de millimé-
tres cubes.
Done, Ies quinze millions de millimétres aux-
quels on peut évaluer á peu prés la somme des
religues existantes ne feraient pas la dixiéme
par lie de la croix totale.
D’aprés une tradition trés ancienne, rapportée
par Fretser, le montant de la croix avait prés
de cinq métres de hauteur et la traverse prés
de trois métres.
D’aprés des calculs fort ingénieux, appuyés
sur de judicieuses considérations, le poids de la
croix devait étre d’en virón quatre-vingt-dix kilo-
grammes.
B’aprés une tradition rappelée par la table
quí se trouve dans le cloítre de Saint-Jean de
LaLran, Jésus-Christ était d’une trés haute stature.
Le calcul de cette stature s’exprimerait dans
nutre langage actuel par un métre quatre-vingt-
q ual re centimétres. Simón le Cyrénéen, plus
petitj était placé derriére Jésus.
M. Rohault, áuquel nous devons la plupart des
travaux qui ont pour but d ’explorer, s’il est
permis de s’exprimer ainsi, les religues de la
l’invention de la sainte croix 267
Passion, a consacró une partie de sa vie á ces in-
téressantes recherches.
II a fouilló toute l’histoire, il a fait revivre mille
figures oubliées. II leur a demandó compte de
tout ce qu’elles avaient vu passer devant elles. 11
a littéralement interrogó les siécles, et les siécles
ont rópondu.
La correspondance d’Auseau et de Solon, alors
archevéque de París, donne de précieuses indica-
tions sur l’état des reliques de la Passion au sep-
tiéme siécle. D’aprés les documents qu’elle nous
fournit, aprés la mort d’Héraclius en 636, Péglise
du Saint-Sópulcre fut en partie brúlée par les en-
nemis ; les Chrétiens, pour sauver la vraie croix,
la divisérent et la partagérent entre plusieurs
pays. Cette premiére división donna de grandes
reliques á Gonstantinople, á l’ile de Chypre, á
Pile de Créte, á Antioche, á Edesse, á Alexandrie,
á Ascalon, á Damas, a Jórusalem, á la Géorgie.
En 1181, á la bataille de Tibériade, les musul-
mana s’emparérent de la croix de Saint- Jean-
d'Acre, portée par l’óvéque. Morand, dans son
histoire de la Sainte-Chapelle, raconte les malheurs
de cette journée. En 1191, aprés la prise de Saint*
Jean-d’Acre, Philippe-Auguste et Richard se firent
remettre cette croix. Au sac de Gonstantinople,
en 1204, Ies spoliateurs dédaignérent les reliques ;
mais la partie chrétienne de la population les re-
cueillit et les abrita, mais les abrita en les parta-
geant encore.
Le doge de Venise, Dándolo, prit cette partie
268
PHYSIONOMIES DE SAINTS
de la vraie croix que Constantin avait, dit-on,
Thabitude de porter sur lui dans la guerre.
Raoul, patriarche de Jérusalem, partit d’Acre,
emportant avec lui une autre portion de la vraie
croix.
Les siécles ne pouvaient augmenter le trésor
des reliques insignes; mais ils ont pu le diminuer
et ils Pont fait. L’impiété et Pindifférence, le
crime, la guerre et le sacrilége, en mutilant le
corps mystique du Christ, qui est PEglise, ont
mutilé aussi sa croix. Plus ils ont dispersé et
dissipé les ámes rachetées par son sang, plus ils
ont dispersé et dissipé les reliques de sa croix,
tachées de son sang. Dépositaires infidéles, Ies
siécles ne rendent pas tout ce qu’ils ont rc£u ;
les trésors qu’on leur a confiés ont diminué entre
leurs mains.
Sainte Héléne, pendant la tempéte qu’elle ren-
contra entraversant PAdriatique, jeta dans la mer
un des clous déla Passion,un de cesclous qu’elle
avait rappor tés, avec la croix, de Jérusalem. C’était
pour calmer la mer, et la mer se calma.
D’aprés saint Ambroise, Constantin plaja un des
autres clous dans le diadéme qu’il portait áuxjours
solcnnels.
L’église métropolitaine de París posséde deux
clous : Pun provient de Pabbaye de Saint-Denis,
Pautre de Pabbaye de Saint-Germain des Prés.
Au momentouil entra en possession decesdons,
Mgr de Quélen, archevéque de París, remarqua
un petit morceau de bois adhérant á Pun d’eux.
L’iNVENTION DE LA SAINTE CROIX 269
Ce petit inorceau de bois fut examiné á la loupe
et reconnu pour étre de méme nature exactement
que le bois de la vraie croix qui appartient á l’é-
glise métropolitaine.
Le bois de la vraie croix est d’essencerésineusc.
La croix du bon larron a été reconnue comme
appartenant á l’espéce du sapin. II está peu prés
certain que la croix de Jésus-Christ, taillée en
méme temps et dans le méme lieu, vient de ln
méme espéce d’arbre.
L’histoire de la couronne d’épines est assez con-
nue dans son ensemble, mais fort ignorée dans
ses détails. Ici encore M. Rohault de Fleury &
rendu de grands Services á l’érudition.
La couronne d’épines, conquise par Baudouin á
la prise de Constan tinople, en 1205, engagée aux
Vénitiens en 1228 ; futregue par saint Louis prés
Sens, le 10 aoút 1239.
Portée á la Bibliothéque nationale en 1794? elle
fut restituée á l’église métropolitaine, par ordre
du gouvernement, le 26 octobre 1804.
D’aprés M. Rohault de Fleury, la couronne
que posséde Notre-Dame est plutótune couronne
de jones qu’une couronne d’épines. Le cercle de
jones, trop large pour étre adapté seul á la téte
de Jésus-Christ, servit seulement desupport ala
couronne d’épines. Celle-ci, toujours d’aprés les
recherches trés scientifiques et trés spéciales de
M. Rohault de Fleury, couvraittoute la téte et se
raltachait au cercle de jones.
Cette découverte intéressante réfuterait ceux
.1
PHYSIONOMIES DE SAINTS
270
qui nient l’authenticité de la couronne possédée
par Notre-Dame, déclarant que d’a^res épines se
trouvent dans d’autres églises, et que celle-ci n’a
pas d’authenticité, puisqu’elle n'est pas partagée
et que la vraie couronne d’épines a été partagée
Celle-ci est entiére, parce qu’il y en avait deux.
Les épines proprement dites, qui se trouvent pár-
ticuliércment á Pise, á Tréves, á Bruges, ne sont
pas de méme nature que la couronne de Notre-
Dame. Elles appartiennentau végétal qui porte le
nom de Rhamnus.
Et voici quelque chose de fort remarquable :
cette constataron scientifique est faite par PEcri-
ture, au lívre des Juges, chap. ix, verset i4 :
Dixeruntque omnia ligna ad Rhamnum : Veni
et impera super nos.
Les arbres, dans la parabolede Jonathan, cher-
chent unroi. lis s’adressent á Polivieret luioffrent
Pempire. L’olivier refuse. lis s’adressent au figuier
le figuier refuse. lis s’adressent á la vigne : la
vigne refuse. lis s’adressent au Rhamnus : le Rham-
nus accepte.
II y a quelque chose de tout á fait singulier
dans cette souveraineté végétale donnée au Rham-
nus ; et le Rhamnus est devenu Pinstrument qui
a écrit autour du front de Jésus-Christ sa souve-
raineté en lettres de sang. La couronne de Notre-
Dame se compose de petits jones réunis en fais-
ceaux. Les jones sont reliés par quinze ou seize
attaches. Un fil d’or court au milieu desattaches
pour tout consoliden
l/lNVENTION DB LA SAINTE CROIX 271
On sait que Pescalier du palais de Pílate fut
transporté á Home par sainte Héléne en 326 . L’ha-
bitude de le monter & genoux date de Saint Léon
IV.
Quant au roseau de dérision placé, en guise de
sceptre, éntreles mains de Jésus-Christ, Florence
et la Baviére en possédent quelques fragments.
Mais enréunissant tous les fragments connus, on
est bien loin d’avoir un roseau complet.
Ici done, comme ailleurs, nous trouvons ce ca-
ractére général : les reliques se perdent au lieu
de se multiplier. Au lieu d’en avoir trop, nous n’en
avons pas assez.
Selon Grégoire de Tours, la sainte lance fut
transportée de Jérusalem á Constantinople du
temps d’Héraclius. En 1492, Bajazet envoya une
partie de la lance á Innocent VIII, qui la placea á
Saint-Pierre de Rome. La pointe manquait. Elle
est en France, dit Bajazet. Benoít XIV réussit á
faire venir de París la pointe, que Baudouin avait
en effet donnée á saint Louis : on adapta la pointe
á la lance, et l’adaptation fut satisfaisante.
D’aprés saint Grégoire de Nazianze, saint Pau-
lin, saint Grégoire de Tours, la colonne á laquelle
Jésus-Christ fut lié pendant la flagellation était
gardée á Jérusalem, sur le mont Sion. Maintenant
cette colonne se voit á Rome, á travers un gril-
lage de fer, dans Péglise de Sainte-Praxéde.
Une relique moins célébre est le bandeau dont
on couvrit les yeux de Jésus-Chrit dans lamaison
de Caíphe.
j
í HYSJOftOMIES DE SA0ÍTS
272
Cette scéne est quelquefois oubliée, á cause de
Lhorreur des scénes quila suivent.On commenga
á luí voiler Ja face, á le souffleter et á lui deman-
de r qui le frappait.
La cruaulé etl’ironie n? se quittent jamais Tune
Laulre dans fes scénes de la Passion. La cruauté
fail quelquefois oublier l’ironie. Mais Piróme est
toujours la. Qui t’a frappé? Cette question ajoute
a Phorreur tlu soufflet.
C’est la petite église de Saint-Julien de Seine-
r |arde quj pusséde depuis plusieurs siécles la
religue insigne du saint bandeau.
Le lemps passe,le monde vieillit, chaqué siécle
fai l des ruines. II est important de considérer ce
qui est parvenú jusqu’á nous et de rappeler au
souvenirdes hommescelles deleursrichessesaux-
que lies iís pensent le moins.
CHAPITRE XXVI
SAINT BERNARD
I
Quelques hommes ont refu le don de résumer
un siécle en eux. Ces hommes sont rares ; on les
compterait sans fatigue.'] I/un d’eux s’appelait
saint Bernard.
II porta le douziéme siécle en lui, et il ne le
porta pas sans douleur. Ghose remarquable ! les
hommes extérieurs, dont la vie se passe dans le
tapage du dehors, que Bossuet nomme « Pensor-
cellement de la bagatelle, » ces hommes n’ont
presque jamais le temps, ni la Science, ni le cou-
rage, ni la présence d’esprit que réclament ces
soins múltiples auxquels ils se sont consacrés.Ils
périssent avant d’avoir accompli quoi que ce soit ;
et aprés s’étre oubliéseux-mémes pour leschoses
du dehors, ils oublient les choses du dehors pour
eux-mémes.Mais, aprés s’étre oubliés au point de
vue des réalités, ils se recherchent et se retrouvent
i. CEuvres complétes, traduites en franjáis. Chez Víctor
Palmé.
274
PHYS10N0MIES DE SAINTS
au point de vue des vanités. Voici un homme, au
contraire, qui entra dans la vie comme dans un
temple, avec recueillement. La mere, ayertie avant
sa naissance qu'il s’agissait d’un homme extraor-
dinaire, le regarda, avant qu’il fút au monde,
comme quelque chosede sacré. L’austérité lepré-
céda, le re$ut, l’accompagna, le suivit sur la
Ierre, et quandil íut alié se reposer ailleurs, elle
s’établit lá ou elle vit la trace de ses pas, et de-
manda asile á ses disciples. Bernard entendait
saris entendre, voyait sans voir, mangeait sans
gouter. On di$ communément qu’il ne distinguait
pas le sang du beurre. II buvait de Thuile au lieu
d’eau, Au bout. d’un an de noviciat, il ne savait
pas si la piéce destinée au dortoir ét^it píate ou
voütée; Ilne savait pas s’il y avait des fenétres
au bout de l’oratoire oú il priait tous Ies jours.
Gr, c’est ce méme homme, l’auteur du traité
sur la Coasidération, le commentateur du Can-
tique des Cantiques, le fondateur de l’abbaye de
Clairvaux, c’est cet homme ¡ntérieur, profond,
préoccupé, recueilli, sépar£ et absorbé, qui fut
le plus grand homme d’affaires de son siécle, et
Vun des plus grands hommes d’affaires qu’ily ait
cu dans tous les siécles. Donoso Cortés disait, il y
a quelques années,que s’il avait á traiter avec les
hommes du dehors l’affaire la plus épineuse qui
fút au monde, il chercherait le plus mystique des
hommes, pour conseil et pour directeur. Ce que
Donoso Cortés disait ily a quelques années, saint
Bernard le prouvait, il y a quelques siécles, par
SAINT BERNARD
275
son exemple.Ce grand absorbé s’occupait de tout
et de tous. II est impossible d’écrire l’histoire de
sa vie,sans écrire celle du monde entier pendant
sa vie.
La belle traduction de ses oeuvres qui paralt
maintenant sous le patronage de Mgr l’Evéque de
Versailles est précédée de sa Vie, écrite par le
R. P. Théodore Ratisbonne (i). Le titre seul des
chapitres suffirait á indiquer Tétonnante multipli-
cité des affaires oú fut engagé celui qui était
pourtant plongé dans l’unique nécessaire, comme
le poisson dans Peau. — Vie domestique, vie mo>
nastique, vie politique, vie apostolique.
Pour se figurer un peu saint Bernard, il faut
interroger tout le douziéme siécle,tout le dedans
et tout le dehors. II faut faire le tour du monde,
et aller au fond du cloítre. II faut demander á la
philosophie ses discussions, ála théologiesesen-
seignements, á la mystique ses secrets,au monde
ses agitations, aux affaires leurs embarras.il faut
tout questionner, les livres et les champs de ba «
taille, les palais des rois,les conciles,les peuples*
etPoratoire oú priaient les moines, et les champs
oú les croisades se préchaient et se faisaient. II y
a dans cette Histoire énorme et compliquée des
hommes de toute espéce et des choses de toute
espéce. II y a des intrigues, des rivalités,desam-
bitions, des haines; il y a aussi des miracles. II
i, La Vie (le saint Bernard , par le R, P. Ratisbonne se
trouve séparément chez Poussielgue, rué Cassette, 27.
276 PHYSIONOMIES DE SAINTS
y a des querelles et des solitudes, des minutieset
des abímes. II y a des cceurs humains remplisde
miséres firéquentes et de rares hauteurs, et, tout
á cóté, des esprits pleins de querelles, de subti-
lités, d’arguments et d’orgueil. C’est un monde
trés différent du nótre et qui défie presque Piraa-
gination. Comment se figurer ces multitudes qui,
dans ce siécle d’ignorance , pour parler le lan-
gage récent, se passionnaient autour de saint
Bernard et d’Abeilard, autour des questions les
plus ardues, les plus profondes, Ies plus délica-
tes, les moins populaires ?
Parmiles disciples actuéis d’Abeilard, disciples
légers’et inconscients, combien seraient en état
d’assister aux discussions qui se soutenaient sans
cesse autour de leur maítre ? La foi, disait Abei-
lard, est une opinión. Cette erreur si vulgaire
aujourd’hui qu’elle ne semble plus effrayante aux
esprits ordinaires,et ne produit sur personne au-
cun effet bien violent, ábranla, quand elle appa-
rut, les petits et les grands. La société trembla
toutentiére. Aucune áme vivante ne se désinté-
ressa de Pimmeuse lutte. Une multitude incroya-
ble d’auditeurs de tous pays, de tout áge, de
tous rangs, sV.mpressaient autour des docteurs.
Des milliers d’écoliers suivaient Abeilard á
Melun, á Corbeil, á Saint-Victor, á Saint-Denis,
sur laMontagne Sainte-Geneviéve. Or, il n J y avait
pas de chemin de fer ; aucun voyage n’épouvan-
tait ces affamésde parole. Je ne dis pas que cette
curiosité fútgénéralement puré. Qui saitsi le désir
SAINT BERNARD
277
de trouver TEglise en défaut n’était pas une des
forces excitatrices de la multitude ? Qui sait si le
ralionalisme, presque inconnu, encore jeune, envi-
ronné de passions, et passion lui-méme, n’ébran-
lait pas, autant et plus que l’amour du vrai, les
masses avides? Quoi qu’il en soit, pourétre ainsi
attiré, comment done ce peuple était-il préparé,
instruit, travaillé par les choses de Tintelligence ?
Les hótelleries ne contenaient plus les auditeurs :
les vivres manquaient.
Les Allemands, les Romains, les Anglais, les
Lombarda, les Suédois, les Danois venaient gros-
sir les rangs des Parisiena; etsil’on considére la
difficullé extréme des Communications, leur len-
teur, leur danger, on restera étonné devant ce
concours bizarre. Ce qui ameutait ainsi les mul-
titudes ne réunirait pas maintenant, en dehors
des docteurs convoqués, quatre auditeurs.
Le triomphe de saint Berna rd futd’autant plus
beau que le vaincu suivit, parmi la foule, le char
duvainqueur. Abeilard devint fidéle. Maisje ne
sais si personneajamais remarqué Tenseignement
profond contenu dans cette vie extraordinaire. Si
sa parole enseigna tant d’erreurs, son existencc
enseigna involontairement une vérité trés grave.
Luí, l’apótre de la raison, Fapótre initiateur déla
logique humaine ; lui, qui exagéra tous les droits
et toutes les puissancesdu raisonnement; lui-méme
tomba successivement dans Pesclavage de toutes
les passions. Aussicélébrepar sa servitude réelle
que par sa fausse indépendance,il tomba dans Ies
278 PHYSIONOMIES DE SAINTS
plus cruelsservages,pendant qu’il voulaitsecouer
pour lui-méme et pour les autres le joug sublime
et doux en qui réside toute liberté. II montra jus-
qu’oú descend Thomme qui veut monter par or-
gueil.
Au méme moment saint Bernard, préchant,
soutenant, sauvegardant les droits de la foi, con-
servad, dans sa plénitude, Texercice de la raison;
et cette raison fidéle grandissait parce qu’elleétait
soumise. Et saint Bernard, apótre déla foi, deve-
nait de plus en plus raisonnable. Saint Bernard,
apótre de la soumission, devenait de plus en plus
libre. Et toutes ces libertés se donnérent rendez-
vous autour de Thommequi s’agenouillait. Et tous
lesesclavages se donnérent rendez-vous autour de
Thomme qui se révoltait.
Abeilard et Arnold sont des types qui semblent
appartenirau monde moderne plutótqu’aumoyen-
áge, et saint Bernard semble avoir été, malgré le
douziéme siécle, en rapport avec nous. On dirait
que des passions trop pressées, et en avance de
six ou sept siécles, se débattaient autour de lui.
Chaqué philosophie, dés qu’elle de vient indigne
de ce nom, proclame que la vérité commence en
elle, commence á elle, et commence par elle.
Cependant ces erreurs se rattachent toujours
les unes aux autres, et, par ce point comme par
tous Ies autres, elles parodient les vérités.La phi-
losophie alie mande a mis au Service de Eerreur
un systéme scientifique qui eút pu atteindre, s’il
se fút convertí, & une élévation extraordinaire.
SAINT BERNARÜ
279
Maís sí nous prenons en elles-mémes les erreurs
de Fichte et celles de Kant, il n’est pas impossi-
ble de les rattacher par un lien réel et visible au
conceptualisme d’Abeilard.
Presque toutes les disputes et les i rritations ac-
tué lies s’éveillaient dans le monde. Bernard sem-
ble avoir été Pennemi des erreurs futures : ses
victoires empruntent aux circonstances quelque
chose de prophétique.
Sa vie politique fut un assaut continuel. Ilfaut
regarder de tous les cótés á la fois pour suivre
les mouvements du bras de saint Bernard. II
occupe tous les poinls de Phistoire sociale du temps
ou il a vécu. Ilest impossible de raconter un épi-
sode quelconque du douziéme siécle sans le ren-
contrer et sans le nommer. Bien ne se faisait sans
lui, ríen ne se passait de lui. Toujours en rela-
tion avec les savants, les ignorants, les religieux
et les criminéis, il vivait d’une vie étendue et
solennelle, en méme temps que d’une vie intime
et concentrée. La circonférence de cette vie n’en
génait pas le centre, et le centre n’en génait
la circonférence. Souvent arbitre, á chaqué
instant prédicateur, conseiller, docteur, écri-
vain, controversiste, dans toutes les fortunes
diverses que lui fit une vie publique pleíne d’ora-
ges et d’écueils, il resta toujours saint Bernard,
saint Bernard le religieux. Le langage qu’il tenait
aux princes et aux papes ne pouvait ni le trou-
bler lui-méme, ni irriter les autres, parce que
c’était toujours Pamour qui dictait, et lá oü Pa-
280 PHYSIONOMIES DE SAINTS
mour parle, le respect est toujoursprésent. I/au-
torité et la soumission sont les deux caractéres
de saint Bernard. On sent toujours en lui Thomme
qui yeutobéir,et, quand il commande, c'est parce
que la forcé des choses améne ce résultat.
Get infatigable surveillantregardait á la fois de
tous cótés, interrogeant tous les horizons, pour
savoir d’oú venait l’erreur. II était plein d’yeux,
plein d’oreilles, plein de paroles et plein de silence.
L’exercice qui consiste ádicter quatre lettres ála
fois semble Fombre et le symbole de Fexercice
extérieur dans lequel il vécut, et cet exercice exté-
rieur n’était lui-méme que Fombre et Fécorce de
la vie profonde qui venait de son áme. Sa figure
apparaít souvent indignée, mais toujours paisible
au milieude ce panorama cú tant de figuresappa-
rais sent. La plus grande douleur de sa vie fut pro-
bablement Féchec mystérieux de la croisade qu’il
avait préchée, et la trahison de Nicolás, son ami,
son secrétaire, le confident de tant de joies, de
tant de larmes, de tant de tendresse et de tant de
sagesse.
Get homme,qui attirait álui les rois et les peu-
ples, ne put reteñir celui qui était lá, tout prés
de lui, son intime confident; celui á qui Dieu avait
dit tant de secrets n’avait rien prévu de ce mal-
heur étrange; celui qui avait le don des miracles
ne put empécher les désastres que le menteur
causa, car le traitre est toujours menteur. Quant
á la croisade, les mystéres se pressent autour
de cette catastrophe. La parole et la joie avaient
précédé, les miracles avaient confirmé la parole;
SAINT BERNARD
281
les désolations, les accusations et les calomnies
sont venues au lieu du triomphe. Saint Bernard
et les plus sages de ses contemporains ont jeté,
du fond de leur détresse, de profonds coups
d’oeil sur la part d’incertitude que peut, en cer-
tains cas , contenir une promesse divine, et sur
les changements que la liberté humaine peut in-
troduire dans les effets de cette promesse. Une
menace peut étre conjurée par la priére et la
pénitence : Ninive est lá pour Taltester. Saint
Bernard pensa que le changement contraire s’é-
tait produit dans la croisade : mille circonstances
autorisaient parfaitement le saint et ses amis ou
dans cette conjecture ou dans cette certitude.
Le schisme ajouta des douleurs et des déchire-
ments á toutes les douleurs et á tous les déchire-
ments du siéclede saint Bernard et par conséquent
de sa vie, car son siécle fut sa vie. La lutte d’In-
nocent II et de Tantipape fut une des pages les
plus terribles de cette histoire troublée. Et
quand Eugéne III, son ancien ami, monta dans
la chaire de saint Pierre, saint Bernard luiadressa,
dans son livre de la Considération , ces beaux en-
seignements ou la liberté du docteur et la sou-
mission du fils semblentne plus faire qu’une seule
vertu. Dans ce conflit de toutes les choses humai-
nes, cet homme,entouré d’évéques, de rois, d’ab-
bayes et de conciles,ce chargé rPaffaires qu’avait
choisi Phumanité, saint Bernard, trouva tout le
temps nécessaire pour suivre, examiner, conso-
ler, encourager, admirer sainte Hildegarde. Cette
282
PHYSIONOMIES DE SAINTS
femme étonnante, qui vivait en dehors des lois
naturelles, entr’ouvrant Pavenir par des regards
ehargés de mystéres, obligée de sortir de son si-
lence pour enseigner presque malgré elle, fit,
cornme toutes Ies personnes et les choses du
douziéme siécle : elle jeta dans les bras de saint
Bernard le fardeau de ses préoccupations. Elle
donna sa confiance á celui qui possédáit la con -
flanee universelle. Elle écrivit á Eugéne III, á
Anasíase IV, á Adrien IV et á Alexandre III,
souverains pontifes, aux empereurs Conrad III
et Frédéric I #p , aux évéques de Bamberg, de
Spire, de Worms, de Constance, de Liége, de
Maestricht, de Prague, et á Pévéque de Jérusa-
lem ; cependant elle était plongée au plus profond
de son áme dans la contemplaron des mystéres.
Quel était le lieu de ses visions ? Ce n’était pas,
si Pon ose ainsi parler, le lieu ordinaire des vi-
sions,
<§c Ayantlesyeux ouverts, disait-elle, et parfai-
fement éveillée, je les vois clairement jour et nuit,
dans le plus profond de mon áme. »
Elle semblait participer,comme son ami et son
confident saint Bernard, aux doubles faveurs de
la vie contemplati ve et active.
Personne ne pensait encore, á cette époque,
que Ies ámes purés et éclairées ne sont bonnes á
ríen: cette découverte est récente.
Pendant quesainte Hildegarde, pleine d’affaires
et de visions, consultait saint Bernard, celui-ci,
enlouré et occupé, consulté et accaparépar Gode-
SAINT BERNARD
283
froy, évéque de Chartres; Manassé, évéque de
Meaux ; Guillaume, de Chálons; Gaudry, de
Déle ; Hildebert, du Mans ; Aubry, de Bourges ;
Gosselin, de Soissons ; Hugues, de Mácon; Milon,
de Thérouanne ; Hirré, d’Arras ; Albéron, de
Tréves ; Samson, de Reims ; Geoffroy, de Bor-
deaux ; Arnoult, de Lisieux, etc., etc.; Saint
Bernard, au milieu de ces personnages et de
leurs affaires, voyageait tout un jour au bord
d’unlac, et ne savait pas le soir de quoi par-
laient ses compagnons quand ils parlaient du lac
qu’ils avaient longé. Saint Bernard n’avait ríen
vu. Le grand préoccupé était digne d’étre con-
sulté par sainte Hildegarde, etelle était digne de
le consulter. Tous deux semblaient multiplier le
temps, menant de front les choses du dedans et
celles du dehors, affaires et miracles.
II
Les ouvrages de saint Bernard traitent á peu
prés de toutes choses. L’abbé de Clairvaux n’est
pas un homme spécial : il parle de tout, et c’est la
circonstance qui l’inspire. II va au plus pressé.
Un roi, un évéque, un personnage quelconque a
besoin de conseil : saint Bernard lui écrit. Une
erreur s’éléve, elle menace TÉglise : saint Bernard
fait un traité, une apologie. La controverse tient
une place immense dans son ceuvre. La situation s'a-
284
PHYSIONOMIES DE SAINTS
paise-t-elle ? laisse-t-elle au terrible lutteur le
temps de respirer ? II se livre á la contemplation
et nouscommuniqueles secrets qu’il re$oit. Quand
saint Bernard prend le loisir de chanter la paix,
c’est que le monde se calme. Ilfait face á toutes
Ies nécessités, mais il n’oublie pas la nécessitée lle-
méme, et ses heures de repos donnent au monde
un Commentaire duCantique desCantiques. Dans
rimmense diver sité des ceuvres de saint Bernard,
l’unité qui relie toutes choses entre elles, c’est
l’étude de 1’Écriture sainte. En paixou en guerre,
saint Bernard s’appuie toujours sur elle. Elle est
Tinstrument de ses combats et la joie de ses vic-
toires ;elle est son arme et son repos. En guerre,
il la cite ; en paix, il la chante. Toutes choses le
regardent,et il regarde toutes choses. Mais c’est á
travers un prisme sans défaut ni mensonge. Dés
qu’il abandonne un instant le champ de bataille,
dés que l’argumentateur ala permission de deve-
nir tendre, saint Bernard se tourne vers l’amour,
el se repose danssa recherche. Ges deux mots qui
s’excluraient, si la recherche était inquiéte et
malsaine, hétérodoxe ou maladive, s’appellent et
se répondent, puisqu’il s’agit de la recherche
recommandée etbénie, de la recherche ardente et
puré, qui demande á la priéreet á l’amour la paix
désirée du Dieu de Jacob. Le traité de la Consi -
dération est un bel exemple de cette paix et de
cette poursuite.Aprés avoir contemplé les choses
qui sont au-dessous de 1’homme, celles qui sont
au-dessus,et Thommelui-méme; aprés avoir Ínter-
SAINT BERNARD
285
rogé la tradition, la méditation etla priére; aprés
avoir étudié sous plusieurs Péres la fameuse pa-
role ou saint Paulcélébre lalongueur,la largeur,
la hauteur etla profondeur de Dieu, saint Bernard
conclut ainsi :
« II nous resterait, dit-il, k chercher encore
Celui que nous n’avons encore trouvé que d’une
maniére imparfaite, Celui qu’on ne peut trop cher-
cher. Mais c’est peut-étre á la priére plutót qu’á
la discussion de le chercher comme il convient, et
de le découvrir sans peine. Finissons done ici ce
livre, mais ne cessons pas de chercher. »
Voilá bien la vie fidéle á saloi. Les uns boivent
un peu, et, trop tót désaltérés, cessent d’avoir
soif. Ceux-Iá manquent d’amour, car ’amour ne
dit jamais : « Assez ! » D’autres ont soif, mais re-
fusent de boire ; et, quand on leur indique la
source, ils se détournent au lieu de courir. Saint
Bernard trouve et cherche, et trouve encore ; et
chaqué découverte est le point de départ d’une
recherche plus profonde.
Uncaractére distinctif dessaints, c’est unattrait
particulier pour la Vierge Marie. Ce caractére
est universel : c’est une loi sans exception. Mais
cette unanimilé se manifesté par les formes les
plus différenles ; elle commence á TEglise, et
rend hommage au cuite de la Mére de Dieu dans
l’authenticité de son origine ; elle va grandissant
ets’accentuant desiécle en siécle;elle parle quel-
quefois par une voix particuliérement douce comme
celle de saint Fran$ois d’Assise, ou particuliére-
286 PHYSIONOMIES DE SAINTS
ment sévére comme celle de saint Bernard. Mais,
en respectant toutes les individualités, elle reste
ce qu'elle est, universelle et absolue.
L'Ecriture est si profonde que chacune de ses
paroles épuiserait Tintelligence húmame, avant
d’ayoir laissé échapper tout ce qu’elle contient.
SainL Bernard est un de ceux qui trouvent au
fond d'elle la manne cachée. Aprés avoir cité les
paroles de Gabriel á Marie, Tabbé de Clairvaux
fait cette réflexion profonde :
«Je remarque qué Tange ne dit pas « aucune
í vuore , & mais « aucune parole n’est impossible
á Dieu. » S’exprime-t-il ainsi pour montrer que,
tandís que leshommes disent facilement ce qu’ils
veulení, sans pouvoir le faire, Dieu opére aussi
et máme plus facilement ce qu’eux sont á peine
capables de dire?Je parlerai plus clairement en-
coré, S’il était aussi aisé auxhommesde réaliser
leur volonté quédela formuler, ríen ne leurserait
impossible. Mais (et c’est un proverbe ancien et
vulgaire) dire et faire sont deux pour nous, mais
non pour Dieu. En Dieu seul PAction est identi-
que á la Parole et la Parole á la Volonté : par con-
séquent, aucune parole n’est impossible á Dieu.
Par exemple, les prophétes ont pu prévoir et
prédire qu’une vierge et une femme stérile con-
cevraientet enfanteraient : ont-ilspu faire qu’elles
conjussent et enfantassent ! Mais Dieu, qui leur
a donné la puissance de prévoir, avec la méme
facilité qu’il a pu prédire alors, par leurorgane,
ce qu T il a voulu, a pu, maintenant, dés qu’il le
SAINT BERNARD
287
voulait, accomplir par lui-méme ses promesses.
En Dieu la parole ne différe pas de Pintention,
car il est Vérité. L’Action n’est pas différente
de la Parole ; car il est Puissance. Le mode ne
différe pasdu fait; car ilest Sagesse. C’est pour-
quoi aucune parole n’est impossible á Dieu. »
Ces lignes de saint Bernard pourraient servir
de préface á un ouvrage sur le langage de PE-
criture. Ce langage est une étrange et merveil-
leusedémonstration de divinité. Quand c’est Phom-
me qui parle, il parle pour la vraisemblance ;
quand c’est l’Esprit-Saint qui parle, il parle pour
la vérité.
Quand c’est Phommequi parle, il vise ál’oreille
de Phomme et, ménage á Pauditeur des étonne-
ments. Quand c’est PEsprit-Saint qui parle, il vise
á la vérité nue et, sans souci de plaire ou de dé-
plaire, il dit la chose comme elle est. Que cette
chose semble petite ou grande, simple ou impos-
sible, naíve ou giganlesque, il la dit comme elle
est, avec la méme paix, avec la méme voix, avec
la méme simplicité,la méme certitude et la méme
profondeur.
L’absence totale d’adresse et de complaisance
est au-dessus des forces de Phomme. II y a une
attestation de divinité dansPaudace de PEcriture.
Un autre caractére distinctif des saints, c’est
une faculté d’assimilation par laquelle ils s’assi-
milent la parole divine, la présentent aux hommes
comme si elle sortait d’eux-mémes élaborée par
eux, préparée par eux, et ayant subi au fond de
288
PHYS I0N0MIES DE SATNTS
leur áme une préparation qui pourra mieux faire
sentir á leur siécle et au genre humain quelle est
la saveur des paroles de Dieu.
Saint Bernard et saint Jean de la Croix, qui se
ressemblent si peu, sont tousdeux supérieurement
pourvus de ce caractére distinctif. Tous deux ont
commenté des cantiques etbalbutié Tunion divine.
Mais le méme instrument, touché par l’un et par
Pautre, a rendu des accords différents.
Saint Bernard est plus expansif, plus rayonnant,
plus tendre. Saint Jean de la Croix est plus pro-
fond, plus caché, plus central. Saint Bernard parle
plusaux hommes.Peut-étre saint Jean de la Croix
parle-t-il plus á Dieu. Saint Bernard préche, méme
quand il chante. Saint Jean de la Croix songe
moins á enseigner les autres qu’á se raconterlui-
méme, et il dit ce qu’il éprouve, moins préoccupé
de Peffet qu’il fera que de la chose qu’il a sentie.
Saint Bernard pense encore, parmi les fleurs et
les parfums, aux mauvaises odeurs qui viennent
du dehors, et le souvenir du danger le suit.
Saint Jean de la Croix, quand il est dans ses
grandes solitudes, semble presque aussi tran-
quille sur Ta venir que sur le présent. 11 a Pairde
trouver sa sérénité dans sa hauteur, et d’avoir
dépassé la région des orages. Le souvenir de la
nuit obscure revient á d’autres heures, puis la
vive flamme (Tamour l’emporte sur ses ailes, et
le place, pour quelque temps, dans les demeures
ou tout est beau.
Cette diver sité des touched divines est supérieu-
SAINT BERNARD
289
rement exprimée par saint Bernard, et, non con-
tení d’en montrer la pratique, il en donne la théorie.
« Dieu, dit-il, en sa bonté accordait un autre
genre de visión á nos péres, qui jouirent si fré-
quemment, et d’une fa^on si merveilleuse, de sa
présence et de sa fámiliarité. lis ne le voyaient pas
tel qu’il est, mais tel qu’il daignait se révéler á eux.
lis ne le voyaient pas tous non plus de la méme
maniére, mais* comme dit i’Apdtre, en diffé -
rentes manieres et sous di jf ¿rentes formes, quoi-
qu’ii soit un en lui-méme, comme il le déclare á
Israel : Le Seigneur votre Dieu est un . Ges vi-
sions n’étaient pas communes ; cependant elles se
produisaient extérieurement, et s’accomplissaient
par des images visibles ou des sons que Toreille
saisissait. Mais il est une vue de Dieu, d’autant
plus différente de celle-ci qu’elle se fait intérieu-
rement, comme quand Dieu daigne visiter lui-
méme une áme, avec un empressement et un
amour qui absorbent entiérement ; et voici le
signe de Parrivée de Dieu, comme nous l’apprend
celui qui Ta éprouvé : le feu marchera devant
lui et embrasera ses ennemis á Fentour. »
Saint Bernard continué :
« Getle áme saura done que le Seigneur est
proche, quand elle se sentirá brúlée de ce feu et
qu’ellc dirá avec le prophéte : « II m’a envoyé
d J en haut un « feu dans mes os, et il m’a ins-
truite, etc., etc. »•
Et encore :
19
PHYSJONOMIES DE 8AINT3
290
« Comme nous dísona que les anciens ont vu
son ombre et ses figures, tandis que nous voyons
sa lumiére briller & nos yeux par la gráce de
Jésus-Christ présent dans la chair ; ainsi, relali-
vement á la vie á venir, nous devons avouer que
nous ne le voyons que dans une certaine ombre
de la vérité, si toutefois nous ne voulons pas
contredire ce mot de l’Apótre : Ce que nous
avons maintenant de science et de prophétie est
trés impar fait. »
La mémoire a, comme l’intelligence, son infídé-
lité et sa fidélité.La mémoire de saint Bernard est
singvtliérement fidéle. Elle lui présente, á chaqué
instant, parmi les textes oubliés de l’Ecriture,
ceux qui mettent en lumiére la vérité qu’il ex-
prime. Quoi de plus ordinaire que le conseil qui
dit á un homme : « Soumettez-vous 1 » Ce conseil
vulgaire peut cependant s’illuminer des lueurs
de la Montagne Sainte quand il est lu dans l’E-
criture. G’est pourquoi saint Bernard écrit cette
phrase trés vulgaire, et l’accompagne de cette
citation trés peu vulgaire :
« Que ceux qui sont décidés áétre sages á leurs
propres yeux, et á. n’écouter ni ordre ni conseil,
songent done á ce qu’ils doiventr ¿pondré, non pas
á moi, mais á celui qui a dit: C’ est une espéce de
tnagie de ne pas vouloir se soumettre et ne pas
se rendre á la volonté du Seigneur; c’est un
crime d’idoldtrie. »
C’est Samuel qui parle ainsi á Saúl, et c’est
saint Bernard qui nous le rappelle,
SAINT BERNARD
291
Saint Bernard, qui est tant de choses, est parti-
culiérement observateur. Les habitudes extérieu-
res, révélatrices des habitudes intérieures, sont
saisies par lui avec une finesse rare. Son Traité
des divers degrés de Vhumilité et de Vorgueil y
qui commence par de charmants aveux relatifs
á quelque doute et á quelque citation inexacte,
continué par des peintures de caractéres aux-
quelles il ne manque, pour étre admirées et
célébres, que de n’avoir pas été écrites par un
saint.
Le premier degré de Torgueil est la curiosité.
Cette réflexion simple domine ici : « Lucifer
avait prévu qu’il régnerait sur les réprouvés ;
il n’avait pas prévu qu’il serait réprouvé lui-
méme. Joseph avait prédit son élévation ; il
n’avait pas prévu sa captivité plus prochaine
encore. »
Au second degré, la légéreté d’esprit :
« La jalousie le fait sécher d*un coupable dé-
pit, ou sa prétendue excellence le jette en une
joie puérile! Vain ici, pécheur lá, il est partou*
superbe. »
Au troisiéme degré, la joie inepte :
« II a beau se couvrir la bouche de ses deux
poings, on Tentend éternuer bruyamment. »
II est facile de voir que saint Bernard ne parle
pas de Tacte extérieur, et qu’une longue expé-
' rience Tintroduit dans le secret des choses,
Au quatriéme degré, la jactance ;
292
PHYSIONOMIES DE SAINTS
« II parlera done, sinon il crévera. II est pleín
de discours et son esprit est á Pétroit dans ses
entrailles. II prévient les questions, il répond á
ce qu’on ne lui demande pas, il fait les demandes
et les réponses II loue le jeúne, recommande
les veilles, met au-dessus de tout la priére. II
disserte sur la patience, Phumilité et toutes les
autres vertus, avec autant d’abondance que de
vanité, etc., etc Sa jactance sereconnaít á Pa-
bondance des paroles Evitez la chose et rete-
nez 1c nom. »
Quelle profondeur dans le signe donné ! La jac-
tance se reconnaít au zéle que mettent certains
hommes k louer Phumilité et la patience !
Au cinquiéme degré, la singularité. Voici ce que
fait le moine en pareil cas :
« Pendant le repas, il proméne Ies yeux sur les
tables, et s’il y voit unreligieuxmangermoinsque
lui, il se plaint d’étre vaincu ; le voilá qui se re-
Iranche cruellement ce qu'il avait cru nécessaire
de s’accorder, car il craint la perte de sa gloire
plus que le tourment de la faim II veille au
lit et dort au chceur. »
Au sixiéme degré, Parrogance.
Saint Bernard la distingue de la jactance par
un trait charmant :
« Ce n’est plus en paroles ou par l’étalage des
oeuvres qu’il montre sa religión, c’est sincérement
qu’il s’estime le plus saint des hommes. »
Cette sincérité, qui devient le trait constitutif
de Parrogance, est quelque chose d’admirable.
SAINT BERNARD
293
Au septiéme degré, la présomption :
« Si le moine qui a atteint le septiéme degré
n’est pas élu prieur, le temps venu, il dit que son
abbé est jaloux ou a été trompé. »
Auhuitiéme degré, Phomme soutient ses fautes :
« Jusqu’ici Porgueilleux n*a encore fait que de
la pratique, le voiláqui arrive á la théorie. Ce qui
est mal lui parait bien.
Cette gradation est trés instructive. Le mo-
ment ou Porgueil, aprés avoir occupé Páme,
gagne Pespr.it, est un moment sérieux.
« Quand les choses changent de nom, quand
Phomme trouve bien ce qui est mal et mal ce qui
est bien, il s’enfonce et plonge dans un péché
plus tenace, plus froid, plus lourd, plus difíicile á
guérir. »
Au neuviéme degré, voici la confession simu-
lée. Tout á Pheure, Phomme admirait ses fautes ;
le voici qui les exagére et s’accuse outre me-
sure :
« Alors, dit saint Bernard, on baisse le visage,
on se prosterne de corps, on verse, si on peut,
quelqueslarmes.On entrecoupe sa voix de soupirs
et ses paroles de gémissements. Loin d’excuser ce
qu’on lui reproche, ce religieux exagére sa faute.
En Pentendant ajouter lui-méme á sa faute une
circonstance impossible ou incroyable, vous vous
preñez á ne plus croire ce qui vous semblait
prouvé. Et ce qui, dans cet aveu, vous parait
faux, vous inspire des doutes sur ce que vous
teniez pour certain. En affirmant des torts qu’ils
294 PHYSI0N0M1ES DE SAINTS
ne veulent pas étre crus, ces gens trouvent
moyen de se défendre en s’accusant, et de cou-
vrir leur faute en la dévoilanti »
Au dixiéme degré, la rébellion :
« Gelui qui, tout á Pheure, s’accusait sana vé-
rité et sans humilité, á présent jette le masque.
II désobéit ouvertement. »
Une logique merveilleuse, la logíque de Tab-
surde, préside á toutes ces contradictions. On
voit á quel point saint Bernard a suivi et observé
Pesprit du mal et ses manifestations contradic-
tores, qui se ressemblent dans leur principe et
se combattent dans leurs effets.
Au onziéme degré, voici la liberté du péché
Impíus,quum iaprofundum venerit, contemnit.
« A ce onziéme degré, le pécheur plalt aux
hommes, parce qu’il a brisé toute entrave. II en*-
tre en des routes qui lui paraissent bonnes et qui
aboutissent au mépris de Dieu. Si le moine arrive
á ce onziéme degré, il quitte le monastére et fait
dans le monde ce que la honte et la crainte Feus-
sent empéché de faire dans le couvent. »
Au douziéme degré d’orgueil, saint Bernard
place Thabilude de mal faire:
« Tout á Pheure, cet homme n’avait encore que
la licence, le débordement; mais voilá l’habitude,
et tout est consommé ».
II y a quelque chose dé profond dans le choix
de cemot: habitude , adopté par saint Bérriard
pour signifier le sommet du mal.
SAINT BERNARD 995
<c Alors Forgueilleux n’a plus de préférence:
le licite etVillicite lui sont indifférents. »
Et Fabbé de Clairvaux ajoute :
€ II n'y a que ceux qui ont atteint le dernier
degré, soít en haut, soit en bas, qui courent sana
obstacle ni fatigue, celui-ci á la mort, celui-lá á
la vie; Fun avec plus de légéreté, Fautre avec
un penchant plus vif ; car la charité donne au
premier cette légéreté, et la passion active les
penchants de l’autre. L’amour affranchit Fun et
Fhébétement Fautre de toute peine. Dans Fun,
c’est la perfection de la charité, dans Fautre, la
consommation de Finiquité, qui chasse toute
cráinte. L’un puise la sécurité dans la vórité, Fau-
tre dans son aveuglement. >
Et saint Bernard se résume ainsi :
« Les six premiers degrés de Forgueil condui-
sent dans le mépris des fréres,lesquatresuivants
dans le mépris des supérieurs, et Ies deux der-
niers dans le mépris de Dieu. »
Les lettres de saint Bernard contiennent sur
ce grand caractére deportantes róvélations. Ce
qui domine, c’est la fermeté. Une des plus stupi-
des erreurs du monde consiste á croire que la
bonté est voisine de lafaiblesse. Tout homme qui
n’est jamais sévére est deux fois injuste; car,
cédant aux mauvais, il frustre les bons. La niai-
serie móndame aime assez cette phrase: « II est
bon jusqu’á la faiblesse ; il est si bonqu’il en est
béte. » Le monde avoue par lá sa profonde
ignorance en matiére de bonté. Lá bonté est lá
296
PHYSIONOMIES DE SAINTS
chose du monde qui rédame la forcé la plus in-
vincible et Fénergie la plus indomptable. Tel est
le caractére de la bonté de saint Bernarda et,
avertissant le Souverain Pontifc de ne pas préter
Poreille aux supplicatíons d’un prévaricateur, le
saint prononce cette parole, digne d’étre méditée:
€ De méme qu’il est toujours mal de tromper,
de méme il est mal, le plus souvent, de se laisser
tromper par un méchant. »
Voilá la vraie bonté, celle qui est terrible.
Quand il parlait d’un faux pénitent, saint Ber-
nard a dit cette parole redoutable : Ne vous l ais -
sez pas toucher l
Mais voici qu’il parle d’un vrai pénitent (il sV
git de frére Philippe). C’est au pape Eugéne que
le saint écrit:
< Mes armes sont les priéres des pauvres, et,
de celles-lá, j’en ai en abon dance. II faut de tou-
te nécessité que la citadelle de la forcé, quand
méme autrement elle serait imprenable, se rende
á de telles machines. L’ami de la pauvreté, le pé-
re des pauvres, ne repousserapas les priéres des
pauvres. Et quels sont ces pauvres?
« Je ne suis passeul. Je le serais, quepeut-étre
je pourrais tenter encore. Mais tous ceux de vos
fils qui sont avec moi, et ceux méme qui ne sont
pas avec moi, s'unissentámoi dans cette priére.»
Saint Bernard est le méme homme que tout á
Pheure ; la circonstance seule a changé.
Nous ne saurionstropremercier les traducteurs
de Poeuvre qu’ils ont entreprise. G^st un Service
SAINT BERNARD
297
á rendre au dix-neuviéme siécle que de rappro-
cher de lui saint Bernard. (Test un labeur fécond :
les traducteurs,qui Pont commencé avec courage,
le continuent arec amour.
CHAPITRE XXVII
SAINT AUGUSTIN.
On a dit de Saint Augustin qu’il fut l’homme le
plus honoré qui eút jamais existé. En effet, il se
distingue de presque tous les saints par un signe
particulier. Sans doute tous les saints sont des
hommes; mais l’élément surnaturel dans Iequel
ils sont plongés les placent si loin des hommes
ordinaires, que ceux-ci, effrayés de la distance,
considérent ceux-lá plutót comme des astres que
comme leurs semblables. Les hommes regardent
les saints un peu comme on regarde un spccta*
ele inout fourni par des étres d'une race A pnrt 7
d*une nature différente, par des étres merveiL
leux et loíntains, que Ton contemple, mais que
Ton ne connatt pas. Si fausse qu’elle soit, celte
notion des saints s’explique, si Ton songe queleur
vie nous est présentée sous un jour qui établit
entre elle et la vie humaine un contraste effrayant,
L’immense majorité des hommes se détourne k
Taspect d’un saint, et dit á cet étranger : Qu J y
a-t-il de commun entre toi et moi ?
Saint Augustin fournit á cette régle générale
tme éclatante exception. Ghacun de nous sent en
300
PHYSIONOMIES DE SAINTS
luí un frére, un ami. On le voudrait pour confi-
dent. On oserait lui avouer mille faiblesses se-
crétes et réelles dont on craindrait peut-étre de
parler á saint Jean-Baptiste, á saint Denys, á
saint Jeande laCroix, et méme á sainte Thérése.
Nons sommes si faibles que la forcé nous fait
presque peur, et Padmiration que nous causent
certains héros chrétiens nous inspire un retour
sur nous-mémes qui n'est pas dépourvu d’une
certaine épouvante. II est vrai que les saints
eux-mémes, les saints modernes, en lisant la vie
des saints d’autrefois, se croient aussi trés infé-
rieurs. Mais leur fajon de se sentir en arriére ne
ressemble pas á la nótre. Le sentiment de Pinfé-
riorité vient chez eux d’une humilité ardente et
presque extatique qui les représente á eux-mé-
mes vides et misérables, tels qu’ils seraient sans
la gráce. Ce sentiment vient de la chaleur méme
de leur áme. L’effroi des hommes ordinaires, en
présence des saints, procéde de la dureté et
conduit á TindifTérence. Saint Augustin est peut-
étre celui qui les écarte le moins, parce qu’il est
avec eux dans une relation sinon plus réelle, du
moins beaucoup plus apparente. Saint Augustin
peut dire,comme le poéte latín : « Je suis homme;
ríen ne m’est étranger de ce qui touchePhomme.»
On dirait méme que la célebre parole que je viens
de traduire, quoique écrite avant lui, a été écrite
exprés pour lui. Saint Augustin a connu Phuma*
nité dans ce qu’elle a de plus terrestre. Les pas-
sions du coeur Pont dévoré ; les passions de Pin-*
1
SAINT AUGUSTIN
301
telligence Pont égaré. Les passions inférieure.s
Tont possédé. II a connu les miséres, les laibles -
ses, les doutes, les tremblements.
L’homme est effroyablement facile á Eerreur. II
la rejoit par toutes les ouvertures par le aquel les
il communique avec le monde extérieur. II la res-
pire par tous les pores; coeur, esprit, corps, tout
en luí est cruellement et épouvantablement cor-
ruptible. La corruption a, pour le dévorer, des
ouvertures, des aptitudes, des commoriifés inex-
primables. Saint Augustin savait ces dioses, il
les a connues, il les raconte. Non-seulement il
les a connues avant sa conversión, mais leo r son-
venir est resté chez lui vivace, ardeut, présent,
brúlant, palpitant, sensible pour lui et pour les
autres, jusqu’á sondernier soupir. Le saint rnon-
tre en lui les cicatrices de Thomme, presque sai-
gnantes et menagant de se rouvrir. Jama i s il n J é-
tablit sa demeure dans un lieu inaccesible, ll
reste dans Thorizon actuel des hommes, II man ge
leur pain, il vit leur vie, il combat leur combat.
II ne les oublie pas, il ne se fait pas oublier
d’eux. En lui Thomme et le saint sont á proximité
Tun de l’autre; ils se voient toujours, et se coro-
battent souvent, quelquefois de trés prés. C’est á
ce voisinage singulier et attrayant que saint Au-
gustin doit une espéce de popularité. Ses spéct>
lations métaphysiques elles-mémes, les plus han-
tes et les plus audacieuses, se servent de procé-
dés humains. Elles sont intellectuelles ; elles n*é-
tonnent pas Thomme. Elles le surpassent souvent.
302 PHYSIONOMIES DE SAINTS
clles ne l’écrasent jamais. Élles restent dans son
horizon visuel et dans la sphére active de son
attraction. Ses Confessions ont ceci d’extraordi-
naire qu’elles peuvent étre lúes avec plaisir et
profit par un pécheur, par un convertí, par un
chrétien, et par un homme indiffórent. Le pécheur
pensera á se convertir ; le convertí é perfection-
ner sa conversión; le chrétien k grandír; Findif-
férent á s’examiner. Ce livre se souvient des fai-
blesses; mais ce souvenir n’a rien de malsain,
ríen de débilitant, parce que la forcé qui guérit
préside au récit des iníirmités. C’est la santé qui
inspire dans saint Augustin le souvenir de la ma-
ladie. Ce souvenir ne nuit pas á la santé, parce
qu’il est contemplé dans la lumiére. Mais la fai-
blesse passée, sans étre oubliée, donne h l’accent
de la voix des intonations particuliérement tou-
chantes. Le lecteur croit recevoir chez lui la vi-
site de saint Augustin, et ceci le charme. Mais il
éprouve en méme temps un certain désir d’aller
chez saint Augustin lui rendre sa visite, et ceci
l’éléve. Saint Augustin est venu le prendre par
la main pour l’aider á marcher. Mais le lecteur
éprouve le besoinde suivre son guide, parce que
la main qui lui est tendue est sainé, ardente, vivi-
fiante et purifiante.
Nous sommes dans un siécle sceptique qui déteste
la confession sacramentelle ; mais nous sommes
dans un siécle vantard etpleurard qui aime la con-
fession bruyante, publique et vaniteuse. Depuis
cent ans, que de gens ont écrit leurs mémoires !
que de gens ont éprouvé le besoin de confier
SAINT AUGUSTIN
803
leurs sentiments intimes au genre humain, qui
n’éprouvait pas le besoin de les connaítre ! Mais
si ces confidences sont inútiles en elles-mémes,
elles servent á faire sentir, par la vertu du con-
traste, la forcé et la valeur de la confessionvraie.
Entre les confessions de saint Augustin et les
confessions de Jean* Jacques Rousseau, il semble
que la distance soit encore agrandie par la res-
semblance du titre : l’abtme qui sépare les deux
ceuvres éclate par l’identité méme du nom qu’elles
portent. Le contraste réel des deux hommes est
rendu plus sensible par l’analogie apparente de
leurs procédés. Un publiciste éminent, M. Louis
Moreau, qui a fait une admirable traduction des
Confessions de saint Augustin (i) a fait aussi
Jean- Jacques Rousseau et le Siécle philosophi -
que (a). Le premier de ces deux ouvrages est
presque aussi original que le second ; car tra-
duire ainsi, c’est créer. Mais le premier, rappro-
ché du second, contient un enseignement profond
et opportun. Le premier et le second, á cóté l’un
de l’autre, nous montrent les deux modes de con-
fession, la confession du saint et la confession de
l’autre, la confession de celui qui se repent et la
confession de celui qui se vante. Car tel est l’a-
bíme ou peut aller et ou va la nature humaine.
II y a une fagon de raconter ses fautes qui est
plus odieuse que la faute elle-méme. II y a une
fa$on de se complaire dans le crime passé qui est
1. Gaume fréres.
2, Víctor Palmé,
304
PHYSIONOMIES DE SAINTS
plus odieuse que le crime présent. II y auné fajon
légére et gaillarde de contempler son crime qui
ne mérite pas Findulgence, á laquelle la faiblesse
qui méue au crime peut porter le regard du spec-
tateur et surtout Táme du juge. La confession
est un monde qui a deux póles, marqués par
saint Augustin et par Jean-Jacques Rousseau.
Un des caractéres de la physionomie de saint
Augustm, c’est de touchsr á toutes choses, et á
toutes choses en méme temps. C’est par lá
qu’elle est si profondément et si complétement
humaine. Car Thomme est la créature qui, située
au milieu des choses, les touche, les embrasse et
les concerne toutes. II a besoin de tout. Les cho-
ses de Tesprit et celles de la matiére peuvent
toutes luí devenir ou des secours ou des piéges.
Eiles ont été successivement piéges et secours
pour saint Augustin. La rhétorique et la philoso-
phie lui ont apporté, comme les passions du
coeur, leurs faveurs et leurs illusions. Son éga-
rement s’est promené sur toutes les grandes rou-
tes, par tous les sentiers, par toutes les rúes des
grandes villes,par tous les petits chemins détour-
nés.Son égarementa tracé d’a vanee Titinéraire de
son repentir, qui s’est promené á son tour dans
toutes les routes, dans tous les sentiers, dans
toutes les rúes, dans tous les chemins. E’un et
l’autre ont suivi Tun aprés l’autre toutes les si-
nuosités de tous les rivages.
Saint Augustin s’est occupé de tout. La grande
et belle édition de ses ceuvres que M. Guérin pu-
SAINT— AUGU STIN 305
blie á Bar-le-Duc est un véritable Service rendu
aux choses humaines et aux choses divines. Gráce
au concours actif des traducteurs les plus autorisés
etlesplus distingués, cette traduction est devenue
un mouument public. Devant cette énorme quan-
tité d'ouvrages, de récits, de sermons, de dis-
cussions, d’oraisons, de commentaires, de con-
troverses; devant toutes ces études innombrables
oú l’Ecriture, le dogme, la morale et toutes les
Sciences passent sous nos yeux, le lecteur nepeut
pas se faire la question que Tantiquité s'est faite
devant Tlliade et l'Odyssée. Le lecteur ne peut
pas se demander pour saint Augustin, comme
pour Homére : Est-ce le méme horame qui a fait
tout cela ? — L’identité de l’auteur est évidente.
Sa signature invisible est évidente aprés chaqué
sermón, aprés chaqué commentaire, aprés chaqué
priére, aprés chaqué discussion. Partout on sent
Phomme, et partout on sent le méme homme. Le
saint Augustin qui raconte son áme dans les Con -
fessions est le méme qui, dans les Commentaires
sur saint Jean , raconte, s’il est permis de parler
ainsi, la génération du Yerbe éternel. Celui qui
conte la misére et celui qui pense á la gloire,
c’est le méme saint Augustin. Celui qui sonde les
abímesde Phomme et celui qui explore les abímes
de Dieu, c’est le méme saint Augustin. Celui qui
regarde en haut et celui qui regarde en bas,
c’est le méme aigle. Et comme il nous connalt, il
ne nous effraye pas. En haut comme en bas, il
est notre frére et notre ami.
ID
A
306
PHYSIONOMIES DE SAINTS
Un des caractéres de I’homme, c’est la curio*
sité. Cette note húmame ne manque pas á la
voix de saint Augustin. C'est le con tr aire de
saint Joseph de Cupertino. La víe des saints
nous tnontre les natures les plus différentes, les
plus tariées, les plus ©pposées méme. Tontea
ces fleurs et tous ces arbres se sont assi-
milé le méme soleil avec les différenees que com*
portaient leurs natures propres et leurs aptitudes
intériéures. C'est un univers oú la variété éclate
dans l’unité et l’unité dans la variété. Saint Au~
gustin est un hómme essentiellement Compliqué,
et la curiosité de soft intelligence a été conrertie,
mais non pas abolle, quand íl est entré dat»
l’Eglise sainte. L’évéque d’Hippone est aussi
chercheut et aussi ardent que l'étudiant d'autre»
fois. Seulement sa recherche et son ardeur ont
chattgé de caractére el de direction. SlleS ont
changé de but. On pourrait méme dire qu’elles
ont changé d’origine. Car la charité les inspire
aussi bien qu’elle Ies courotine. La Charité est
á leur point de départ comme & leur point d’arfi*
vée. L’étudiant cherchait pour chercher. Le
chrétien cherche pour mieux savoir, afin de
mieux aimer. E’évéque cherche pour mieux ai-
mer et pour mieux enseigner. La recherche
d’Augustin s’est faite doctrine dans saint Augus-
tin. E’ardeur d’Augustin s’est faite charité dans
saint Augustin. Rien n’a péri. Tout s’est trans-
formé. II est facile de reconnaltre les traces de
l’ancien homme sous les tráíts du ñouteau. Et
SAINT AUGUSTIN
307
cependant c’est le nouvel homme qui vit et qui
parle. Mais le vestige de ce qu’il fut apparaít
dans ce qu’il est. Cette ressemblance qui vit dans
le contraste est peut-étre une des causes de cette
affection publique qui se détourne trés souvent
des saints, et qui suit saint Augustin dans toule
sa carriére, sans jamais perdre Phomme de vue.
Son action, comme sa pensée, fut continuellement
mélée aux luttes de son siécle.
Le christianisme était la vie méme du peuple
qu’il enseignait. Mais les secousses sociales fai-
saient trembler la terre sous les pieds du maítre
et sous les pieds des disciples. Tels discours de
saint Augustin fut interrompu par Parrivée des
barbares. E’écroulement du monde romain reten-
tissait par toute la terre. De toutesles montagnes
tombaient des avalanches ; tous les abímes se
remplissaient de ruines et de débris. Le choc de
ces ruines éveillait tous les échos. Les convul-
sions du monde qui mourait et celles du monde
qui voulait naítre se heurtaientet s’aggravaient et
s’épouvantaient mutuellement. Tous ces ébranle-
ments donnaient la fiévre aux travaux de Pesprit
qui, dans leur subtilité méme, avaient quelque
chose de violent. La subtilité grecque et la forcé
romaine se heurtaient réconciliées dans les do-
mames du christianisme, et se reconnaissaient
comme d’anciennes ennemies devenues sceurs en
Jésus-Christ.
Saint Augustin lesarésumées jusqu’áun certain
point, en méme temps qiPil les dépasse et lescou-
íronne.Oe fut un homme-type.Etce fut un Evéque.
CHAPITRE XXVIII
SAINTE CATHERINE DE GÉNES*
Sainte Catherine naquit á Génes vers la fin de
i 447* Elle était filie de Jacques Fiesque* et pelitc-
fille de Robert, frére du pape Innocent IV.
Elle avait trois fréres et une sceur aínée, qut
portait le nom de Simbania. Le nom de Cathe-
rine lui fut donné en Fhonneur de Catherine de
Sienne et de Catherine d’Alexandrie. Des biogra-
phes ont cru que Dieu F avait placée sous le pa-
tronage de sainte Catherine d’Alexandrie, qui eul
le don de Yintelligence . Catherine de Génes Feut
aussi, et le martyre visible de la premiére Cathe-
rine fut remplacé ici par le sacrifice invisible de
l’amour.
Ce dernier mot contient la vie de cette sainte
trés extraordinaire et peu connue.
A Fáge de treize ans sa vie intéricure avait
éclaté, sa vie profonde et mystérieuse, píeme de
larmes, pleine de feu, pleine de sang. Une préco-
cité singuliére Favait livrée avantFágeaux étrein-
tes de FEsprit. Elle savait á treize ans ce que Ies
hommes passent leur vie á ignorer. lis savent le
nom du cuisinier de Julien FApostat; mais ils sa-
310 PHY SIONOMIES DE SAINTS
vent á peine le nom de Catherine et n’ontrienlu
de ses ouvrages.
Pauvres hommes instruits, si vous daigniez
lire sainte Catherine de Génes, méme en n'y com-
prenant ríen, vous y gagneriez quelque chose, ne
fút-ce qu’un peu d'étonnement et de vagues soup-
5ons qu’il vous reste en ce bas monde quelque
chose á apprendre ! Ce soup^on, á lui tout seul,
vaudrait mieux que plusieurs années d’étude.
Mais continuóos.
A treize ans Catherine youlut entrer dans le
couvent de Notre-Dame de Gráoe, soumis á la
régle de saint Augustin. Son áge Tempécha d’y
étre admise. II y a généralement dans la vie des
saints, et surtout dans la vie des saints contem-
platifs, une série de fausses démarches tout á fait
inintelligibles. lis hiésitent, ils tátonnent, ib se
trompent, ils avancent, ils reviennent sur leurs
pas, ils changent de route. Ils ont Tair de perdre
leur temps. Les voies insondables par lesquelles
ils sont conduits semblent d*une longueur extré-
me. On se demande pourquoi l’Esprit, qui les
guide, ne leur indiqüerait pas immédiatement la
route courte et droite qui va au but. Pourquoi ?
Oh \ pourquoi ? La question est sans réponse.
Cepehdant s’il fallait absolument, pour soula-
ger l’esprit, en imagrner une, on pourrait dire
que leurs erreurs leur donnent sur eux-mémes,
par la vertu du repentir et celle de Pexpérience,
des lumiéres profondes qu’ils n’auraient pas eues
si leur vie avait été constamment simple et leur
SAINTD CATH m GtSES 911
rauta qonstamment droite. Sainte Catherine de
Génes, qui avait spécialement horreur du mariage,
se laissa marier par ses parents. II en résulta
une sérrn de catastrophes. Le mariage fut conclu
á son insu, et elle n’osa pas résister aux intéréts
de famille. Elle se laissa eonduire á l’autel et
prononga, dit son historien, le oui fatal*
Son mari était un des plus mauvais sujeta de
son épogue, et ce n’est pas peu dire, II n’était pas
seulement léger, il était joueur ; il n’était pas scu-
lement vicieux, il était railleur et méchant. Ca-
therine était d’une beauté rare, son esprit était
charmant, Julien Adorne, son mari, absolument
insensible aux avantages méme extérieurs de sa
femme, ne songeait, dans les moments oü il pen-
sait á elle, qu*á la tourmenter de toutes les fa-
gons. Le reste du temps il l’oubüait, et ses oublis
n’étaient pas innocents. Cet homme, trés riche au
moment de son mariage, donna á ses vices la per-
mission de le ruiner. Accablée depuis cinq ans
des traitements les plus horribles, Catherine mai-
grit au point de ne plus étre reconnue par ses
amies, Sa beauté s’en alia avec sa santé. Toute sa
famille, désespérée du mariage auquel elle l’avait
contrainte, la supplia de ne pas mourir de cha-
grín, de chercher loin de son mari les consola-
tions que le monde donne aux esprits légers dont
il ost plein. Catherine, usée par le malheur, se
laissa persuader, sortit de sa vie intérieure et
mena pendant einq ans Pexistence d’une femme
du monde, Quand je disais que les routes sont
312 PHYSIONOMIES DE SAINTS
impossibles á comprendre, évidemment je ne di-
sais pas trop, et méme je ne disais pas assez.
Ceux qui veulent expliquer tout pourraient trou-
ver dans le mariage de Catherine le moyen de la
conduire, par une voie terrible, á une perfection
plus élevée. Mais yoici qu’elle succombe. Voici
qu’elle abandonne l’attrait intérieur qu’elle sui-
vait á treize ans; voici que, désespéréc, découra-
gée, repoussée de Dieu en apparence, et en réa-
lité repoussée de l’homme á qui Dieu l’avait unie,
elle tombe de toute sa hauteur ! Aprés cinq an-
nées de malheurs, voici cinq années de fautes !
Voilá cinq années de perdues ! A moins que cinq
ans d’erreur ne fussent nécessaires pour don-
ner au repcntir l’occasion d’entrer et de creuser
l’áme !
Cependant celle qui était une sainte á treize ans
ne pouvait pas tout oublier. « C’était en vain,
a-t-elle dit plus tard, que tous ces plaisirs se
réunissaient pour satisfaire mes appétits, ils ne
pouvaient les rassasier : mon áme était d’une
capacité infinie; toutes les jouissances de la terre
seraient entrées en elle sans la remplir. »
Un jour Catherine se plaignit á sa soeur Simba-
niadu vide affreux dont elle souffrait. Sa soeur,
qui connaissait un trés saint religieux, supplia Ca-
therine de s’approcher du sacrement de pénitence.
Catherine, ébranlée par ses propres souvenirs,
ne dit pas non. Simbania fit prévenir le prétre
qu'il s’agissait d’une trés grande conversión, et
que celle qui allait peut-étre s’adresser á lui le
L
SAFNTE CATHERINE DE GÉNES
313
lendemain était appelée á gravir les sommets.
En effet, le lendemain Catherine se décide; elle
se rend á l’église, demande le prétre, et s’age-
nouille, en Pattendant, dans le confessionnal.
Ici se passe un grand drame.
Un rayón de lumiére tombe sur Catherine age-
nouillée ; elle voit. Que voit-elle ? Elle seule
pourrait le dire, ou plutót elle-méme ne le pour-
rait pas. Elle voit sa prédestination, elle voit sa
vie depuis sa chute. Les cinq années qu’elle vient
de passer fui apparaissent telles qu’elles sont
dans la lumiére divine. Catherine perd la parole
et le sentiment. Le prétre, qui était entré au
confessionnal, croit qu’elle se prépare en silence,
et la laisse á son recueillement. Le silence conti-
nuáis Catherine était en extase. Le temps passe.
On vient chercher le prétre pour une affaire
pressante. II avertit Catherine de son départ et
de son prompt retour. Catherine n’entend ríen.
II s’en va; il revient : Catherine est dans la méme
attitude et dans le méme silence. II l’exhorte á
parler. Rappelée péniblement du fond de Pextase,
elle fait un immense effort, mais ne peut dire
qu’un mot : « Mon Pére, je ne peux pas parler.
Si vous le voulez, je remettrai á plus tard cctte
confession ».
Elle rentre á la maison, jette loin d’elle ses
ornements, répand des torrents de larmes. Le
pavédesa chambre est inondé, visiblementinondé,
comme la terre aprés un orage. II paraít que,
pendant Pextase, un dard brdlant lui était entré
314 PHYSIONOMJES DE 8AINT8
dans le coeur. Elle raconte daña ses dialogues
qu’á travers ses sanglots elle pronon$ait une
seule parole : Se peut-il, ó Amour , que vaus
m’ayet préñeme et réuélé en un seul inttant
tout ce que la parole ne peut exprimer ?
Elle avait eu son chemin de Damas. Elle avait
été foudroyée.
Pendant quelque temps elle poussa le repentir
jusqu’á la fureur. L’horreur de sa chute la con-
duisit á des violences dont le récit serait 4 peine
accepté aujourd’hui. On n’oserait plus méme
raeonter les choses qu’elle osa faire. L’hópital
de la Miséricorde fut souvent le témoin discret de
ses audaces singulares. Elle se dévoua aux soins
les plus difficiles envera les roaladies les plus ré-
pugnantes,et dépassa ce qui était nécessaire. Elle
céda á cet instinct que saint Paul appelle la Folie
de la Croix. Ses actes extórieurs n’étaient que
les ombres des actes intérieursqui les inspiraient.
Elle disait souvent : « Les macérations imposées
au corpa 3 ont parfaitement inútiles lorsqu’elles ne
sont pas accompagnées de l’abnégation du mai. »
Aprés quatorze mois d’uno pénitence terrible,
elle reQut l’assurance d’avoir complétement sa-
tisfait á la justice.
A cette époque, disent Ies biographes contem-
porains, le souvenir poignant de ses fautes, qui
jusqu’alors l’avait poursuivie jour et nuit, lui fut
enlevé complétement. Elle ne se souvint pas plus
de ses péchés que s’ils eussent été noyés au fond
de la mer.
sainte cathewm or sénes 315
Ici commence la vie nouveUe da Catherine, la
vie sur la hauteur. Elle atteint et décrit elle-máme
cet état qu’elle appalle la nudité de l'amour. De-
puis la jour da son foudroiement, ella ne perdit
paa de vue una seule fois la présenoe de Dieu. Sa
conversión ne procéda paa, eomme tant d’autres,
par dagrés : elle fut aoudaina et éternelle. Ja-
máis alia n’avan$a métbodiquement.
« Si je revenáis sur mes pas, disait-elle, je
voudrais qu’on m’arracbát les yeux, et je ne trou-
verais pas que ce fút assez. »
La contemplalion de sainte Catherine alia tou-
jours en moutant et sa fixa sur lea sommets. Pen-
dant que d’autres, comme sainte Gertrude par
exemple, suivaient sur la poussiére des routes
humaines la trace des pas de Jésus-Christ et
s’attachaient de toutes leurs forcea á suivre son
humanitá, sainte Catherine de Génes était empor-
tée vers Pabíme de sa divinité. Sans exclure de
son oraison et de sa contemplation les mystéres
qui donnent sur la vie húmame de Jésus, elle se
nourrissait plus spécialement da ceux qui don.
nent sur la vie divine du Ghrist. Peu de regards
partís de la terre sont allés si haut dans le
ciel.
Catherine eut la vue intérieure du péch¿, et sa-
chant ce qu’il y a au fond d’un péché véniel, elle
en con$ut une horreur telle qu’elle allait mourir
si Dieu ne l’eút affermie.
Si elle croyait voir en elle la plus légére im-
perfection, elle était, disait-elle, jusqu’áce qu’elle
316
PHYSIONOMIES DE 8AINTS
en fút délivrée, elle était dans une chaudiére
bou i liante.
€ Ma visión du péché véniel n’a duré qu’un ins-
tante disait-elle ; elle eút suffi pour réduire en
pondré an corps de diamant, si elle s’était pro-
longée- Qu’est-ce done que le péché mortel ?
Qu ¡conque comprend ce que sont le péché
el la gráce ne peut redouter ni estimer autre
c lióse.
Je vois, disait Catherine, je vois dans le Tout-
Puissant un tel penchant á s’unir á la créature
raisonnable, faite par lui et á son image, que si
Le diable pouvait se délivrer de son péché, le Sei-
gneur Péléverait á cette hauteur oú Lucifer vou-
lait monter par sa révolte, c’est-á-dire qu’il le
ferait córame Dieu,non pas sans doute par nature
ou par essence, mais par participation. »
Je livre cette sublime pensée aux méditations
de ceux qui aiment á respirer l’air des monta-
* fiies. Les horizons qui s’ouvrent de ce cóté sont
des horizons inconnus. « Dieu peut faire, dit
saiuí Paul, plus que nous ne pouvons désirer. »
Un jour sainte Catherine entendit cette parole
que le Saint-Esprit lui adressait :
// te serait plus doux d’étre dans une four-
naise ardente que de subir le dépouillement
parfait auquel je veux faire arriver ton áme .
L'histoire de ce dépouillement a été écrite ou
plutót balbutiée par sainte Qatherine elle-niéme.
Sa parole consiste dans un silence trémblant.
Elle s'excuse de parler, comme Angéle de Foligna
SAINTE CATHERINE DE GÉNES 317
Elle nous avertit que les mots trahissent, au lieu
de la révéler, l’ardeur qui la consume.
« Le Seigneur, dit— elle, voulut séparer en elle
l’áme de Pesprit. Cette séparation est accompa-
gnée d’une souffrance profonde et subtile, et ab-
solument inexprimable. Le Seigneur versa dans
Páme de cette créature (c’est d’elle-méme qu’elle
parle) un nouvel amour si véhément qu’ü tira
Páme á lui avec toutes ses puissances, de telle
maniére qu’elle était enlevée á son étre naturel.
L’oeuvre, ajoute Catherine, est surnaturelle. Elle
s’accomplit dans l’océan de Pamour secret, et
telle est la profondeur de cet océan, qu’on n’y
entre pas sans se noyer. Une chose si haute ne
se peut comprendre : elle excéde les puissances
de Táme.
Sainte Catherine rend á chaqué instant témoi-
gnage á Timpuis sanee de la parole húmame. Elle
habite, au-dessus des choses qui se pensent, le
domaine des choses qui se sentent, et ses cris
ressemblent aux efforts du silence qui, mécon-
tent de lui-méme, essayerait de vaincre sa na-
ture.
Le silence tourne en rugissant autour de la
parole de saint Paul : « Le verbe de Dieu est
vivant, efficace, plus pénétrant que le glaive ; il
atteint jusq^á la división de Táme et de Pes-
prit. >
L’áme et l’esprit ne sont pas deux substances
différentes comme l’áme et le corps. Au point de
vue philosophique, il n’y a dans Phomme que
318 PHYSIONOMIES DE SAINTS
l’áme el le corps. Qu’est-ce done que la división
de l’áme et de l’esprit ? Saint Paul lance dans le
monde cette parole inconnue, comme un glaive
de feu au mílieu d’un champ de bataille, et s’en
va n’expliquant ríen. Sainte Catherine de Génes
reléve le glaive de feu. Elle passe sa vie á com-
menter la parole de saint Paul ; mais son com-
mentaire, par cela méme qu’il est magnifique,
augmente lanuit noire aulieu de la dissiper ; car
ici, la nuit, c’est la lumiére. Plus sainte Catherine
développe la parole de saint Paul, plus elle déga-
ge le mystére contenu, plus les ténébres sacrées
s’étendenl et l’envahissent. Aussi, aprés chaqué
phrase elle sent grattdir en elle l’iitipossibilité de
parler ; mais le silence succombe á son tour de-
vant un nouvel effort de langage qui ne naít que
póur mourir. Ainsí la parole et le silence se suc-
cédent, tous deUX insuffisants, tous deux néces-
saires. Chacufi d’eüx fait un effort pour facheter
la misére de l’autre.
Ecoutons-la :
« Et l’esprit dit á l’átne ¡ — Je veux me séparer
de toi. Maintenant je te répondrai en paroles ;
plus tard jé te répondrai par des faits, et alors tu
porteras envíe aux morts. Tu as dérobé les grá»
ces de Dieu; tu les as rapportées k toi, tu te les
appropries si subtilement que tu ne t'en aper^ois
pas.
« Et l’áme répondít : Je reconhftis mon lar-
cin. J’ai volé les choses les plus importantes qui
soient au monde. Mon péché est grand et subtil.
SA1NTE CATHERiNE Í)E GÉNES 319
« Et Pesprit étant lui-méme attiré par Dieu,
quoique sana le savoir, attira tout á lui avec im-
pétuosité, et l’áme fut consumée avec tous les
sentimeats corporels, et la créature demeura
noyée en Dieu.
« Et l’áme s’écria : O langue, pourquoi parle s-
tu, puisque tu n’as pas de mota pour exprimer
l’amour ?
« O mon cceur, pourquoi ne me consumes-tü
paB ? Seigneur, vous m’avez montré une lumiére
nouvelle par laquelle j’ai vu que tout mon pré-
cédent amour n’était qu’amour-propre. Mes opé-
rationa étaient aouilléea, elles demeuraient ca-
chéea en moí, je lea abritais sous votre ombre,
et je me les appropriaia 1 Que dire de Pamour ?
Je suis surmontée, je le sena opérer en moí et
je ne comprenda pas l’opération. Je me sena
brúlée, et je ne vois pas le feu. O amour, tu
m’as fermé la bouche. Je ne sais, je ne puis plus
parler. Je ne veux plus chercher ce quí ne sé
peut trouver. »
Et aprés un silence, elle recommenee á crier í
« O amour, celui qui te sent ne te comprend
pas, «t celui qui veut te connaltre ne peut te
comprendre. O cceur navré, tu es incurable, et,
conduit á la mort, tu recommences á vívre ! Si je
pouvais exprimer Pamour, il me semble que tous
les coeurs s’enflammeraient. Avantde quittercette
vie, je voudrais étre capable d’en parler une fois.
Quelle chose délicieuse ce serait de parler de
Pamour, si Pon trouvait des paroles 1 L’amour re-
320
PHYSIONOMIES DB SAINTS
dresse leschoses tortueuses et unit lescontraires.
O amour, commeat appelez-vous les ámes qui
vous sont chéres ? » *
Et le Seigneur répondit: « Ego dixi , di i estis
et filii Excelsi omnes. Je Tai dit : vous étes des
dieux et les fils du Trés-Haut. »
Aprés vingt-cinq ans, Dieu adressa Catherine
á Cattaneo. Elle alia vers luí et lui dit : « J’ai
persévéré vingt-cinq ans dans la voie spirituelle ;
maintenant je ne puis supporter la violence des
assauts intérieurs et extérieurs; c’est pourquoi
j’ai été pourvue de vous. Je crois que Dieu vous
a confié le soin de ma personne toute seule et
que vous ne devriez vous occuper que de moi. »
Et, parlant áun de ses enfants spirituels : « Si
je parle de l’amour, disait-elle, il me semble que
je Tinsulte, tant mes paroles sont loin de la réa-
lité. Sachez seulement que si une goutte de ce
que contient mon coeur tombait en enfer, Tenfer
serait changé en paradis. »
Tel est le langage de sainte Catherine de Gé-
nes. Ce sont des discours, des cris, des sanglots
et des silences, et chacune de ces choses appelle
les autres á son secours, comme pour triompher
avec leur aide des faiblesses de sa nature.
CHAPITRE XXÍX
SAINT JOSEPH DE CUPERT1NO.
J’étudiais l’autre jour une des intelligences tes
plus hautes, les plus subtiles, les plus larges, Ies
plus étendues et les plus profondes : sai n Le Ca-
therine de Génes. Belle, spirituelle, admirée, ar-
dente, elle avait beaucoup re$u de I’ordre natu-
rel, avant de recevoir encore plus de Pordre sur-
naturel. Elle était parée des parures "de la Femme
avant d’étre transfigurée des transfígurations de
la sainte.
Voici aujourd’huiun epecfacle qui fait contraste
avec celui-lá. Geux qui disent que tous les saints
se ressemblent prouvent seulement qu’ils ne con-
naissent ni Ies uns ni les autres. Le méme esprit
enveloppe et illumine les diverses natures, et
c’est cette unité et cette variété qui réalise, dans
sa réalité étymologique, le nouvel univers.
Si jamais homme fut doué pauvrement, ce fut
saint Joseph de Cupertino. Toutes les splendeurs
naturelles lui firent défaut. II s’appelait lui-méme
frére Arte, et il fut en effet parmi les hommes ce
qu’est l’áne parmi les animaux. Incapable de pas-
ser ua examen, peut-étre méme de soutenir une
n
322
PHYSIONOMIES DE SAINTS
conver sation ; incapable en méme temps de soi-
gner une maison, ou de toucher une assiette
sans la casser; dépourvu des aptitudes de Fes-
prit et de celles de la matiére, il semblait égale-
ment inapte á étre un savant, et á élre un bon
domestique. II avait Fair d’un esclave á peu prés
mutile, d’une béte de somme qui rend peu de
Services. Et cependant nous savons son nom !
Gomment se fait-il qu’il ait trouvé place dans la
mémoire des hommes ? A forcé de ne pas cher-
cher Festinie des homínes, il Fa renconirée dans
sa forme la plus haute, et non-seulement Festi-
me, mais la gloire ! La chose du monde la plus
invraisemblable pour lui, c’était la gloire. Elle
est tombée sur lui ; elle Fenveloppe á jamais.
Pendant qiffe ceux qui courent aprés elle rencon-
trent quelquefois ou Foubli oü la honle, elle s’est
assise sur le front de Joseph, et a écrit devant
son nom ce petit mot singulier et mystérieux :
Saint. Joseph est devenu saint Joseph. Quelle
chose étrange que cette forcé de faire des saints
et de les déclarer tela, forcé dont FÉglise a le
monopole, et qu’on ne pourrait contrefaire sans
un ridicule trop terrible pour étre affronté! Pre-
ñez le vieil invalide le plus chauvin qui existe, et
essayez de lui faire dire : Saint Napoléon I er . Ja-
máis il n’osera. II le voudrait qu’il ne pourrait
pas. Ses lévres se fermeraient.
Joseph naquit á Gupertino le 17 juin i6o3. Fils
d’artisans, chétif, maladif, méprisé de tout le
monde, moqué par ees camarades, et mérae, chose
SAINT JOSEPH DE CUPERTINO 323
assez rare, rebuté par sa mére, travaillé d’un
ulcére gangréfleux, il passa son enfance entre la
vie et la mort, dans une espéce de pourriture. Un
ermite e frotta d’huile et le guérit.
Au moment de sa naissance, on saisissait, á
cause des dettes de son pére, le mobilier de sa
famille, et il naquit dans une étable, ou sa mére
s’était réfugiée.
Quand, aprés avoir échappé á d’horribles ma-
ladies, il voulut embrasser la vie religieuse, ce fut
une série d’échecs et de déceptions. II sollicite
son entrée en religión et ne l’obtient pas. Plus
tard, il commence un noviciat ; il ne Pachéve pas ;
il rentre dans le monde. Puis il rentre au cou-
vent. Repoussé de partout, il a I’air luh-méme de
ne savoir ce qu’il veut ni ce qu’il fait.
Ce fut chez les Franciscains qu’il se présenta
d’abord. II avait dix-sept ans. Deux de ses oncles
appartenaient á POrdre et semblaient pouvoir ai-
der son admission. On le refusa cependant, parce
qu’il n’avait fait aucunes études. Tout ce qu’il put
obtenir, ce fut d’entrer chez les Capucins, en
qualité de frére convers.Mais ce fut pour essuyer
des rebuffades horribles.
L’iíicapacité naturelle et la préoccupation sur-
naturelle semblaient s’unir pour le rendre inapte
á tout. Son incapacité naturelle éclatait et sa
préoccupation surnaturelle échappait á tous les
yeux. Ses oublis naturels, ses absorptions surna-
turelles lui faisaient une vie prodigieuse qui sem-
blait ridicule aux geus attentifs et médiocresdont
324
PHYSIONOMIES DE SAINTS
ií élaít entouré.Toutes ces intelligences éveillées,
mais vulgaires, jetaient un regard clairvoyant sur
Ies défauts de Joseph, un regard aveugle sur ses
grandeurs. Ces deax regards se complétant Pun
par Fautre, on finit par le déclarer absolument
¡nsupportable. Saisi par Fextase au milieu des
soins du réfectoire dont il était chargé, il laissait
tomber les plats et les assiettes, dont les frag-
menta étaient collés ensuite sur son habit, en si-
gne de pénitence. II servait du pain noir au lieu
de pain blanc ; on le grondait. II déclarait ne pas
savoir distinguer Pun de Fautre. Pour transporter
un peu d’eau d’un lieu dans un autre, il lui fallut
uu mois tout entier. Enfin on déclara qu’il n’était
bon ni aux travaux matériels, ni á la vie spiri-
Uielle, et on le renvoya de la maison.
On iui óta Thabit religieux. II déclara plus tard
avorr souffert en ce moment comme si on Iui eút
arraché lapeau. Pour comble de malheur, il avait
perdu une partie de ses habits laíques. Le cha-
peau, les bas,les souliers manquaient. Ils’échappa
á moitié nu. Des chiens s’élan^ant d’une étable
voisine Passaillirent et mirent en piéces les hail-
Ions qui lui restaient. Des pátres, le prenant pour
un voleur, voulurent se jeter sur lui. Protégé par
Pun d’eux contre la fureur des autres, il reprend
sa course. Un cavalier se présente devant lui et,
le poussant l’épée á la main, lui reproche d’étre
un espión.
Joseph arrive á Yitrara ; il se jette aux pieds de
son onde, qui le chasse en lui reprochapt les
SAINT JOSEPH DE CUPERTINO 325
dettes de son pére á Cupertino. II se jette aux
genoox de samére, qui lui répond : — Vous vous
étes fait chasser d’une maison sainte. Choisissez
de la prison ou de l’exil ; car il ne yous reste
qu’á mourir de faim.
Enfin, aprés bien des démarches, Joseph finit
par étre admis au couyent de la Grotella, pour y
étre chargé du pansement de la mulé,
Joseph savait á peine lire et écrire. Or, il vou-
lait étre prétre ! Jamais il ne put expliquer aucun
des évangiles de Tannée, excepté celui qui conte-
nait ces mots : « Bienheureusesles entrailles qui
yous ont porté ! » Joseph voulait passer Texamen
du diaconat. L’Evéque ouvre le hvre des Evan-
giles et tombe sur ces mots : « Bienheureuses les
entrailles qui yous ont porté ! »
II fit ainsi á Joseph la seule question á laquelle
celui-ci pút répondre, et Joseph répondit. II ne
put reteñir un sourire, mais il expliqua supérieu-
rementl’Evangile.Restait le dernier examen celui
du sacerdoce. Ici la chose se passe d’une maniére
encore plus surprenante. Tous les postulants, ex-
cepté Joseph, savaient leur affaire sur le bout du
doigt. Les premiers qui passérent Texamen, le
passérent d’une fa^on si brillante que EEvéque
s’arréta avant de les avoir examinés tous, et,
croyant Tépreuve inutile, admit en masse ceux
qui restaient, et parmi eux Joseph, qui fut re§u
sans examen. C’était le 4 mars 1628, Joseph était
done prétre, malgréles hommes et leschoses, mal-
gré toutes ses incapacités reconnues,mais oubliées.
320
PHYSIONOMIES DE 6AINT8
II revint au couvent de la Grotella. II y passa
deux années terribles. La misére matérielle á la-
quelle il s’était condamné se compliqua d’une mi-
sére intérieure bien autrement terrible. Les con-
solations divines dont il avait été soutenu depuis
l’enfance firent place á une sécheresse triste et
morne qui augmentait tous les jours. II écrivait
plus tard á un ami : « Je me plaignais beaucoup
de Dieuavec Dieu. J’avais tout quitté pour lui, et
lui, au lieu de me consoler, me livrait á une am-
goisse mortelle. Un jour, comme je pleurais,
comme je gémissais (oh ! rien que d’y penser, je
me sens mourir !) un religieux frappe á ma porte.
Je ne réponds pas; il entre. « Frére Joseph, dit-
« il, qu’avez-vous ? Je suis ici pour vous servir.
« Tenez, voici une tunique. J'ai pensé que vous
« n’en aviez pas. » En effet, ma tunique tombait
en lambeaux. Je revétis celle qu’apportait Fin-
connu, et tout mon désespoir disparut á Finstant
méme. » Personne ne connut jamais le religieux
qui avait apporté la tunique,
A partir de ce moment, la vie de saint Joseph
fut une des plus merveilleuses dont Fhistoire
fasse mention. Sa vie extérieure fut á la fois trou-
blée et monotone. Pour éviter les foules qui le
cherchaient, on le transportad d'un lieu dans un
autre, et on le tenait presque en prison jusqu’á
un déplacement nouveau. A chaqué départ, Jo-
seph disait : « Lá oú vous me conduirez, Dieu
est-il ? » Et sur la réponse affirmatíve qui lui
était faite, il répondait : « C’est bien. » Sa vie
SAINT JOSEPH DE CUPERTINO 327
intérieure offre la réunion des phénoménes exta-
tiques et thaumaturgiques les plus variés et les
plus sublimes, accomplis dans une nature et par
une nature qui semblait contraire au sublime. II
pansait une mulé ; il travaillait k la fa^on des bé-
tes de somme. II savait á peine lire ; il 6’appelait
frére Ane, non par une fausse humilité, mais parce
que sa simplicité, sa patience, sa vulgarité, sa
bonhomie, son ignorance,son habitude de faire le
gros ouvrage, Touvrage de resclave, son habi-
tude de porter des fardeaux, d’obéir, de ne pas
discuter, d’aller devant lui, lentement, téte basse,
tout enfin lui donnait une certaine ressemblance
avec la téte de l’áne. Peut-étre méme un entéte-
ment naturel, vaincu par Tobéissance, ou trans-
figuré par la lumiére, ajoutait á cette similitude.
Un jour on lui ordonna d’expliquer un passage
du bréviaire. Joseph ouvre le livre et tombe sur
les legons de sainte Gatherine de Sienne. La le^on
portait : « Catharina , virgo se/ie/isis, ex Beain -
caris piis orta parentibus. Gatherine, vierge de
Sienne, née des Benincara, ses pieux parents. »
Joseph, en lisant, supprime le mot : ex Benin-
caris , des Benincara. — On lui ordonna de re-
lire. Malgré lui, il supprime encore le méme mot.
On lui ordonne de relire une troisiéme Cois ; il
persiste et supprime le méme mot. On lui ordon-
ne de regarder de plus prés. II a beau se fatiguer
les yeux, il ne voit pas le mot qu’on lui ordonne
de Yoir. Or, quelque temps aprés, la congréga-
tion des Rites supprimait ce mot.
328 PHYSIONOMIES DE SAINTS
Cet homme, qui ne savait rien, qui ne compre-
nait rien, qui ne savait pas traiter avec Ies autres
hommes, qui ne pouvait rien apprendre, qui n’a—
vait aucune présence d’esprit ni aucune instruc-
tion, ni aucune habileté pour déguiser son igno-
rance, Sortait vainqueur de tous les examens, de
tous le6 interrogatoires, de toutes les épreuves
auxquelles on le soumettait.
Au lieu d’apercevoir Ies hommes sous la figure
qu’ils ont dans le monde, sous leur figure exté-
rieure et visible, saint Joseph les voyait souvent
sous la forme de Fanimal qui représentait Fétat
de leuráme. II sentaitdes odeurs qui n’existaient
que pour lui, des odeurs spirituelles, mais qui
lui semblaient matérielles. II rencontrait un hom-
me dont la conscience était en mauvais état :
« Tu sens bien mauvais, lui disait Joseph, va te
laver. » Et, aprés la confession, si la confession
était bonne, il sentait une autre odeur. Ses sens
spiritualisés étaient devenus des instruments de
communication entre le monde des esprits et le
monde des corps. II sentait physiquement ce qui
n’existait que moralement. Sa personne était de-
venue une espéce de symbolisme vivant qui
éclairait le monde visible par un reflet sensible
du monde supra-sensible.
La madone de Grotella était le point oü il avait
laissé son coeur. C’était au pied de cette madone
que cet homme extraordinaire avait passé de Ion-
gues heures dans une contemplation profonde. La
contemplation était tellement sa vie gu’il n’avait.
SAINT JOSEPH DE CUPERTINO 329
jamais pu, parmi les travaux les plus grossiers,
se distraire delle. Tout enfant, il s’arrétait, á une
époque oü le nom méme de Pextase luí était in-
connu, il s’arrétait, saisi par Pesprit, dans celte
attitude á la fois simple et étonnante qui lui va-
lut le surnom de bonche béante . Et quand on son-
ge á la vulgarité de sa na ture, quand on songe
qu’il était un áne, on est frappé de cette réunion
violente des choses opposées qui donnent^aux
oeuvres divines un de leurs caractéres les plus
particuliers et les plus distinctifs. Les oeuvres di-
vines portent le caractére des oppositions réso-
lues dans Punité.
En effet, frére Ane volait dans Pair comme un
oiseau. II n’y a guére, dans la vie des saints, un
autre exemple de la méme faculté poussée si
loin.
Saint Denys, parlant d’Hiérothée, son maítre,
disait : « Cet homme n’était pas seulement le dis-
ciple, il était Pexpérimentateur des choses divi-
nes. » On en peut dire autant de saint Joseph, qui
ne ressemblait certes pas naturellemeat á Hiéro-
thée. Joseph passa une partie de sa vie en Pair,
réellement et physiquement en Pair, entre le ciel
et la terre, suspendu. En méme temps, il était
le meilleur ami des animaux.
Joseph appartient á la famille des saints qui
compte parmi ses caracteres les plus particuliers
Pamitié des bétes et la familiarité de toutes Ies
créatures. Je reviens encore ici sur ce mot incom-
pris et que je ne comprends pas moi-méme, en
330
PHYSIOKOMIES DE SAINTS
le pronon§ant : la simplicité. On dirait que c'est
á elle qu’appartiennent certaines faveurs visibles,
plus frappantes pour Phomme que d’autres grá-
ces.
Un jour, il promit á des religieuses un oiscau
qui leur apprendrait á chanter. Et tous les jours,
aux offices du matin et du soir, voici qu’un oiseau
paraít sur la fenétre du chceur, prévenant et rani-
mao¿ le chant des religieuses. Un jour, il dispa-
rut. On s'en plaignit á Joseph. « L’oiseau a bien
fait, répondit le saint. Pourquoi Pavez-vous insul-
té ?» En effet, une religicuse lui avait fait je ne
sais quelle insulte. — Cependant Joseph promit le
retour de Poiseau, qui revínt. Sans doute, il avait
oublié ou bien il avait pardonné. Cette fois, il
établit sa demeure parmi les religieuses. Mais f
une des soeurs lui ayant attaché un grelot á la
patte, il dísparut quelque temps aprés. Joseph le
rappela encore . « Je vous avais donné un musicien,
dit-il aux religieuses, il ne fallait pas en faire un
sonneur de cloches. II est alié veiller prés du
tombeau de Jésus-Christ. Mais il reviendra. » En
effet, il revint et il ne dísparut qu’avec le saint.
Un jour, prés du bois de Grotella, saint Joseph
rencontre deux liévres : « Ne vous éloignez pas,
leur dit-il; ne vous éloignez pas de la madone ;
car beaucoup de chasseurs vous poursuivent. »
Au bout de quelques minutes, Pun d’eux est sur-
pris et poursuivi par les chiens. Mais la porte de
l’église est ouverte ; il traverse la nef et se jette
dans les bras du saint- « Ne t’avais-je pas aver-
SAINT JOSEPH DE CÜPERTINO 331
ti ? )> lui dit Joseph. Les chasseurs surviennent
échauffés et réclament bruyamment leur proie.
« Ce liévre, leur répond le saint, e$t sous la pro-
tection de la madone. Vous ne Paurez pas. » Puis
il bénit le quadrupéde et le remet en liberté. Pen-
dant qu’il revenait de la chapelle au couvent, il
rencontra Pautrc liévre, qui vint á lui épouvanté.
Le chasseur, qui était le marquis Cóme de Pi-
nelli, seigneur de Cupertino, lui demande s’il a vu
le liévre. « Le voici dans les plis de ma tunique,
répond Joseph. Ce liévre est á moi; épargnez-le,
et ne venez plus chasserici, car vous Peffrayez.»
Puis, parlant au liévre : « Cache-toi lá-bas dans
ce buisson et ne bouge pas. » Les chiens, qui
voyaient leur proie, restaient immobiles et fré~
missants, mais cloués á leur place.
Un orage avait détruit presque toutes les bre-
bis d’un petit village. Les pátres désolés allérent
trouver Joseph. Le saint toucha une á une les
brebis mortes. « Au nom de Dieu, léve-toi, » leur
disait-il en les touchant. Et les brebis se levérent.
Une d’elles retomba. Joseph, d’une voix plus
énergique et presque irritée, lui crie : « Au nom
de Dieu, léve-toi et reste debout. » Une autre
fois il attira des moutons dans la chapelle de
Sainte-Barbe. Sautant par-dessus les barriéres, et
quittant leurs gras páturages, les moutons accou-
raient en foule, appelés par Joseph á la priére.
Au seul nom de Jésus et de Marie prononcé
devant lui, il arrivait que saint Joseph quittait le
monde et s’envolait, méme matériellement. Sou-
332
PHYSIONOMIES DE SAINTS
vent ses extases débutaient par un grand cri.
Mais ce cri ne faisait pas peur, et cette constata-
tion fut importante pour sa canonisation. L’Eglise
prend des précautions immenses pour discerner
les esprits. L’Esprit-Saint donne la sécurité, mé-
me au milieu d’apparences terribles ; FEsprit
mauvais agite, méme au milieu d’apparences
tranquilles.
Un jour,dom Antonio se promenait avec Joseph
dans le jardin. « Frére Joseph, dit Antonio, que
Dieu a fait un beau ciel ! » Joseph pousse un cri,
s’envole et va se poser á genoux sur la cime d’un
olivier. La branche, dit l’enquéte, se balan^ait
comme sous le poids d’un oiseau. II y resta envi-
ron unj demi-heure. — Si l’extase le surprenait
pendant la messe, Joseph, revenant á lui, repre-
nait le saint sacrifice au point précis ou il Tavait
laissé, sans se tromper d’une cérémonie, d’une
syllabe ou d’un geste. Trois peintres qui devaient
orner sa chapelle convinrent de placer au-dessus
de la porte un tableau de rimmaculée-Concep-
tion. Joseph était lá ; on eüt dit que le mystére
intérieur dont Timage allail étre fixée par le pin-
ceau lui apparaissait. « L’Immaculée-Conception,
cria-t-il, oh ! quel sujet ! » Et il tomba á genoux,
ravi en extase. — Un jour á Féglise, sa main, pen-
dant le ravissement, se trouva étendue sur la
ílamme de deux torches. Quelque temps immobi-
les de stupeur, Ies spectateurs songent enfin á
écarter les flambeaux. Mais ses mains ne por-
taient aucune trace de brúlure. — Un jour un
SAINT JOSEPH DE CUPERTINO 333
ouvrier, laissant tomber son outil, se fit unelarge
blessure. Fra Ludovico réveille Joseph qui était
en extase et lui montre le sang. Joseph lonche
ce doigt á demi-coupé, Pentoure d’une bandeletle
et dit á rouvrier : « Tu peux travailíer, » L/ou-
vrier était guéri. C’était une croix qu’il fabriquaiL
€ Plantons-la, » dit Joseph. Mais elle était si
lourde qu’on ne pouyait la planter. Joseph slm-
patiente, jette son manteau, franchit au vol Pes-
pace de quinze pas, saisit la croix comme une
paille et la plante dans Texcavation préparée.
II faudrait un volume entier. Je renvoie le Ice-
teur á la Vie de saint Joseph , par Domi ñique
Bovino (i).
Tel fut saint Joseph. S’il n’avait pas existé, per-
sonne ne rinventerait. II est extraordinaria par-
mi les extraordinaires. II n’y a guére de saint,
dans les Bollandistes, qui déroute plus que lui
les habitudes humaines.
i,. Chez Poussielgue, rué Cassette, 27 .
CHAPITRE XXX
SAINT DENYS
J’ai déjá remarqué que chaqué élu regoit Pat-
trait surnaturel suivant une forme qui s’adapte á
son caractére propre. Saint Augustin est appelé
par un livre ; saint Paul par la foudre, les Rois
Mages par une étoile. Saint Denys, lui, fut appelé
par une éclipse de soleil.
Le Docteur de la négation transcendante, celui
qui devait épuiser, pour nommer Dieu, la parole
humaine et déclarer ensuite qü’aucun nom ne
suffirait, et faire mourir la parole dans le silence
aupérieur, celui-Iá fut appelé par une éclipse de
soleil. II était loin du Golgotha ; il était sur les
bords du Nil, le jour du crucifiement, quand il
re^ut eq Egypte la visite de Tobscurité.
II comprit qu’uüe commotion agitait le ciel et
la terre. Se souvenant de la le$on solennelle que
Pombre lui avait donnée, le Yendredi-Saint, il se
réfugia dans Pombre sacrée pour y vivre au-des-
sus des pensées humaines.
Aprés avoir écouté les paroles de la nuit, il en-
tendit les paroles de saint Paul ; il entendit les
paroles de Hierothée ! Quel borame I Disciple de
i
336
PHYSIONOMIES DE SAINTS
saint Paul et Maitre de saint Denys ! Maítre de
saint Denys ! quel titre ! Quel homme devait étre
celui aprés lequel saint Denys n’osait plus parler?
Quel homme que celui qui rendit saint Denys
timide et qui Tinclina vers le silence énorme dont
il ne sortait que par un effort, dont il s’accusait
de sortir, disant á ses contemporains et á la pos-
térité qu’aprés la parole d’Hiérothée il avait
honte de la sienne ! Ce fut un jour solennel dans
rhistoire intellectuelle et moraledu monde que celui
oú saint Denys comparut devant PAréopage d’A-
thénes. Athénes ! Quels souvenirs parfaitement
paiens ce nom réveille ! Et cependant, voici le
Foudroyé du chemin de Damas qui arrive lá un
jour, entre le Parthénon et le temple de Thésée,
avec son báton et sa parole. Mais entre le
Parthénon et le temple de Thésée, il y avait
un autel dressé au Dieu inconnu : l’invinci-
ble espérance avait l’air de s’étre réfugiée lá.
Dans cette patrie de Ferreur et d¿ Ferreur
systématique, dans cette Athénes subtile, rail-
leuse et médiocre, dans cette capitale du paga-
nisme, le Dieu inconnu s’était réservé une place
inconnue. Et saint Paul en profita. Saint Paul et
Athénes ! Quel contraste immense ! Si saint Jé-
róme avait parlé devant PAréopage, á la bonne
heure, cela se comprendrait ! Mais saint Paul 1
le grand contemplateur de la rhétorique,Fennemi
juré des phrases, des subtilités, des querelles de
mots, qui ne veut ríen invoquer des choses de la
sagesse húmame, le voilá devant cette Athénes
SAINT DENYS
337
qui imposa la finesse et la pelitesse méme au gé-
nie grandiose et oriental de Platón. (Test devant
cette assemblée que saint Paul porte la parole.
Mais, au nom du Dieu inconnu, quelqu’un se léve
pour le suivre. (Test Denys, qui sera saint De-
nys. (Test celui qui se promenait en Egypte le
Vendredi-Saint, pendant l’éclipse de soleil ; c’est
celui qui dit alors : « II se fait en ce moment une
révolution dans les choses divines. » (Test celui
qui plus tard écrira le Traité des noms divins ;
et peut-étre qu’au nom du Dieu inconnu il sentit
frémir en lui TEsprit qui allait l’emporter.
Denys, le dépositaire de la Science grecque et
de la Science égyptienne, qui portait en lui la
métaphysique occidentale et la métaphysique
oriéntale ; Denys, qui va devenir saint Denys, se
fait le disciple d’Hiérothée, et quand, devenu
saint Denys, il ose ouvrir la bouche, c’est pour
s’excuser en tremblant, car Hiérothée a parlé.
« II convient, dit le grand saint Denys, de re-
pousser un reproche qu’on pourrait me faire.
Puisque mon illustre maitre Hiérothée a fait un
admirable recueil des éléments de théologie, de-
vais-je écrire aprés lui ? Certainement, s’il eút
développé la somme entiére de la théologie, nous
ne serions jamais tombés dans cet excés de folie
et de témérité d’imaginer que nous parlerions des
mémes choses d’une fagon plus profonde et plus
divine que lui ; nous n’aurions pas commis cette
lácheté envers notre omi et maítre, auquel, aprés
saint Paul, nous devons l’initiation á la Science
22
338
PHYSIONOMiES M SAINTS
divine, bous n'eussions pas essayé de prendre sa
place et de lui dérober la gloire de s es sublimes
enseignements. Mais comme ü exposait sa doc-
trine d’une fagon vraiment élevée, comme il ca-
cbait sou6 un seul mot beaucoup de cboses, desti-
nées aux grandes intelligences, nous avons rejn
l’ordre de développer, á l’usage des petks et des
faibles, les pensées que nous a transmises cet
immense génie. Je vousai envoyé son livre ; vous
me Pavez renvoyé, déclarant qu’il surpasse la
portée ordinaire. En efifet, je le regarde comme
le guide des esprits avancés dans la perfeetion,
qui vient á la suite des oracles des .apótres, et je
crois qu’il faut le réserver aux bomxnes supé-
rieurs. »
Quel était done oet homme, quel était done ee
philosophe auprés de qui saint Denys n’est qu’un
maítre élémentaire, un vulgar isateur qui met les
choses sublimes á la portée des Joules, lui, saint
Denys l Ets’il fallait coippter sur la terre combien
d’esprits sont capables de comprendre, méme de
loin ce vulgar isateur , le dénombrement de celte
partie de la population du qlobe serait bientót
fait. Saint Denys a eu raison de parler . Au lieu
de diminuer la gloire de son maítre, c’est lui qui
en a perpétué le sou venir. Les oeuvres d’Hiéro-
thée sont en partie perdues ! II paraít que la terre
n’était pas digne de les garder. Mais nous en
connaissons par saint Denys la substance. La
doctrine d’Hiérothée a été étudiée, analysée, dé-
veloppée par son sublime éléve. Dans cet aperju
SAINT DENYS
339
r apide, plus htistorique que métaphysique, je n’es-
sayerai pas de la commenter. Je Tai fait dans
deux ouvrages {i).
J’indique seulement ici quelques faits peu con-
nus, et je ferai quelques citations aussi sublimes
qu’ignorées.
Jésus-Christ avait quitté la terre, laissant sa
mére á saint Jean.
Saint Denys voulut voir la Vierge. II fallait une
lettre de recommandation. II paraít que saint
Paul la lui donna. Saint Denys fut reju.
C’était á Ephése probablement. Quand il rendit
compte de son entrevue :
« J’ai fait un effort, dit-il, pour me souvenir
qu’il n’y a qu’un Dieu. J’ai fait un effort pour ne
pas tomber á genouxet adorer la créature. »
Quelque temps aprés Marie, mére de Dieu,
mourait en présence des apotres. Cette réunion
extraordinaire des douze hommes di&persés dans
le monde offre un caractére frappant qui n’a
peut-étre jamais été suffisamment remarqué.
Quelle singuliére solennité ! Oes pécheurs gali-
léens, devenus tout á coup orateurs et thauma-
turgea, se dispersen! aux quatre vents du ciel.
Le soufíle qui les emporte touche á la fois PO-
rient et POccident. lis yont á Rome ; ils vont en
Perse; ils vont dans PInde. Celui qui avait peur
i. L’Homme , par Ernest Helio, Chap. Saint Denis TAréopagite
M. Renán, V Allemagne et Vatkéisme aa dix-neuviéme siécle
par Ernest Helio (Douniol).
340
PHYSIONOMIES DE SAINTS
des plaisanteries d’une servante va mourir tout
lá Theure crucifié la téte en bas. lis sont partís ;
es voilá qui reviennent pour un moment. lis sus-
pendent un moment leurs gigantesques travaux.
Caligula régnait probablement, á moins que ce ne
fút Claude, ou déjá Néron; car Tannée est in-
connue. Cette femme obscure, dont les peuples
ni les rois n’ont entendu parler, va mourir á
Ephése. Le bruit s'en répand mystérieusement;
porté sur Taile de je ne sais quel oiseau, il va
aux extrémités de la terre.
Marie va mourir. Les apótres reviennent, avec
eux Hiérothée et Denys.
Le souvenir de la mort de Marie et des paroles
prononcées autour d’elle par les apótres réunis
réveille chez saint Denys cette admiration fidéle,
éternelle, enthousiaste du disciple pour le maí-
tre; admiration touchante et presque naive, qui
fait éprouver á TAréopagite, toutes les fois que
le nom glorieux de son maítre tombe sous sa plu-
me, le besoin de s’excuser, de lui rendre hom-
mage et de s’effacer devant lui.
« Je me suis abstenu scrupuleusement, dit-il,
de toucher aucunement á tous ces points que no-
tre glorieux maítre a expliqués clairement, pour
ne pas toucher á ce qu’il a dit. Toute parole vient
mal aprés la sienne. (Quel enthousiasme dans ce
mot! « Toute parole vient mal aprés la sienne, car
il brillail méme entre nos pontifes inspirés, com-
me vous avez pu le constater vous-méme, quand
SAINT DENYS
341
vous et moi nous vínmes contempler le corps sa*
cré qui avait produit la Vie et porté Dieu. Lá
se trouvaient Jacques et Pierre, chefs suprimes
des théologiens. Alors il sembla bon que tous Ies
pontifes, chacun á sa maniére, célébrassent la
toute-puissante bonté du Dieu qui s’était revélu
de notre infirmité. Or, aprés les apótres, Híéro-
thée surpassa les autres orateurs, ravi et trans-
porté hors de lui-méme, profondément érou des
merveilles qu’il publiait, et admiré par tous les
assistants, amis ou étrangers, comme un homme
inspiré du ciel. «Pose dire que Hiérothée fui le
panégyriste de la divinitél Mais á quoi bon vous
redire ce qui fut prononcé en cette gloríeme as-
semblée ? Car, si ma mémoire ne me trompe pas,
j’ai entendu répéter par votre bouche, Timolhée,
quelques fragmenta de ces louanges divines* %
Si, descendant de lá-haut, nous nous souve-
nons de la nature humaine, si prompte á dé ni-
grer, méme quand elle estime, méme quand elle
admire, si prompte á rabaisser, fút-ce par un pe-
tit mot presque imperceptible, celui qui vient de
s’élever au-dessus de vous, nous serón 5 plus
profondément pénétrés de cet enthousiasme hu ro-
ble et brúlant en vertu duquel saint Denvs se
cache et s’efface derriére son maítre. Plus il se
cache, plus il se montre. Plus il s’abaisse, plus
il s’éléve. Le lecteur ne sait trop qui admírer le
plus et confond dans une Iouange commune le
maítre qui a su faire un tel disciple, et le disd-
pie qui a su porter de cette fa?on le poids d un
342
PHYSIONOMIES DE SAINTS
tel maltre. Car dest une charge, c’est une res-
ponsabiíité, c’est un fardeau, qiFun tef dépót, le
dépót qu’Hiérotbée avait confié á Denys, et la
simplicité qui ne se regarde pas étaif aussi né-
cessaire, pour le gárder fidélement, que Pmteífí-
genee qui regarde la lumiére.
Si Hiérothée fut le métaphysicíen des dioses su-
périeures, il est évident qu’il ne s*en tint pas á la
théorie. Denys le caractérise par ce motsuperbe :
Erat paiiens divina. des choses
divines. » Patient signifie expérimentateur. II était
le sujetdes opérations divines. Nous frouvonsdans
ses hymnes sur Famour divin un passage,cité par
saint Denys, qui nous ouvre quelque horizon sur
il nature des pensées de son maítre.
« Par Famour, dií Hiérothée, par Famour, quel
qifil soit, divin, angélique, rationnel, animal ou
ánstinctif, nous entendons cette puíssance qui éta-
blit et maintient Fharmonie parmí Ies étres, qui
incline les plus élevés vers ceux qui le sont moíns,
dispose les égauxáune fraternefle alliance,et pré-
^pare les mférieurs á Faction providentielle des
supérieurs Rassemblons et résumons tous
ces amours divisés en un seul et universel amour,
pére fécond de tous les autres. A une certaine
hauteur apparaítra le double amour des ámes hu-
maines et des esprits angélíques, et bien Ioin,bien
loin par delá brille et domine la cause incompré-
hensible et infiniment supérieure de tout amour,
vers laquelle aspire unanimement Famour de tous
Ies étres, en vertu de Ieur nature propre
SAINT DENYS 343
Ramenant done toas ees ruisseaux divers á la
source unique, dísona qu’il existe une forcé sim-
ple,. spoirtanée, qui établif l’union et l’harmonie
entre toutes choses,. depuis le souv erain bien jus
qu’á la derniére des eréatures, et de lá remonte
par la méme route, á son point de départ, accoin-
püssant d’elle-méme, en elle-méme et sur elle-
méme, sa révolution invariable. »
Ces eonsidératians générales nona indiquen! k
peu prés la nature du regar d qu’il jetait sur la
création. La page que je vais citer nous donnera
une idée de la hauteur de ses vues théologiques
et du coup-d’ceil qu’il jetait sur l’mcarnation du
Verhe.
« La divinité du Seigneur Jésus-Christ> dit Hié-
rothée, est la cause et le complément de tout ; elle
maintient les choses dans un harmonieux ensam-
ble sans étre ni tout ni partie; et cependaní elle
dit tout et partie, parce qu’elle comprend en elle
et qu’elle posséde par excellence le tout et les
parties. Comme principe de perfection, elle est
parfaite dans les choses qui ne le sont pas ; et, en
ce sens qu’elle brille d’une perfection supérieure
et antécédente, elle n’est pas parfaite dans íes
choses qui le sont. Forme supréme et origínale,
elle donne une forme á ce qui n’en a pas, et dans
ce qui a une forme elle en semble dépourrue,
précisément á cause de l’excellence de la sienne
propre. Substance auguste, elle peut s’incliner
vers les autres substances sans souiller sa puré té,
sans descendre de sa supréme élévation. Elle dé-
344
PHYSIONOMIES DE SAINTS
termine et classe entre eux les principes des dio-
ses et reste éminemment au-dessus de tout prin-
cipe et de toute classification. Elle fixe l’essence
des étres. Saplénitude apparalt en ce qui manque
aux créatures, Sa surabondance éclate en ce que
ces créatures possédent. Indicible, ineffable, su-
périeure á tout entendement, á toute vie, á toute
substance, elle a surnaturellement ce qui est sur-
naturel et suréminemment ce qui est suréminent.
De lá vient (et puissent nous concilier miséricorde
les louanges que nous donnons á ces merveilles
qui surpassent Fintelligence et la parole) ; de lá
vient qu’en s’abaissant jusqu’á notre nature et
s’unissant á elle, le Verbe divin fut au-dessus
de notre nature, non-seulement parce qu’il s’est
uni á Fhumanité, sans altération ni confusión de
sa Divinité, et que sa plénitude infinie n’a pas
souffert de cet ineffable anéantissement, mais en-
core, ce qui est admirable, parce qu’il se montra
supérieur á notre nature dans les choses mémes
qui sont propres á elle, et qu’il posséda d’une
fa$on transcendante ce qui está nous, ce qui est
de nous. »
C’est ainsi que saint Hiérothée parlait de Pln-
carnation. Les ouvrages d’Hiéroíhée sont perdus
pour la plupart. Perte incalculable dont personne
ne mesure la dimensión. J’ai voulu demander á
Phisloire sestrop raresdocuments, et reconstruiré
un peu la grande figure d’Hiérothée, et offrir au
lecteur la gloire presque oubliée de cet filustre
inconnu.
CHAPITRE XXXI
SAINTE THÉRÉSE.
Yoicila plus célébre des contemplatives. Pour-
quoi la plus célébre? Je n’en sais absolumenl
rien. La plus célébre et la plus pardonnée* Le
caractére général des contemplatifs, c’est d’arré-
ter la colére et Tiróme des hommes. Le lien
ou ils vivent est déjá par lui-méme irritant pour
les aveugles, á cause de la lumiére dont il est
rempli. La nature de leurs actes préte admirable-
ment á Tiróme toutes les occasions d’éclater. Le
principe et la fin de leurs actions échappent tous
deux aux regards des hommes. L’action elle—
méme tombe seule sous ce regard, isolée, desii-
tuée de son principe, destituée de son bul, dé-
pouillée de Tatmosphére ou vit Tesprit qui Ta-
nime. Ainsi lancée sur le terrain du monde, sans
explication, la vie du contemplatif est une étran-
gére et on la prend pour une ennemie. Les hom-
mes ne savent que penser de ces étrangers qu J on
appelie des saints, non pas étrangers par leur
indifférence, mais étrangers par leur supériorité,
et, ne sachant que penser, les hommes se meítent
á rire. lis rient parce que le rire éclate quand
une chose apparalt sans rapport avec les nutres
346 PHYSIONOMIES DE SAINTS
choses, de méme que les larmes coulent quand
le rapport apparaít profond.
Pour faire pleurer, que fáut-il? II faut faire sen-
tir profondément les rapports des personnes,
leurs affections, leurs amitiés* leurs ressemblan-
ces, leurs parentés intérieures, toutes leurs inti-
mités, toutes leurs joies, toutes leurs douleurs ;
car la joie et la douleur sont des relatious sen-
ties.
Pour faire rire, que faut-il? II faut isoler une
persorme ©« tme chose, la présenter toute seuíe,
en supprimant toot ce qui Favoisine, en détroi-
sant toutes íes relations d’esprif, de lumiére et
d’amour par lesquelles elle tient au monde visi-
ble ou au monde invisible. Le spectacle d’unindi-
vidu qui ne ressemble pas á eeux a» milieu des-
quels il vít, plus isolé que dans un désert, est
Foccasion et Félément du rire.
Voilá pourquoi le monde rit des saints, surtout
des saints conte mplatifs, parce que la contempla-
tíon est, de toutes les choses saintes y celle qu’il
comprend le moins. Eh bien ! par une exception
bizarre, il rit peu, ou ne rit pas de sainte Thé-
rése. M. Renán la déclare admirable. Toutes les
femmes á imagination ont un certaim penchant
pour elle. Tous les artistes la respectent; toutes
les fois que son nom paraft, une louange assez
vive est dans le voisinage.
Saint Augustin et sainte Thérése partagent ce
privilége : ils sont estimés. Saint Augustin et
sainte Thérése ¿ouissent d’une immunité.
SAINTE TRÍRÉSE
347
Pourquoi cette immunité ? á quoí tient-elle ?
Sainte Thérése est cependant, acrtant que qui que
ce soit, dans les roies extraordinaires. Sa vie est
píeme efe visions, de révéfations. Elle nage dans
le suraafurel comme un poisson dans Feau.
Pourquoi done le monde ne s’etr moque-t-ilpas?
Cetfe questkm trés profonde trouverait peut-étre
sa solutian dans la nature du rire teffe que je
views de Finefiquer tout á Fheure.
Saml Augustin e< sainte Thérése ne paraissent
pas ridicules, comme les axrtres saints, aux yeux
des hommes, parce qu’ils semblen! montrer entre
les hommes et euxdes reíations éridentes et sub-
sistentes, au sommet méme de leur sainteté. Les
hommes les trouvent moinsisolés sur la terre que
beancoup d’autres. C’est’ qu r en effet ces deux
saints mettent dans leurs récíts íeurs faiblesses
en éyidence.
Saint Augustin et sainte Tbérése racontent sí
bien leurs fainlesses, qu’rfs établissent entre le
íecteur et eux une espéce de trait d'union. Les vani-
tés de celle-ci, les erreurs de celui-Iá, permettent
atf Iecteur de trouver en luí et en elle une cer-
taine ressemblance de lui-méme. Les deux con-
versions, différentes comme leurs fautes, sembíent
Ies avoir préserrés sans Ies avoir séparés, et
quelque chose persiste au fond de ce saint, au
fond de ceíte sainte, qui, sans flatter la nature
déchue, Finrite cependant á regarder. Leur élo-
querice est á peu prés du méme genre : naíve,
pénétrante, intíme et yéridique. Tous deux ont
348 PHYSIONOMIES DE SAINTS
écrit leur vie, dans la pureté profonde de leur
esprit et de leur áme. Tous deux sont agités,
inquiets, méme au lieu d’oú semblent bannies Fa-
gitation et Finquiétude. Saint Augustin garde
dans la paix religieuse des doutes philosophiques.
Cet esprit remuant cherche, cherche toujours.
II remue, il questionne. II ne s’endort jamais.
Sainte Thérése, poursuivie sur les hauteurs du
Carmel par des doutes d’une autre espéce, moins
pliiíosophiques et plus déchirants, se demande si
elle est dans la yoie de Dieu ou si elle est la vic-
time des illusions de Fennemi.
Saint Augustin représente assez bien la recher-
che de Fhomme : quelle est la vérité de mon
esprit ? Sainte Thérése représente assez bien la
recherche de la femme : quelle est la vérité de
mon áme ? Saint Augustin cherche hors de lui ;
sainte Thérése au fond d’elle-méme : tous deux
ingénieux, tous deux profonds, tous deux hábiles
dans les choses divines, hábiles aussi dans Ies
choses humaines, tous deux subtils, tous deux
troublés.
La simplicité ne les caractérise ni Fun ni Fau-
tre. La simplicité accompagne trés bien le génie,
elle accompagne rarement Fesprit, dans le sens
franjáis du mot. Or saint Augustin et sainte Thé-
rése étaient, au plus haut point, des gens d’es-
prit. L'amabilité humaine les distingue et les suit.
On voodrait les connaltre, méme indépendamment
de leur sainteté. C’est apparemment ce parfum
terrestre qui leur donne le privilége, étrange
SAIN TE THÉRÉSE
349
pour des saints, de trouver gráce aux yeux des
hommes. Leurs siécles á tous les deux étaient des
siécles subtils, chercheurs, métaphysiciens, et
ils respirérent Tair qu’il fallait pour nourrir á la
fois leurs qualités et leurs défauts.
Toute la vie de sainte Thérése, avant sa con-
versión, se résume en un mot : Vanité. II est
vrai que ce mot contient tout, puisqu’il signifie le
vide. La vanité, qui est le vide, s’oppose directe-
ment á laplénitude, qui est Dieu, et ceux qui com-
prennent ces mystéres intérieurs ne s’étonneront
pas des repentirs longs et profonds, qui, portant
sur les fautes que le monde croit légéres, pour-
rontparaítre exagérés aux esprits superficiels.
Le monde ! tel était en effet l’ennemi personnel
et le tentateur intime de sainte Thérése. J’ai
expliqué quelque partquelle différence il y a entre
le péché et Fesprit du monde (i) : Tesprit du
monde est essentiellement le péché, mais le péché
n’est pas toujours l’esprit du monde. Eh bien !
saint Augustin luttait directement contre le péché,
sainte Thérése contre Tesprit du monde, et ces
tentations si subtiles que lui donnaient, méme au
comble de sa hauteur, les conversations du par-
loir, conversations mondaines, mais non pas sean,
daleuses, montrent bien de quelle nature était
1’e.nnemi, petit, mais robuste, qui la poursuivait
r. Vovez YHomme, par Ernest Helio.
PHY SIONOMíES JD)E SiJNTS
350
sur la montagne saos étre complétement tué par
Fatmospbére dévorante et brúlante du Carmel.
Je ne raeonterai pas id la vie de sainte Thé*-
rése ; elle est beaucoup trop connue., gr&ee au
privilége dont |e paríais tout á Fhewe, pauravoir
besoin de «arration. Mais j’indiquerai yolontiers
la nature de son combat. G’est le combat de F^ánae
et de Fesprit. L’áme chez elle veut étre toute á
Dieu. L’esprit est retenu, poursum et tenté par
le sou**enir bumain et méme móndala des cboses
bumaineset méme mondaines. Jamsás ríen de gros-
sier dans ces tentations : ce sont des ouances, des
fmesses, des délicatesses spiritueUes et intelleotueb
les ! l/árne veut étre toute & Bieu.L’esprJt semble
par moments accepter Fomfere d'unpartage. I/áwe
croit, sent, voit qu’elle est toute á ¡Dieu. X/esprit,
plein de réflexions et de tnQubles,:adH*et 1 allusioH
comme possible et probable. Tout favorise en elle
et autour d’ellele doute.LaloBgaeiUusion de ses
directeurs semble le reflel de ses propres tienta-
tions qui s’extériorent et lui parlent par des voix
étrangéres. D'un cóté Dieu l’emporfce, et ve¿Ut Ja
part de Fáme transportée, ravie, <qui yole sor la
montagne, dans la liberté de l’amour qui i’appeüe.
D’un autre cóté, elle hésite, elle doute; on hé-
site, on doute; personne ne sait plus leebeeoía;
on regarde de tous cótés avec une agitation sté-
rile; plus on regarde, moins on voit, et voilá la
part de Fesprit. L’obéissance fut la voie par oú
l’esprit passa pour rejoindre Fáme sur la hauteur.
Quand Jésus-Christ apparaissait á sainte Thérése
6AINÍE XH¿R£>S« 851
et qiPelie refusait, par obéissance, i’apparition
méconnue préparait sa délivrance ; elle acceptait
le mystére terrible qui lui était préparé ; la vérité
allait se {aire jour, et samt Pierre d ’ Alcántara
approchait, appelé par P^obéissance.
C’est la réflexion, dépourvue de lumiére et de
sis&plicité, qui enchainart Fesprit, le séparait de
Páme, et ce déchirement terrible fut le supplioe
de sainte Thérése. Son confesseur ayant -consulté
cinq ou six maftres, tona fure®fc <Pavis que les
phénoméne® spirituels dont sainte Thérése était
Pobjet venaient du dénaon. L’oraison luiíut Ínter-
dite, et la cofnmunion retranchée. On lui défendit
la solitude. On prit cantre Dieu rtoutes les me&ur
res possibles. 11 lui fallut insulter de tontea les
maniéres celui qui apparaissait. L’absenee des
gráces sensibles devint aussi pour elle une tor-
ture singuliére. A une certaine époque,eüe dési-
raitla fin de l’heure maTquée pour lapriére. Car
le don de la priére facile lui était refusé. Le temps
et Péternité seniblent représenter lesdeux aspects
de la vie de sainte Thérése. Elle passades heu-
res horribles, et elle avait le sentiment profond
du jour qui ne doit pas finir. Dans san enfance,
lisant la Vie des saints, elle s’arrétait pour s’é-
crier : Éternellement ! éfternellement ! — Et elle
sentait une impression spéciade et étrange quand
on chantait un credo : Cujus non erit finís. Elle
avait besoin de Passurance que le régne n’aura
pas de fin.
Enfin saint Pierre A ’ Alcántara apporta lalu-
352
PHYSIONOMIES DE SAINTS
miérc, et avec elle l’activité, et avec elle le repos,
II jugca et décida que les lumiéres de sainte Thé-
rése étaient des lumiéres divines. Louis Bertrand,
Jean d’Avila et Louis de Grenade partagérent ce
sentiment. La questionfut décidée. Sainte Thérése
écrivit sa vie et les Sept cháteaux de Váme.
Ceux qui croient que les saints se ressemblent
devraient dire aussi qu’il n’y a dans la création
qu’une fleur. Rien de plus différent que les types
des Elus, méme de ceux qui offrcnt entre eux au
premier coup d’ceil le plus de ressemblance. Pen-
dant qu’Angéle de Foligno, ravie tout ácoup d’une
fa^on imprévue et terrible, perd le sentiment des
choses qu’elle ne sait pas, étrangére á tout, á
cause de sa hauteur, ne pouvant plus parler de
Dieu, ne sachant plus quel nom lui donner, ravie
dans un amour qui prend la ressemblance de
l’horreur, d’une horreur défaillante et transpor-
tée oü le cri se méle au silence; sainte Thérése,
elle, garde la vue constante et claire des états
qu’elle traverse, des étapes qu'elle parcourt, des
phases par ou elle passe, des résidences oú ha-
bite son áme. Pcut-étre les doutes, les questions,
les analyses, les lenteurs, les études qu’on faisait
autour d’elle, á propos d’elle, et qu’on lui faisait
faire sur elle-méme, ont-elles développé dans
son intelligence cette lucidité méthodique. Dans
les Sept cháteaux de Váme elle détermine avec
précision le point oü cette région finit, le point oú
cette région commence. On dirait une carte de
géographie. Peut-élre cette faculté d’analyse la
SAINTE THÉRÉSE
353
rend-elle plus supportable aux lecteurs ordinai-
res. Gomme elle raconte son ascensión, on lui
párdonne méme de s’étre laissée enlever.
Angéle de Foligno, parlant de la Passion de
^ésus-Christ, s’écrie : « Si quelqu’un me la racon-
tait, je lui dirais : C’est toi qui Tas soufi'erte ; et si
un ange me prédisait la fin de mon amour, je lui
dirais : C’est toi qui es tombé du ciel. »
L’acte surnaturel d’Angéle de Foligno ressem-
ble un peu á Facte naturel du génie, qui arrive
sans qu’on Fait vu marcher. L’acte surnaturel de
sainte Thérése ressemble un peu á Facte naturel
du talcnt, qui raconte son voyage et dit par oú il
passe.
Jamais la pratique de la contemplation ne fait
oublier longtemps de suite á sainte Thérése la
théorie. La fondation de ses couvents marche
simultanément avec ses illuminations intérieures.
Elle opére extérieurement sa réforme visible du
Carmel, comme elle en opére elle-méme Finvi-
sible ascensión. Elle bátit des couvents, comme
elle construit spirituellement et décritminutieuse-
ment les cháteaux de Páme. Elle est analytique;
elle est savante ; elle dessine ; Farchitecture lui
est familiére. Enfin c’est par elle que se propage
la dévotion á saint Joseph, qui est appelé le pa-
trón des ámes intérieures, et qui est aussi fré-
quemment invoqué, quand les intéréts pécuniaires
sont en jeu.
C’est á saint Joseph que sainte Thérése attri-
bua la gráce d’avoir enfin obtenu saint P ierre
23
354
physionomies de saints
d’Alcantara. Saint P ierre d’Alcantara coupa en
deux la vie de sainte Thérése. Avant lui, leg té-
nébres; aprés lui, la lumiére. C’est lui qui porta
le flambeau dans Pabtme.
Saint Jean de la Croix se joignit á ce groupe
illustre. Sainte Thér ése, saint P ierre d’Alcantara,
saint Jean de la Croix, inséparables dans Phis-
toire, brillent comme trois étoiles de prendere
grandeur dans le ciel invisible. Ce ciel a sans
doute comme Pautre ses constellations. Sainte
Thérése, saint Fierre d’Alcantara, saint Jean de
la Croix forment une constellation.
Ces trois étoiles sont fort différentes entre elles.
Sainte Thérése avait une vivacité rare d’esprit et
d’imagination. Saint Jean de la Croix, homme
sévére et purement intérieur, avait une défiance
inouie de l’esprit et de l'imagination. Et cepen-
dant il lui fut favorable, parce qu’il était éclairé.
Et tous deux, un jour, parlant de la Trinité, tom-
bérent en extase.
CHAPITRE XXXII
SAINT JUDB,
II y a, dans Phistoire, certains hommes aris-
quéis s’attache Pidée d’une grandeur particuliére,
et qui deviennent plus particuliérement que d*au
tres des types, des patrons. II y a des hommes
qui font sur Páme humaine une impression partí*
culiére. Quand Phomme auquel se prend ninsi
Padmiration a écrit, quand il a laissé delui-méinc
un témoignage authentique, consigné quelque
parí, et qu’il se livre ainsi lui-méme á son lee»
teur, le phénoméne que je constate n'a ríen de
surprenant. Car chaqué lecteurfait revivre en luí
et pour lui Pauteur auquel il demande son pain
et qui continué á parler plusieurs siécles aprés
sa mort. Mais quand Phomme n’a rien écrit, quand
son histoire trés lointaine n’est pas racontée par
lui, quand il ne nous adresse aucune parole exté-
rieure, quand il n’a pas déposé son esprit dans
un livre, quelle est la raison du choix mystérieux
que nous faisons de lui pour protecteur, ou pour
ami, ou pour maítre, ou pour quoi que ce soit ?
Qui sait si ce choix fait par nous ou plutftt fail
en nous ne seraií pas Pindication d’une volonté
divine qui désigne Phomme de ce choix á une
356
PHYSIONOMIES DE SAINTS
gloire partículiére ? Qui sait si ce choix n’est pas,
dans une certaine mesure, Pécho de ce choix su-
préme que Dieu a fait de cet homme, Pécho de
sa prédestination ?
Parmi Ies conquérants,parmi les savants, parm
les artistas, Ies hommes font aussi des choix. Trés
souvent ce s choix sont absurdes. C’est Pignorance,
c'est la stupiditéjC’est la corruption quiles déter-
mineriE. Trés souvent les hommes choisissent,pour
les admirer ou pour les adorer, leurs cómplices
Ies plus bas ou les plus médiocres, et la raison
de leur préférence est un des secrets de leur
aveuglement et de leur pourriture. Mais, quand
{I s’agit dessaints, un phénoméne inverse se pro-
duzt, Le choix de Phomme n’est pas fait par le
vieil homme, il est généralement indiqué par
Phomme nouveau. Les siéclesfont de ce cóté-láun
travail smgulier. lis mettent en lumiére successi-
vement un certain nombre de figures oubliées
par leurs prédécesseurs. Saint Jude est un des
exe tupies de ce phénoméne singulier. II est un
des douze, et depuis dix huit cents ans, peu de
pcrsonnes ont pensé á lui. Son nom méme est
devenu pour Pignorance un piége singulier. Quoi-
que PEvangile dise á propos de lui : « Non ille
Iscariote s ; ce n’est pas PIscariote ; » ccpendant
Pignorance Pa confondu avec Judas. Judas était
mille fots plus célébre que Jude. Et telle est la
dislraction des hommes que celui-lá a presque
íini par faire oublier celui-ci.
Jude en hébreu signifie louange , et telle est
SATNT JUDE
357
Pimportance des noms dans I’Ecriture qu’ils cons-
tituent á eux seuls un documenthistorique etphi-
losophique sur celui qui les porte.
Jude aété confondu avec Judas ; il a été aussi
confondu avec Simón, qui était un autre apótre.
Enfin, comme il s’appelait Jude Thaddée, il a été
confondu, lui apótre, avec un autre Thaddée, qui
était aunombre dessoixante-douze disciples. Thad-
dée disciple fut envoyé par saint Thomas á Aba-
gan, roi d’Edesse.EusébedeCésaréenousraconte
Ehistoire de celui-ci au premier livre de son his-
toire ecclésiastique.
I! y a done deux Thaddée, l’un disciple, Pautre
apótre. L’apótre est Jude Thaddée, dont nous nous
occupons aujourd’ui.
L’Evangile, parlant de lui, met une affectation
spéciale á le distinguer de Judas. Saint Jean le
désigne par son nom, et ajoute : Ge n’était pas
Tlscariote.
Jude prend la parole á IaCéne et fait une ques-
tion : « Seigneur, comment se fait-il que vous
ayez l'intention de vous manifester á nous et
non pas au monde ? »
Mais Jésus lui répond sans résoudre la ques-
tion. II faut citer ici les paroles trop oubliées de
Bossuet. Car Bossuet a, comme certains autres,
cette destinée d’étre admiré á contre-sens. On
Padmire quand il faudrait Poublier, et on Toublie
quand il faudrait Tadmirer.
« Pourquoi, Seigneur, pourquoi ? dit saint Jude.
Lui seul pouvait résoudre cette question. Mais il
PHYSIONOMÍES DÉ SA1NTS
358
s’en est réservé le secret. Comme s’il eút dit : O
Jude, ne demandez pas ce qu’il ne yous est pas
donné de savoir : ne cherchez point la cause de la
préférence; adorez mesconseils. Tout ce quivous
regarde sur ce sujet, c’est qu’il faut garder les
commandements ; tout le reste est le secret de
moa Pére ; c’est le secret incompréhensible du
gouvernement que le Souverain se réserve. II y
a des questions que Jésus résout; il y en a qu’il
montre expressément qu’il ne veut pas résoudre
et ou il reprend ceuxquilesfont. II yen a, comme
celle-ci, ou il réprime la curiositépar sonsilence ;
il arréte Tesprit tout court... Et nous, passons,
évitons cet écueil oú Torgueil humain fait ñau-
frage. O profondeur des trósors de la Science
et de la sagesse de Dieu !... II n’y a qu’á ado-
rer ses conseils secrets et lui donner gloire de
ses jugernents, sans en connattre la cause. »
Bossuet a été frappé, comme on le voit, par la
question de saint Jude, question remarquable en
effet, et d’un genre assez rare dans PEvangile, oú
les apótres sont habituellement plus simples que
curieux. Saint Jude était probablement préoccupé
du mystére de la prédestination.
Et pour ce mystére-lá TEcriture ne répond
jamais que par le sil^nce. Mais ce silence est
une parole, et saint Jude Ta comprise.il qppar-
tenait probablement comme saint Thomas á la
race des aigles, et le désir de voir devait étre la
passion de son intelligence. Aussi c’est saint Jean,
aigle lui-méme, qui parle de saint Jude et de
k
SAINT JUDE
350
saint Thomas. lis forment peut-étre á eux
trois, dans le ciel des apótres, une conste Ha-
lion.
Aprés la Pentecóte, tous les apótres contri-
buérent á la rédaction du Symbole. Chacón dé-
couvrit, par le mot qu’il y plaga, son attrait sp¿-
cial et son aptitude particuliére. D’aprés saint
Augustin, Lárdele affirmé par saint Jude fut la
Résurrection de la chair . D’aprés ce document,
la vie ressuscitée dut étre l’attrait spéciai de saint
Jude, et par lá encore il semble appartenir á la
race des aigles, dont la jeunesse se renouvelle*
Aprés le Symbole fait, les apótres se séparérent
et se parta gérent les quatre parties du monde.
Le Martyrologe et le Bréviaire donnent PEyypte
á saint Simón et la Mésopotamie á saint Jude ; il
paraít que plus tard ils se rendirent en Perse,
L’Histoire des Apótres attribuée á Abdias, évéque
de Babylone, renferme sur eux plusieurs détails
peuconnus; mais ce livre contient trop d’erreurs
pour que le discernement soit facile entre ces
erreurs, constatées par Gelase, et les vérités his-
toriques dont Baronius afíirme qu’il est déposi-
taire.
Catherine Emmerick, si intéressante k cause
des détails qu’elle fournit, Catherine Emmerick,
intéressante á la fagon d’une photographie, donne
quelques indications que le lecteur trouvera dans
la V e de Jésus-Christ.
Le long oubli dans lequel a été enseveli son
nom est un phénoméne qui se rapporte á plusieurs
360
PHYSIONOMIES DE SAINTS
autres, et qui n’est pas seul de son espéce. II y
a dans Tliistoire de TEglise et du monde différents
besoins, auxquels correspondent différents se-
cours.
Le cuíte de saint Jude, si profondément oublié
que presque aucune église ne porte le nom de
cel apótre, s’est éveillé il y a quelques années ;
c’est* si je ne me trompe, dans le diocése de
Besan^on que plusieurs gráces extraordinaires
furent accordées par son intercession. Depuis ce
moment, saint Jude est regardé par un grand
nombre de üdéles comme le patrón des causes
désespérées. Un office spécial a été imprimé pour
luí, et sa dévotion, pour me servir d’un mot sou-
vent compromis qu’il faudrait réhabiliter, sa dé-
votion a fait son apparition dans le monde reli-
gieux. Ne serait-il pas possible et facile d’aper-
cevoir ici une belle harmonie, pleine d’espérance?
Nous sommes á Tépoque supréme oú tout est
perdu, d’aprés Tapparence, et on pourrait dire,
d ? aprés Tévidence humaine. Toutes les causes en
ce moment sont des causes désespérées. La né-
cessité du secours de Dieu, qui s’est cachée quel-
quefoís dans l’histoire, aux époques de calme,
apparaít maintenant á visage découvert. Et un
nouvel asiré se léve. Saint Jude apparaít, et il
apparaít comme le patrón des causes désespé-
rées, justement á l’heure oú toutes les choses hu-
maines rentrent dans cette catégorie.
Le cuite de saint Joseph n^a- 1— il pas attendu
sai ute Th érese pour prendre des proportions qui
B1INT JUDB
361
grandissent encore tous les jours ? Et saint e Pii¡-
loméne n’a-t-elle pas attendu le curé d’Ars ! Mais
c’est le curé d’Ars qui lui a donné cette popula-
ría dont nous la voyons entourée aujourd’hui
aprés un oubli tant de fois séculaire. Si on décou^
vre des étoiles dans le ciel visible, pourquoi n’en
découvrirait-on pas dans Pautre ?
Le trésor de PEglise est plein de choses anden-
nes qui deviennent pour nous, selon les niouve-
ments el les harmonies de la miséricordej de la
justice et de la gloire.
CHAPITRE XXXIII
SAINTE GERTRUDE.
Sainte Gertrude fut la sainte de rhumanité
de Jésus -Christ comme sainte Catherine de
Génes fut la sainte de sa divinité. Ce caractére
général éclaire sa vie et nous explique son
attrait, qui fut la familiarité. Catherine de Génes
montre dans quel sens Dieu est loin de Phom-
me ; sainte Gertrude montre dans quel sens Dieu
est prés de Phomme. Catherine de Génes, montre
Pabíme qui sépare Dieu de Phomme ; sainte Ger-
trude montre le pont jeté sur cet abíme. Angéle
de Foligno montre ces deuxchoses. L/amour, dans
sainte Catherine de Génes, a le caractére de Pa-
doration qui va vers Pinfini et ne sait comment
se satisfaire. L’amour, dans sainte Gertrude, a le
caractére de la familiarité, qui n’exclut pas Pado-
ration, mais qui s’empare avec ardeur et jouis-
sanee de tout ce que Dieu nous a donné de luí—
méme. II serait d’un intérét immense de savoir
quel fut, chez sainte Madeleine, le caractére de
Pamour. Qui sait si elle ne fut pas la sainte de
Phumanité de Jésus, tant que Jésus fut vivant de
sa vie mortelle, et la sainte de la divinité du
Christ,aprés PAscension et la Pentecóte ? Qui sait
364
PHYSIONOMIES DE SAINTS
si la parole qu’elle entendit:iV¿ me touchez pas 9
ne changea pas en elle le caractére de l’amour,
et si au désert, pendant les années prodigieuses
de savie penitente et inconnue,elle n’éprouvapas
plus spécialement pour la divinitéde Jésus-Christ
ce qu’elle avait éprouvé plus spécialement pour
son humanité pendant les jours de sa vie mor-
telle ? Qui sait si cette parole douce et terrible :
Ne me touchez pas , ne La pas transsubstantiée &
une forme de vie plus haute ?
Quoi qu’il en soit de sainte Madeleine, nous
pouvons dire de Sainte Gertrude qu’elle passa sa
vie dans la familiarilé de THomme-Dieu.
Née á Isleb , dans le comté de Mansfeld,en Tan
i 320 , elle fut prévenuede la gráce á l’áge de cinq
ans. Un des caractéres de sainte Gertrude, c’est
qu’elle est toujours prévenue. On dirait que la
prédestination est plus visible en elle que dans la
plupart des saints. La gráce la prévient avant
l’áge qu’on appelle Táge de raison ; la gráce la
suit, la gráce habite en elle sensiblement ; la gráce
consommé sa vie, qu’elle a inaugurée.
Dans une priére composéepar elle-méme, sain-
te Gertrude promet le secours de Dieu á ceux
qui se recommanderont á son intercession, le re-
merciant des gráces que Dieu luia faites ; ces grá-
ces sont précisément celles que nous venons
d’indiquer : sainte Gertrude engage ceux qui prie-
ront par son intercession á considérer la familia-
rilé que Dieu eut avec elle.
€ Que ceux qui vous prierontpar mon interces-
SAINTE GERTRUDE
365
sion, dit-elle, se souvenant de la familia rilé á la-
quelle vous avezdaigné m’admettre, vous rendent
gráces particuliérement pour cinq de vos bienfaíts ;
< D’abord pour l’amour par lequel vous m'a-
vez choisie de toute éternité. Ensuite parce que
vous m’avcz attirée heureusement á vous ; car i!
semblait que vous eussiez trouvé en moi la com-
pagne fidéle de votre douceur, etque nolre unión
füt pour vous, Seigneur, le plus grand des pial-
sirs. Ensuite parce que vous m’avez allachée
étroitement á vous, pour faire éclater la mer-
veille de votre amour dans la plus indigne des
créalures. Ensuite parce que vous avezpris plai-
sir dans mon coeur, parce que mon áme a été
pour vous un lieu de délices : vous unissani á la
créature la plus dissemblable á vous, vous vous
étes livré á un amour que j’oserais appeler exta-
tique. Enfin, parce quil vous a plu d’accomplir
votre oeuvre en moi, et de la consommer par une
mort heureuse. »
Ce sentiment profond de la prédestinatíon, de
la faveur de Dieu, de son amitié, de sa gráce qui
prévient et qui consommé, toute cette chose qui
s’appelle, dans le langage dessaints, PUmon inti-
me, contient, domine, posséde et résume sainte
Gertrude.
Ce caractére explique toute sa vie intérieure.
Non-seulement les saints sont différents entre eux
par leur nature particuliére, mais ils sont difTé-
rents parce que les gráces qu’ils regoivent, fus-
sent-elles de méme genre, changent de forme et
306 FÍTYSIONOMIBS DE SAINTS
de caractére, et d’aspect et de langage, d’aprés
la nature húmame de celui qui Ies re£OÍt. Saintc
Gerfrude nous fournit non-seulement la pratique,
mais la théorie de cette vérité. Dans le livre des
ínsinuations divines (remarquez cemot: insinúa-
tions, córame il s'adapte áelle), dans ce livre, sain-
te Gertmde nous cite ces paroles sorties des lévres
de Jésus-Christ :
^ Plus je diversifiela raaniére de communiquer
mes dona, et plus je fais éclaterla profondeur de
ma sagesse, qui sait répondre á chacun selon la
portée et Pétendue de son esprit, et lui enseigner
ce que je veux, selon la capacité et Pintelligence
que je lui ai dormées, m’expliquant avec les plus
simples par des comparaisons plus sensibles et
plus grossiéres, avec Ies plus éclairés, d’une fajon
plus intérieure et plus sublime. »
Ces paroles, profondément comprises, nous don-
neraient peut-étre aux uns et aux autres Pexpli-
catión de bien des mystéres. Les uns sont étonnés
et quelquefois scandalisés par la hauteur et la
profondeur des Communications divines. 11 y a des
gens qui ont été capables de faire á saint Denys
le reproche d’étre inaccessible.
D'autres sont étonnés et quelquefois scandalisés
de Textrérne simplicité qui préside á certains dis-
cours et á cerfaines apparitions.
Le secret de cette différence étonnante, tant elle
est ¿norme, est dans Tétat d’esprit de ceux qui
dcvaient entendre la voix. Dieu a parlé á Moíse un
certaín langage, un autre á Elie.
SAINTE GERTRUDE 3G7
Jésus-Christ a frappé Angéle de Foligno et
sainte Gertrude d’impressions trés diverses.
II y a des gens qui croient faire preuve de su-
périorité métaphysique quand ils se móquent des
comparaisons sensibles, si fréquentes dans la víe
des saints.
Saint Bernard, qui avait déjá de temps en femps
affaire á eux, leur adresse ces explications :
«Quand l’áme sacrée et emportéepar la conte m-
plation est frappée tout á coup par la lumiérc
divine, comme par un éclair, il se forme ensuite
en elle des images etdes représentationsde cboses
humaines et inférieures, qui se rapportent á la
vérité dont elle a été instruite, qui servent d’om-
bres ou de voiles pour tempérer cette vérité, pour
la rendre supportable, pour aider celui qui la
rejoit á la communiquer aux autres. »
Ces comparaisons sont, bien entendu, plus fré-
quentes dans sainte Gertrude que partoutailleurs,
par la raison que j’ai indiquée au commencement
de ce chapitre.
Sainte Catherine de Génes fait peu de comparai-
sons ou méme n’en fait pas.Elle est plus directe-
ment aux prises avec Pincommensurable. Saint
Denys ne sait de quelle parole se servir; car il ne
peut nommer Dieu tel qu’il est en lui-méme. Mais
sainte Gertrude habite la région des pamboles,
Sainte Thérése en use aussi.
La vie de sainte Gertrude n’eut pas beaucoup
d’incidents extérieurs. Sainte Thérése mena de
front les combats du dedans et les combats du de-
368
PHYSIONOMIES DJ3 SAINTS
hors : la contemplation et les affaires.Cette double
vocation semble se perpétuer jusqu’á un certain
point dans Pordre des Carmélites. Sainte Gertrude
n’eut á s’occuper que de son coeur, et Dieu a en-
gagé lui-méme plusieurs ámes saintes á aller le
chercher lá, dans ce cceur prédestiné. Un monas-
tére de Pordre de Saint-Benoít, situé dans la ville
de Rodart, ful le théátre de ces visions.
€ II arriva, dit-elle, qu’un certain jour, entre
PAscension et la Pentecóte, j’entrai dans la cour
et je considérai la beauté du lieu, Peau courante,
la liberté des oiseaux, particuliérement les colom-
bes qui voltigeaient á Penlour, á cause de la tran-
quilicé de ces lieux oú Pon se repose á Pécart. »
Alors la sainte veut faire remonter á Dieu ses
gráces, comme le ruisseau á sa source; elle veut
croitre comme les arbres, fleurir comme les
plantes, s’élever comme la colombe, libre et dé-
gagée.
Puis,Ie soir, ces paroles de PEvangilelui revien-
nent á Pesprit :«Si quelqu’un m’airne, il gardera
ma parole et mon Pére Paimera, et nous viendrons
á lui, et nous ferons en lui notre demeure.»
«c A ces mots, s’écrie-t-elle, mon cceur, qui n’est
que boue, s’apergut, ó Dieu infiniment doux,
unique objet de mon amour, que vous y étes venu
yous-méme. Plút á Dieu, plút á Dieu encore mille
fois, que toute Peau de la mer fút changée en
sang, et que je pusse faire passer POcéan sur ma
téte pour la laver de ses souillures, et nettoyer
le lieu que vous avez choisi pour demeure ! Je
SAINTE GERTRUDE
369
voudrais qu’on m’arrachát le coeur des entrailles,
qu’on le déchirát par morceaux, et qu’on le mít
sur un brasier ardent afín, que votre séjour devínt
moins indigne de vous !
€ Et, aprés ce jour ou j’ai reconnu votre pré-
sencedans mon coeur, quoique monesprit prít plai-
sir á s’égarer dans la distraction des choses pé-
rissab!es,néanmoins, aprés quelques heures,quel-
quefois méme aprés quelques jours, quelquefois,
je tremble de le dire, aprés des semaines entiéres,
quand je rentrais dans mon coeur, aprés une si
tonque absence, je vous y trouvais le méme, ó
mon Dieu ! Voilá neuf ans que j’ai re^u cette
yráce, et vous ne vous étes absenté qu’une fois,
pendant onze jours ; c’était avant la féte de saint
Jean-Baptiste.
« Votre absence fut causée par un entretien
profane que j’avais eu avec quelques personnes
du monde le jeudi précédent. »
Personne, dans le monde des psychologues, ne
rend compte des choses de l’áme avec autant de
simplicité, de profondeur et de naiveté que Ies
saints. Mais, parmi les saints eux-mémes, sainte
Gertrude est remarquable par cette naiveté. Elle
raconte son histoire intérieure, comme elle s’est
passée, avec une candeur d’enfant. Elle nous dit
ces choses comme elle se les dit á ellc-méme. Elle
pense tout haut, ce n’est pas un auteur qui parle.
L/aüteur le plus sincére, dans ses confessions les
plus véridiques, pense encore au lecteur.L’orateur
le plus emporté pense encore á Tauditoire. Mais
*4
A
370 PHYSIONOMIES DE SAINTS
sainle Gertrude ne pense qu’áDieu elá elle-méme.
Non-seulement elle parle comme elle pense, mais
elle parle comme elle príe. Or, la priére est une
forcé plus intime que la pensée. L’intention de se
faire estimer ou admirer n’abandonne pas long-
temps de suite Thomme qui parle de lui au public.
II faut profiter de cet instant-lá pour Tadmirerril
s’oublie un instant. Mais cet oubli ne dure pas.
Chez sainte Gertrude, Toubli dure toujours. Elle
nous parle comme si nous n’étions pas lá.
Gerlains passagesde 1’Ecriture qui étonnent les
esprits chercheurs devenaient simples pour sainte
Gertrude, á cause de sa simplicité. Elle surprit
quelques*uns des secrets d’Ezéchiel.
« Gelui qui aura mis des impuretés dans son
coeur, dit le prophéte, et le scandale de son ini-
quité contre son visage, et qui venant trouver le
prophéte l’interrogera en mon nom, je lui répon-
drai, moi, qui suis le Seigneur, selon la multitude
de ses impuretés, afin qu’il soit surpris par les
artífices de son cceur. »
Sainte Gertrude comprit dans ces paroles le
mystére du criminel tombant dans le piége qu’il a
tendu. Elle vit que le pécheur qui, pour éprouverr
le saint, lui demande la connaissance d’une chose
cachée, en refoit ordinairement une réponse qui
elle-méme est un chátiment et qui le confirme
dans son endurcissement.
Par ces mots de la Genése : « Ou est Abel,
Votre frére ? » elle connut que Dieu demande
compte á chaqué religieux des fautes de son pro*
SAINTE GERTRUDE
371
chain toutes les fois que ce religieux auraít pu
les empécher. Elle comprit que le religieux ne
peut pas plus que Caín répondre : « Suis-je le
gardien de mon frére ? » car il est le gardien de
son frére. Et elle sentit á cette occasion la pro-
fondeur de cette autre parole : « Maiheur á celui
qui fait le mal ; mais maiheur deux fois á celui
qui y consent ! »
Entendant chanter ces paroles : Le Seigneur
rrí a revétue % sainte Gertrude comprit que celui
qui travaille pour la ¿ustice et la charité revét
Dieu d’un manteau. Et le Seigneur le revétira lui-
méme éternellement d’une robe de gloire. Si Ton
pense ici á ce fréquent rapprochement de Dieu e¿
du pauvre que j’ai déjá signalédans TEcriture (i),
le souvenir de saint Martin se présente á la pen-
sée. L’homme juste sera étonné au dernier jour,
quand il verra combien de manteaux il aura don-
nés á Jésus-Ghrist.
Les paroles de TEcriture étaient, pour sainte
Gertrude, des vérités essentiellement réelles et
praliques, qu’elle expérimentait personnellement,
et trés ordinairement sa vie intérieure suivait les
évolutions du calendrier. Quand elle entendait
chanter les mots de la liturgie, ces mots s’éclai-
raient pour elle et devenaient vivants dans son
órne. Un dimanche de caréme, comme on chantait
á la messe ; € VidiDomiuum facie ud facieniy]' ai
JJ
t. Le Jour da Seigneur, par Eraest Helio;
372
PHY3I0N0MIES DB SAIN7S
vü le Seigneur face á face», elle se trouva enve-
Toppée dans un éclat de lumiére si éblouissant
qn* il lui sembla voir une face collée contre la
sicnne, Í1 lui semblait voir le regard des deux
yeux, semblables á deux soleils, dirigés sur ses
yeux, et comme ces choses sont inexprimables,
elle emprunte, pour les faire entendre, la parole
de saint Bernard. Celte splendeur n’était renfer-
mée sous aucune forme, mais donnait la forme á
iont étre : elle ne surprenait pas les yeux du
corps, mais les yeux de l’áme.
« Toute Téloquence du monde, ajoute-t-elle,
n’eút jamais pu me persuader qu’une créature
pút vous voir, d’une fagon si sublime, ó mon
Dieu, méme dans la gloire céleste. II fallait votre
amour, ó mon Dieu, pour me persuader, par mon
expérience, qu’une telle chose était possible. »
Sainte Gertrude eut,le 27 décembre, une appa-
rition de saint Jean : «Que sentiez-vous,Iui dit-elle,
dans votre áme quand vous reposiez, au jour de
la Céne, sur le sein de Jésus ? »
Saint Jean fit entendre quelque chose de la
profonde immersion de son áme dans Táme de
Jésus-Ghrist, et du feu ardent dont il fut con-
sumé.
— Et pourquoi, reprit sainte Gertrude, avec
cette familiarité qui la caractérisait, pourquoi
n'avez-vous rien dit et ríen écrit de tout cela ?
— C'est, répondit saint Jean, que j’étais chargé
seulement d’exposer á TEglise naissante la doc-
trine du Verbe, et d’en faire passer la vérité de
SAINTE GERTRUDE
373
siécle en siécle, dans la mesure oü ces siécles
sont capables de la comprendre ; car persono e
ne le fait complétement. Quant á ces délices
ineffables dont je fus abreuvé sur le cccur de
Jésus, je me suis réservé d’en parler plus tard,
afin que la charité refroidie et la langueur du
monde vieillissant soient un jour réchauffées et
réveillées par lanouvelle de ces douceurs incom-
parables. y>
Ces derniéres paroles semblent aujourtThui
prendre un intérét spécial, un intérét direet et
relatif á nous. Le Sacré-Cceur, qu’on voudrait
faire passer pour une nouveauté imprudente,avait
déjá chargé saint Jean de parler de lui á saíntc
Gertrude et d’annoncer que son jour viendrait, le
jour de sa plénitude.
Ces temps sont accomplis. La vieillessc du
monde, prédite par saint Jean, est arrivée, Toute i
les voix la constatent, les voix de la sainteté el
les autres. Tout ce qui parle, bien ou mal,affirmc
cette décrépitude. Les temps sont accomplis.
Yoici Pheuré des lumiéres réservées que Dieu
gardait pour Ies derniers temps. Toutes les voix
saintes, qui ne s’étaient pourtant pas donné le
mot, et qui, éparpillées dans le temps et dans
respace, ont parlé de siécle en siécle, sans se
répondre, sans se connaítre, se sont rencon-
trées dans cette promesse, comme dans un ren-
dez-vous mystérieux.
Voici le soir : restez avec nous . Si jamais fa
terre a dú répéter cette parole, c’est aujourd'bui.
374
PHYSIONOMIES DE SAINTS
Si jamais elle eut besoin de lumiére et de réjouis-
sement, c’est aujourdliui. Si jamais elle eut besoin
des secrets du coeur, c’est aujourd’hui.
Saín te Gertrude mourut en pronon^ant et en ré-
pétant un seul mot : « Spiritus meus , mon esprit ! »
Ge mot résume toute sa vie et toute sa mort.
CHAPURO XXXIV
SAIN'f JEAN PE MATHA ET SAINT FÉfclX DE YALOJS, .
C*était dans ce siécle troublé et cependant pleiu
de foí ou Franfois d’Assise avait entendu une
voix lui dire : « Franfois, reléve ma maison qui
tombe en ruines. » Les hérésies étaient actives ;
Ies vices et Ies crimes étaient nombreux. Cepen-
dant, au fond de Táme humaine, une foi vivace et
inexterminable vivait et régnait. On se livraitaux
passions, mais on ne les adorait pas; on tombait
et on se relevait. On faisait le mal, mais on nele
prenait pas pour le bien. Les choses avaient
gardé leur nom.
Trois grands reconstructeurs s’élevérent au
milieu des ruines: saint Dominique, saint Fran-
$ois, saint Jean de Matha. Le premier se consacra
aux captifs de Ferreur, le second aux captifs de
la pauvreté, le troisiéme aux captifs des prisons.
Jean de Matha naquit vers Tan 1156. Son pére
Euphréme et sa mére Marthe étaient chrétiens.
Le pére destinait son fils á la Science; il étudia
en effet et vit á Marseille le monde des riches.
Mais, en méme temps, sa mére elle-méme le con-
duisait dans le monde des pauvres ; ce contraste
i
376 PHYSIONOMIES DE SAINTS
frappa le jeune homme qui méditait et cherchait
sa voie.
11 arriba & París vers Pan 1180. Attendu et ac-
cueilli par plusieui s éminents personnages amis
de sa famille, il sentit néanmoins le vide. Un
ennui secret s’empara de son áme. II regretta son
enfance. Comme il priait dans l’abbaye de Sainte-
Geneviéve, il entendit distinctement une voix qui
pronon^a trois fois ces paroles de FEcriture :
S tude sapientice, fili mi, et leetijica cor menm.
€ Etudíez la sagesse, mon fils, et réjouissez
tuou cceur- y>
Ouand Jean sortit de Féglise, il avait fait son
choix et eonsacré sa vie.
L’étude de la théologie le posséda des lorstout
entier. La priére et le travai! remplirent sonexis-
tence.
11 fit eonnaissance avec un gentilhomme italien
nommé Jean Lothaire; et, un jour, dans une con-
fidence intime, le Jean franjáis dit au Jean ita-
lien : k Tu seras bientót assis sur le tróne de
saint Fierre- »
La prophétie se réalisa contra toute appa-
rence-
Jean Lothaire gouverna le monde catholique
sous le nona dTnnocent III.
Le moment solennel arrivait oü Jean de Matha
allait dire sa premiére messe. A cette époque, sa
réputation de sainteté s’étendait dans le public.
Maintenant, quand elle existe, elle se circonscrit
et ne va pas dans la foule ; autrefois elle y allait.
SAINT JEAN DE MATHA ET SAINT FÉLIX DE VALOIS 377
C’est pourquoi une multitude immense remplit
Téglise á lapremiére messe de Jean de Matha.
Or, au moment oü le jeune célébrant élevait
pour la premiére fois entre ses mains Thostie
sainte, on vit son visage s’embraser, son regard
devint fixe et sa té te lumineuse. L/évéque de Pa-
rís, frappé de ce spectacle, disait en lui-méme :
« Jean yoit quelque chose que les autresne voient
pas. »
— Venez, luí dit-il aprés la messe, racontez á
votre évéque ce qui s’est passé.
— J’ai vu, dit Jean de Matha, j’ai vu Tange du
Seigneur. Son visage était resplendissant, ses
vétement blancs comme la neige ; il portait sur
sa poitrine une croix rouge et azur; á ses pieds
deux esclaves chargés de chaínes étaient dans
une attitude suppliante ; Tun était Maure, Tautre
chrétien. Sa main droite reposait sur le chrétien,
sa main gauche sur le Maure. Voilá ce que j’aivu. »
Cependant Jean de Matha avait vaguement at-
tendu Félix de Valois. Félix de Valois habitait
dans les montagnes au diocése de Meaux, se pré-
parant dans le silence et la solitude á la destinée
vers laquelle il se sentait appelé. II pensait nuit
et jour á la rédemption des captifs.
Un jour, Jean de Matha dirigea ses pas vers le
diocése de Meaux, et dans le diocése de Meaux
vers les montagnes. Enfin il se trouva face áface
avec Félix de Valois.
Félix de Valois avait été dirigé lá par les voies
les plusmystérieuses. Son pére Raoul et sa mére
á
378 PHYSIONOMIES DE SAINTS
Eléonore avaient divorcé. L’excommunication de
Rome tomba sur la téte du comte Raoul. Le cha-
grín du jeune Félix fut tel qu’il voulut quitter du
méme coup sa famille et le monde. TI passa quel-
que temps á Clairvaux ; et, fuyant radmiration
dont il était l’objet, il chercha une solitude.
Pour cacher sondessein, il passa quelque temps
á la cour de son onde Thibaut, comte de Cham-
pagne. Un jour il disparut. II profita pour cette
disparition d’une excursión dans une forét. On le
chercha partout. Ses serviteurs demeurérent con-
vaincus qu’il avait péri dans un ravin et raconté-
rent partout sa mort.
En effet, il était mort á son ancienne vie. Mais
il naissait á une vie nouvelle. Ayant entendu par-
ler d’un anachoréte qui vivait dans une forét, en-
touré de lumiére et de gráce, le jeune homme
s’élait rendu prés du vieillard pour partager sa
vie. II la partagea en effet et avec elle les gráces
dont elle était remplie. II devint le confident de
celui qui ignorait les choses extérieures et savait
les choses intérieures. Quand le vieillard mourut,
le jeune homme était formé. 11 avait refu avec le
dernier soupir de Tanachoréte son dernier secret
et son dernier présent.
Alors Félix, préparé, enrichi, se disposa ápren-
dre lui-méme l’initiative d’une vie érémítique. Le
disciple allait devenir maítre. Il revint en France ;
le changement d’habits le rendit méconnaissable.
II s’installa au diocése de Meaux, dans une forét,
sur une montagne. II passa sa vie dans la priére
SAINT JEAN DE MATHA ET SAINT FÍLIX DE VALOIS 379
et ía contemplation. Ce fut dans cette soHlude que
la voix qui parle aux solitaires se fit entendre
luí; et elle lui parla de la rédemption des caplifa.
II ne se háta pas de se mettre á Poeuvre. L’action
a sa racine dans la contemplation et il laissa múrir
dans la solitude le fruit de vie qu’il portait. Aceite
époque, Jean de Matha vint le visiter.
II n'y arien de plussingulier dans Phistoire que
les rencontres. Rien n’est plus important et ríen
n’est plus accidentel, plus involontaire, plus im-
prévu. Deux hommes peuvent étre perdus ou
sauvés pour s’étre rencontrés á temps ou á con-
tretemps. II y a des hommes qui sont Pun “pour
l'autre une planche desalutouune pierre d’achop-
pement. II y a des hommes dont les noms sont
unis quelque part et dont Punion visible sur la
terre constitue le commencement, ou le centre,
ou la fin de leur destinée. Or, ledoigt de Dieu esl
d’autant plus visible dans la rencontredes incon-
nus que Phomme n’y peut mettre aucune prémé-
ditation. II y a peut-étre tel individu qui me sera
d*un grand secours dans Pordre de la pensé e ou
dans Pordre de Paction. II m’aidera, ¡1 me cora-
plétera, il me soutiendra, ilmeconseillerajilm’ins-
truira. Mais, ofi est-il? II est absolument impos-
sible d’établir lá-dessus méme la moindre con-
jecture. Jo n’ai aucune raison pour aller á droite
ou pour aller á gauche. Non-seulement je ne
peux pas le trouver, mais je ne peuxpas le cher-
char. Car aucune direction ne m’offre plus de
chances que la direction contraire.
i
380
PHYSIONOMIES DE SAINTS
Jean de Matha et Félix de Valois n’avaient au-
cun moyen naturel de savoir qu’ils étaient unis
dans la pensée de Dieu pour une oeuvre com-
mune.
lis ne savaient méme pas longtemps d’avance
quelle était cette oeuvre; ils auraient été bien
embarrassés si quelqu’un leur avait dit : « Ilvous
faut chercher un auxiliaire, un homme dévoué á
la méme idée que vous. » lis avaient toutes les
chances naturelles pour ne pas se rencontrer.
Leur vie trés différente les avait jelés dans les
directions les plus contraires; leurs familles ne
se connaissaient pas ; ríen ne Ies appelait ni Pun
ni Pautre dans une forét prés de Meaux, ríen du
moins de ce qui appelleles hommes quelque part
ordinairement. Pourtant ils y vinrent tous les deux,
et leur rencontre fut le point de départ de leur
oeuvre commune.
Jean de Matha ouvrit le premier son áme á
celui qui Pavait précédé dans cette solitude. Fé-
lix admirait les voies par lesquelles son nouveau
compagnon lui avait été mystérieusement prépa-
ré et amené. II fut convenu entre eux qu’ils vi-
vraient ensemble et attendraient dans Poraison
de nouvelles pensées et de nouvelles lumiéres.
Ilsvécurenttroisans ensemble. Peut-étre Phom-
me qui aurait assisté pendant ces trois années á
leurs entretiens et á leurs priéres serait plus sa-
vant que Ies savants. Qui sait combien de choses
secrétes se déroulérent aux yeux de ces deux
hommes qui avaient écarté d'eux les innombra-
SAINT JEAN DE MATHA ET SAINT FÉLIX DE VALOIS 381
bles, causes d’erreurs qui nous assiégent cons-
tamment; aux yeux de ces deuxhommesquin’a—
vaient qu’un ami, et cet ami était un saint? L’uni- '
que société de chacun d’eux était un saint ; et ce
saint était précisément celui dont Tautre avait
besoin, et chacun d’eux un ami directement donné
par la main du Seigneur.
Un jour, aprés trois ans de vie commune, ils
virent un cerf blanc qui venait se désaltérer ála
source d’eau vive. II por tait entre sonbois une croix
rouge et azur semblable á celleque Jean, le jour
de sa premiéremesse, avaitvue sur la poitrine de
Tange.
Décidés alors,iIs quittérentleur solitude et vin-
rent á París, afin de communiquer leurs projets á
Tévéque, ainsi qu’aux abbés de Sainte-Geneviéve
et de Saint-Victor. L’évéque, Eudes de Sully, suc-
cesseur de Maurice, approuva leur résolution et
leur donna des lettres de recommandation pour
le pape Gélestin III.
Ges deux saints partirent pour Rome ;maispen-
dant leur voyage, Gélestin mourut ; et á leur arrivée
ils trouvérent sur le tróne de saint Pierre Inno-
cent III.
C’était Tanden ami de Jean de Matha, Lothairet
son compagnon d’études á París, auquel Jean avai,
autrefois dit: «c Tu seras pape. »
II était difficile de se présenter avec une ineil-
leure recommandation que cette propicie. Elle
dut édifier le pape complétement.
Innocent III soumit á Texamen du sacré collégc
382
PHYSIONOMJES DE SAINTS
une ceuvre dont il comprenait Timportance, et
decida que le 35 janvier une messe serait célé-
bree dans la basilique de Latran árintention de s
deux Fondateurs.
Alais le doigt de Dieu, qui voulait toutfaire dans
cetíe Lístoire merveilleuse, souleva devant les yeux
d’Innocent III le voile qu’il avait soulevé devant
Ies yeux de Jean de Matha, au jour de sa pre-
miare messe ; et le pape vit cequ’avait vu lejeune
prétre. lí vit Tange du Seigneur revétu du méme
habit et des mémes couleurs, dans la méme atti-
tude, et Tesclave chrétien et Te se lave maure
étaient á ses pieds tous Ies deux.
Innoeent III j convaincu, fonda immédiatement
Tordre de la Tres Sainte Trinité pour la rédemp-
tion des captáis, ordo sancti&simce Trinitatis de
redemptione captioorum.
Les occasions ne manquaient pas lau zéle des
deux fondateurs* C’était le temps des croisades.
Un grand nombre de chrétiens tombait entre les
mains des infidéles. En méme temps, des corsai-
res maures infestaient les mers, s’emparant des
passagers et des équipages. Ges malbeureux
étaient conduits dans les prisons de Tunis et du
Maroc, oü on les entassait. Aprés leur avoir en-
levé la liberté. Ies musulmans cherchaient a leur
enlever le christianisme. Toutes les violences phy-
siques et morales étaient accumulées sur eux.
I/ordre de Jean de Matha s’organisa avec une
forcé et une sagesse qui faisaient face A toutes
les éventualités de cette terrible situatkm» Ses
SAINT JEAN DE MATHA ET SAINT FÉLIX DE VALOIS 383
biens furent répartis en plusieurs parís consa-
crées soit á l’entretien des religieux, soit k la ré-
demption des captifs, soit au soulagement des
pauvres.
Jean l’Anglais et Guillaumed’Ecosse, qui furent
parmi les premiers disciples de Jean, furent les
premier s vainqueurs qui rapportérent en Europe
le butin désiré. lis revinrent du Maroc avec cent
quatre-vingt-six esclaves liberes. La processíon
de ces Captifs traversa Marseille. lis traversaient
deux á deux en casaque rouge ou bruñe, les
mains encore meurtries de leurs chaines, mon-
trant aux populations les traces affrcuses des
mauvais traitements qu'ils avaient subís, puis ren-
dant gráces á Dieu et á leurs libératem e.
Mais saint Jean me se contenta pas de leur dé-
livrance. II prit de nouvelles mesures et iit de
nouvelles institutions pour les soigner, pour Ies
nourrir, pour les conduire d’étapes en ¿tapes jüs-
qu’au lieu choisi par eux. Sa charité n'abandon^
nait pas Ies captifs délivrés á la miscre, á la
maladie, á l’isolement. Elle voulait la délivrance
compíéte et elle conduisait á son foyer, k sa fa-
mille ou á scm travail le captif libéré, soigné et
guéri.
Jean de Matha partit lui-méme pour Tuais.
Malgré la difficulté et le danger de Tentreprise,
malgré le prix ¿norme íixé par lesouveram, dans
une audience que le saint lui demanda, Jean put
obtenir cent dix esclaves.
Les musulmans, malgré Tordre du souverain,
384
PHYSIONOMIES DE SAINTS
ne respectérent pas la convention passée entre
Jean de Matha et luí. lis s’emparérent da saint,
le frappérent etle laissérent sanglant sur la place.
Cependant Jean, que ríen n’arrétait, descendit
lui-méme dans les cachots, oú les scénes les plus
horribles s’offrirent á lui. Le récit des malheurs
lointains est faible auprés de la vue des malheurs
présents; et Tidée que Jean s’était faite des pri-
sons africaines était dépassée par la réalité qui
frappait ses yeux. Pour comble de douleur, il
fallait choisir. II n’en pouvait délivrer que cent
dix, et les portes du cachot allaient se refefmer
sur leurs fréres. Jean emmena les plus miséra-
bles, les conduisit á Rome, et, á peine sauvé des
effrayants périls d’une telle entreprise, il songea
á la recommencer pour aller délivrer Ies autres
malheureux.
Un second voyage fut bientót résolu. L’infati-
gable libérateur repar tit pour Tunis. Le gouver-
neur consentit encore á échanger quelques hom-
mes contre beaucoap d*or. Mais les Tunisiens se
montrérent plus féroces que Ieur maítre. lis s’a-
meutérent contre le saint, l’accablérent de coups
et lui enlevérent ses captifs. Jean les revendique
avec la violence du dévouement qui ne veut pas
avoir toutdonné pour ríen. Les Tunisiens deman-
dent une nouvelie ranzón. La priére de Jean lui
procure la somme nécessaire. Les captifs sont
remis en liberté. Mais la populace, que ríen ne
pouvait calmer, puisque son agitation venait de
sa fureur interne, et non d’une circonstance exté-
SAINT JEAN DE MATHA ET SAINT FÉLIX DE VALOIS 385
rieure, la populace se précipite sur le vaisseau de
Jean, enléve le gouvernail, coupe les m4ts ? dé-
chire les voiles, et brise les rames. Le déparl est
devenu impossible; que fait Jean de Matlia? II
donne le signal du départ. Les passagers, qui
ont áchoisir entre deux genres de mort, obéis-
sent et aident le mouvement. Les voyant faire la
manoeuvre avec des tron$ons de rames et de
planches, Ies Tunisiens poussent des huées. Jean
se dépouille de son manteau, Fétend en forme
de voile; et, á genoux, le crucifix á la main, H
invoque FÉtoile de la mer. Les vents se taisent,
et, enmoins de deuxjours, le vaisseau désemparé,
sans gouvernail, sans voiles et sans rames, fait
dans le portd’Ostie son entrée triomphanle.
Le souverain pontife pleura d’admiration,
Cependant, Félix de Valois était toujours á Cer-
froy. Pendant que son ami faisait les choses du
dehors, il organisait celles du dedans. II priait,
et dans ses priéres demandait au Seigneur de re-
voir Jean avant de mourir. Sa priére fut exaucée,
Jean vint á Cerfroy. Quels durent étre les senil-
ments et les entretiens de deux pareils amis,
dans une pareille situation, pleins de tels souve-
nirs et de tels récits ! Aprés avoir mélé une der-
niére fois leurs larmes, ils se séparérent pour ne
plus se retrouver qu’au ciel.
Immédiatement aprés le départ de Jean, Félix
tomba malade. Quand il mourut, son ami fut a veri ¡
de sa gloire par une visión.
II ne tarda pasá aller le rejoindre. Le corps de
380
PHYSIONOMIES DE SAINTS
Jcan fut ¡Ilustré par les miracles qui éclatérent
sur son tombeau,
L'ordre des Trinitaires a été rétabli en France
le ig septembre 1859, dans Pancien couvent de
Faucon.nposséde maintenant deux maisonSjTune
á Notre-Dame de Sise et Fautre á Cerfroy.
Le R. P. Calixtc, trinitaire lui-méme, a publié
la Víe de saint Jetm de Maíha f k París, cbez
Watelin*
CHAPITRE XXXV
SAINT CHRISTOPHE,
Saint Christophe a existé. Son nom inscrit
dans les martyrologes, les Eglises qui portent
son nom, le cuite dontil est lV>bjet,interdisent le
doute á cet égard. Mais quelle est sa parí ? Entre
son histoire et sa légende bien des confusions sont
possibles. Certaines choses sont historiques, par-
ticuliérement son martyre. Sa mort est plus con-
nue que sa vie. II fut persécuté sous Fempereur
Déce. Deux courtisanes furent envoyées dans sa
prison ; au lieu de devenir leur vaincu, il devint
leur vainqueur. Elles embrassérent la foi et subí-
rent elles- mémes le martyre. On les appelait Ni-
celle et Aquiline. Le báton de saint Christophe
planté en terre fleurit merveilleusement ; sa parole
plantée dans le cceur des deux courtisanes fleurit
aussi. Les fruits rouges du martyre illusirérent
cette tige ingrate.
Saint Christophe fut du nombre de ces marlyrs
sur qui furent essayés inutilement de nombreux
supplices et qui ne succombérent qu’á la décolla-
tion. Par une mystérieuse dispensation des i'orces
de la vie et de la mort, ceux qui étaient protégés
contre les autres formes de supplice finissaient
i
388
PHYSIONOMIES DE SAINTS
leurs travaux quand le glaive approchait de leur
té te- Les lois de la nature, suspendues pendant
le commencement de leur martyre, reprenaient
vigueur á la fin, et quand tous les instruments de
morí avaient échoué, le glaive faisait son oeuvre.
La cétébre priére de saint Christophe mourant a
retenti dans tout le raoyen-áge. II pria d’avance
pour tous ceux qui devaient un jour implorer la
misérieorde divine par son mtercession, et de-
manda que cette miséricorde ne fút pas implorée
en vain.
Saint Christophe est représenté d’une grandeur
prodigieuse, portant l’Enfant Jésus sur son épaule
et passant une riviére.
Je ne vais pas m’arréter á discuter Tauthenti-
cité historique des faits, ni me livrer á un travail
de séparation absolument impossible entre This-
toire et la légende. Je vais chercher le sens de
la vie de saint Christophe dans la Légende dorée .
Ce livre, fort rare et fort intéressant, n’a pas d’au-
torité liistorique; mais les traditions qu’il contient
sonl du plus haut intérét et nous donnent de pré-
cieuses indications sur la nature et le caractére
secret de mille personnes et de mille choses.
Trés ordinairement, les Saints se présentent á
nous avec la physionomie de la douceur et de la
patience plutót qu’avec celie de la forcé. lis ont
conlre eux-mémes cette forcé énorme queproduit
la patience. Mais la forcé extérieure, la forcé qui
domine, qui renverse, qui écrase, n’apparalt chez
eux qu T á de trés rares intervalles. Elle est habí-
SAINT CHRISTOPHE
389
tuellement l’accident et non Texercice de leur vie.
Chez saint Christophe, au contraire, la forcé pa-
raít étre la base de tout Tédifice !
Sa sainteté est fondée, á ce qu’il paraít, sur la
forcé, et sa conversión sur le désir de la forcé.
Sa légende dit qu’il était Chananéen, c’est-ft-
dire fils d’une race maudite. Elle ajoute que luí—
méme portait un nom maudit. 11 s’appelait fíepro -
bus : le Réprouvé.
II faut done supposer, pour entrer dans Fes-
prit de la tradition, que Christophe seiltaií sur
ses épaules le poids de Fanathéme. Or, il Iui vint
á Fesprit, nous dit toujours la tradition, de cher-
cher le souverain le plus puissant du monde, et
de se mettre á son Service.
Qui sait s’il ne cherchait pas secours, s’il ne
voulait pas demander á cette puissance inconnuo
et supréme la délivrance, dont le poids de l'ana-
théme lui faisait sentir la nécessité. Historique-
ment, je n’affirme ríen, bien entendu ; philosophi-
quement, la chose est trés belle. II entendle nom
d’un roi, cité comme le plus puissant du monde.
II va le trouver. Ce roi attachait, á ce qu’il paralu
une grande importarme á le garder prés de lui.
Arrive un jonglcur qui chantait en faisant son
métier et qui dans sa chanson nommait le dia-
ble.
Ouand le nom du diable était prononcé, le roi
faisait le signe de la Croix. Christophe, apparem-
ment inquiet et mal persuadé de la toute-puis-
sance du souverain, lui demanda rexplication de
PHY8I0N0KIES DB 8AINTS
390
ce signe. Le roí, qui sentait venir le dénouement,
refusa de la donner. Insistance de Christophe.
Refus du roi. Christophe, averti intérieurement ¡¡
que ce roi craignait quelque chose et par consé-
quent n’était pas maltre de tout, lui déclara qu’il i
le quittait s’il ne s’expliquait pas. Le roi s’expli-
qua. |
< Quand j’entends nommer le diable, dit-il, je fais
le signe de la Croix, pour óter au diable le pou-
voir de me nuire. — Comment, dit Christophe, ¡
vous avez peur du diable ? Ainsi il est plus puis- i
sant que vous ! Et moi qui me croyais au Service |
du plus puissant seigneur ! Je vous quitte. »
Et Christophe partit. II courut á travers le mon-
de, cherchant le diable pour se donner á lui, puis- j
que c’était le diable qui était le plus fort. j
Comme il cheminait á travers une solitude, il 1
vit venir á lui un personnage d’un aspect terri-
ble : — Ou vas-tu, lui dit ce personnage ? Qui
cherches-tu ?
— Je cherche le seigneur diable, répondit Chris-
tophe, car j’ai enteudu dire que la puissance lui
appartient.
— Je suis celui que tu cherches, répondit le
personnage.
Et voilá Christophe, ou plutót Reprobus, au
Service du diable, lui obéissant et le suivant.
Mais tout á coup, comme ils marchaient ensem-
ble, ils rencontrent une croix. Le diable fait un
détour. I
SAINT CHRISTOPHE 391
— Que signifie ceci, demande Christophe? Pour-
quoi évites-tu la Croix ?
Le diable, qui connaissait son homme, refuse
de répondre.
— On dirait que tu as peur, dit Christophe.
Enfin, aprés les refus que la circonstance com-
mandait, sur la menace formelle que lui fait
Christophe de le quitter á jamais s’il ne s’expli-
que pas á I’instant méme, le diable avoue qu’il
craint la Croix, depuis que Jésus-Christ est mort
sur elle.
— Ah ! tu as peur, répond Christophe. Tu n’es
pas le plus puissant. Adieu, je vais marcher jus-
qu’é ce que je trouve Jésus-Christ. Jésus-Christ.
Ou est Jésus-Christ ?
— Allez-vous-en trouver cet ermite qui est li-
bas, lui dit quelqu’un. II vous indiquera Jésus-
Christ.
— Que faire pour y oir Jésus-Christ ? dit Chris-
tophe á Permite.
II faut jeúner, répond Permite.
— Jeúner ? répond Christophe, j’en suis inca-
pable. Indique-moi autre chose. Je ne peux pas
jeúner.
L’ermite indique d’autres exercices de piété.
— Impossible, répond Christophe, je suis in-
capable de tout cela.
— Ecoute, reprend alors Permite, vois-tu li-
bas ce fleuve dangereux? Ceux qui essayent de
le passeT y laissent souvent leur vie.
— Je le vois, dit Christophe.
392 PHY S IONOMIES DB SAINTS
— Eh bien! répond Permite, installe-toi sur son
bord ; ta taille énorme et ta forcé prodigieuse te
serviront á transporter d’une rive á Pautre les
voyageurs. Sois le serviteur de tout le monde, et
tu yerras le Rni Jésus-Christ.
— Oui, dit Christophe, je peux faire ceci, et je
le ferai.
11 s’établit sur le bord du fleuve, s’y bátit Ioi-
méme une demeure, prit une perche pour báton.
Et, se soutenant sur Peau á Paide de cette perche,
il transportad d’une rive á Pautre Ies voyageurs.
A insi se passa sa vie. II était le serviteur de
tout le monde. Un jour il se reposait dans sa
demeure et le sommeil s’empara de Iui. II fut tout
á coup réveillé par la voix d’un enfant qui criait :
<c Christophe, viens et porte-moi ! » Il sprtit pré-
cipitamment, chercha et ne vit personne. II ren-
tra et tout á coup la méme voix se fit entendre :
« Christophe, viens et porte-moi ! » Fort étonné,
Christophe se léve, sort encore, regarde et ne
voit personne. II rentre et tout á coup :
€ — Christophe, viens et porte-moi ! »
Troisiéme appel de la méme voix ! Comme il
était le serviteur de tout le monde, Christophe
sort encore et cherche encore. Mais cette fois il
trouve un enfant qui voulait passer le fleuve.
Christophe prend Penfant sur son épaule et,
se munissant de son báton, entre dans le fleuve
pour le traverser.
Mais tout á coup Penfant augmente de poids,
l’eau du fleuve se souléve, et le poids de Penfant
SAINT CHRISTOPHE
393
augmente. Christophe avance; mais á chaqué pas
le poids de l’enfant augmente. Christophe avance
toujours, et le poids de Penfant augmente toujours.
Le géant est écrasé, hors d’haleine, presque sub-
mergé, car Feau du fleuve se gonfle toujours. On
dirait qu’on vient d’y jeter le monde, et qu’elle
grossit en raison de la masse qu’elle a re^ue.
Christophe va succomber. Enfin, par un supréme
cffort, il touche Pautre rive.
II dépose Tenfant et lui dit :
— J’ai cru périr, et j’aurais eu le monde eníier
sur mes épaules que je n’aurais pas plus souf-
fert.
— Christophe, répond Penfant, tu as porté plus
que le monde, tu as porté le Créateur du
monde : je suis le Roi Jésus-Christ. Plante sur
cette rive le báton que tu portáis, tu verras
demain comme je Paurai fait.
Christophe obéit, et le Iendemaín son báton
était un palmier magnifique, couvert de feuilles
et chargé de fruits.
Il y a bien des choses dans cette légende, et
ces choses sont d’un genre á part. I! semble
qu’elle porte non pas tant sur Ies vertus de saínt
Christophe, et qu’elle nous déclare mystérieuse-
ment, symboliquement, prophctiquement peut-
étre, une exception extraordinaire. Saint Christo-
phe déclare qu’il n’est pas apte á ce qu’on luí
demande d’abord. II a le sentiment d’une na ture
exceptionnelle, entralnant une volonté exception-
nclle et une vocation exceptionnelle, Sa vocalion
394 PHYS10N0MIES DE SATNTS
sera la bonté et il le sent bien, la bonté d'avoir
égard á la nature. II passera les hommes d’une
ríve A Paulre, et parmi les passagers se trouvera
Jésus^Christ. Qui peut dañe compter lessens de
ce mot : passer les hommes d’une rive á Pautre ?
Mais,passer Jésus-Christ, « qu’est-ce que cela veut
dire ? On ne voit pas peut-étre ; mais on entre-
voit, sartoul si on se souvient que Christophe
fi’appelait Christophe Colomb. II passa Jésus-
Chnst d'une rive á Pautre et risqua mille fois de
mourir sous le fardeau.
Christophe est un nom terrible. Etre Porte-
Christ, cela signifie quelque chose de singulier,
et peut-étre le mystére de ce nom contient-il le
mystére de Phistoire, dans ce qu’il y a de plus
caché. Quand les autres passagers Pappelaient,
Chrisiophe voyait celui qui appelait. Mais quand
ce fnt PEnfant trés lourd, il chercha plusieurs fois
et ne vit pas d’oú la voix venait.
CHAPITRE XXXVI
MARIE ALACOCQUE.
Quand Phomme veut agir, il choisit
le plus capable de la fin qu’il se pro
souverain choisit un ministére, il 1
essaye de le prendre leí que ses fon<
clament. Si un homme veut faire fair
trait, il s’adresse ¿ un peintre, ií n
pas A un cordonnier.
Quand Dieu veut agir, il prend le
rectement contraire. II choisit Tin*
plus absolument incapable. II est jale
trer qu’il agit seul et va chercher la
plus extréme pour que nous ne soyons
d’attribuer la forcé á Pinstrument. Dé
de saint Paul, il avait choisi la faibles
fondre la forcé, Saint Pierre, qui dev
senter, lui á qui la puissance allait é
la puissance officielle, le gouvernei
Pierre qui allait lier et délier, sain
maítre des clefs, chargé d’ouvrir et <í
ciel, saint Pierre est désigné par u
incalculable : il renie trois fois, par
servante, celui dont il avait vu la fací
sur la montagne du Thabor. II faut s<
396 PHYSIONOMIES DE SAIJSTS
faiblesse et pénétrer dans cet abime, si Ton veut
savoir á quel point saint Pierre représente la
forcé; car Pabíme appelle Fabíme, et il représente
la forcé avec une réalité divine d’autant plus
grande que sa faiblesse humaine fut plus incom-
mensurable.
Un jour saint Franfois d’Assise rencontra un
religieux qui lui dit : — Pourquoi done, pourquoi
done ce concours de monde vers vous? Pourquoi
cette foule? Pourquoi ce respect? Pourquoi se
presse-t-on sur vos pas?
Saint Frangois répondit :
— Dieu a regar dé le monde, cherchantpar quel
misérableil pourrait bienmanifester sa puissance.
Ses yeux trés saints,en tombant sur la terre,n’ont
rien trouvé de si vil, de si bas, de si petit, de si
ignoble que moi. Voilá la raison de son choix.
Vous voyez que c’est toujours le méme pro-
cédé.
Cependant il restait dans Pierre et dans Fran-
$ois de grands dons naturels. C’étaient des ámes
élevées. Fran^ois avait quelque chose de naturel-
lement sublime dans Fesprit et de naturellement
héroique dans le coeur.
Mais si nous regardons Marie Alacocque, qui
fut chargée d J une grande oeuvre, nous contem-
plerons un des chefs-d'oeuvre de la misére
humaine sans compensation. Ce n’est pas une
grande nature égarée par de grandes passions ;
c^st une petite nature, étroite, sans attrait, sans
lumiére naturelle, sans style, sans parole. Elle
MARTE ALAGO CQUE
397
n’avait qu’une chose, l’amour, le dévouement.
Mais telle est la pauvreté de ses moyens naturels
que l’amour méme la rend rarement éloquente.
Elle bégaye, elle ánonne, elle hésite. Elle ne sait
pas. Seulement, elle aime et elle obéit. La voilá
dans la gloire. Elle estclioisie.
« Je t’ai choisie, lui dit Jésus-Christ, commeuu
abíme d’indignité et d’ignorance pour Paccomplis»
sement de ce grand desseiu, afin que tout soit
fait par moi. »
En fait d’ignorance, il est difficile d’aller plus
loirn
M. Louis Veuillot a fait le paralléle de Dante
et d’Angéle de Foligno.
Méme comme ceuvre humaine et comnie poé-
sie, il préfére infiniment Angele de Foligno 5 et il
a raison.
Les foudres du coeur éclatent dans Angéle.
« Si un ange, dit-elle, me prédisait la morí de
mon amour, je lui dirais : G’est toi qui 5 es tombo
du ciel Et si quelqu’un, n’importe qui, me racon-
tait la Passion de Jésus-Christ, comme je la sens,
je lui dirais ; C’est toi qui Tas soufferte (i) f >
Ses anéantissemenls, quand le nom de Dieu est
prononcé devant elle, dépassent Ies transporta
des plus grands poétes anciens ou modernes.
Sainte Thérésc, quoiquetrésinférieure á Angéle,
est cependant une lemme horsligne. Renán Tad-
i, Vision* et révélatiom d’Anghle de Foligno .
PHYSIONOMIES DE SAINTS
398
mire beaucoup. L/imagination de sainte Thérése
est ardente et son esprit est subtil.
Mais Marie Alacocque est un défl jeté á Pesprit
humain. Personne n’eút songé á la choisir, per-
sonne excepté Dieu,qui voulut priver ici son ins-
trument de toutes les splendeurs humaines, sans
en excepter une. Aussi pauvre d’intelligence que
de fortune, elle ne sait comment rendre compte
de ce qui se passe en elle. Son dévouement est
sans bornes, son amour est généreux jusqu’au
plus complet et au plus déchirant sacrifice d’elle-
méme tout entiére.Et cependant son biographe, le
R. Pére Giraud, supérieur des missionnaires de
la Salette, dit á propos d’une de ses révélations :
« Ce langage parattra peut-étre au pieux lec-
teur peu digne de Notre-Seigneur. II faut Téclair-
cir sur ce point, afin de dissiper en lui toute im-
pression défavorable...
«Ce qui a paru petitet puéril dans Pexpression,
au jugement de quelques censeurs, ne sera pas
attribué á Jésus-Christ, mais á la simplicité de
la personne qui fait parler Jésus-Christ, et on
n’attribuera au divin Maítre que e fond et la
substance des pensées et des sentiments.»
Pour Ies détails de sa vie, nous renvoyons le
lecteur au livre du pére Giraud (i), qui, s’effa-
í. La Vie de la bienheureute Marguer ¿te- Marie, religieuse
de la Visitation , écrite par elle-méme. Texto authentique de ce
précieux écrit, accompagné de notes historiques et théologiques,
et suiri du récit des derniéres années de la vie de la Bienheu-
reuse et d’une neuvaine en son bonneur, par le Pére S. M.
Giraud.
MARIE ALAGO GQUE
399
$ant autant que possible, a laissé parlcr la Bien-
heureuse elle-méme, s'appliquant seulement á
expliquer et á commenter sa vie et ses paroles.
II serait difficile de rencontrer un plus dígne
commentateur ; car I’esprit de la Bienheureuse
le pénétre si parfaitement que c’est á peine si
elle cesse de parler, quand le pére Giraud
parle.
Cette pauvre filie, absolument dépourvue d'i-
magination, voit Jésus-Ghrist et Pentcnd lui
dire :
« Mon divin Coeur est si passionné d’amour
pour les hommes et pour toi en particulier, que
ne pouvant contenir en soi les flammes de son
ardente charité, il faut qu’il les répande par ton
inoyen. »
Quelques-uns croiront que la pauvre religieuse
travaillait á s’exalter et qu’on travaillait autour
d’elle á Pexalter ; c’est le contraire qui arrivait.
Ses voies extraordinaires ne convenaient pas,
lui disait-on á la Visita tion de Sainte-Marie, et
il fallait y renoncer.
On lui donne á garder une ánesse et son ánon,
pour occuper et distraire son esprit. Elle répond:
« Puisque Saúl, en gardantdes ánesses, a trouvé
le royaumc d’Israél, il faut que j’acquiére le
royaume du ciel en courant aprés de tels ani-
maux. »
Suivant la remarque intéressante du pére Gi-
raud, cette pauvre filie, qui ne sait ríen, cite sans
400
PHYSIONOMIES DE SAINTS
cesse PEcriture. Elle en a méme une intelligence
tout á fait au-dessus de sa nature.
On attribue tantót á la nature, tantót au démon
les phénoménes qui se passent en elle. On lutte
par tous les moyens possibles contre elle et con-
tre eux. Elle se fait, par obéissance, la cómplice
des erreurs que Ton commet sur elle. Tout cons-
pire contre elle, y compris elle-méme. Elle n’a
ni talent, ni intelligence, ni autorité, ni prestige.
On intéresse sa conscience á lutter contre ses
visions.
Contre elle, elle a tout. Pour elle, elle n’a ríen.
Cependant elle a triomphé, elle triomphe et sur-
tout elle triomphera. Sans armes, sans indus-
trie, sans génic, sans allié, elle a conquis la
gloire, qu’elle fuyait. La gloire la fuyait ; elle
fuyait la gloire, et cependant les voilá unies Tune
á Pautre dans le temps et dans Péternité.
Son nom est connu partout ; beaucoup s’en
moquent, il est vrai. Mais ceux-Iá méme le con-
naissent. Leur moquerie, córame leur colére, est
un hommage d’autant plus frappant qu’il est invo-
lontaire. C’est un hommage rendu de forcé á
cette inconcevable célébrité, qui n’a pas d’expli-
cation humaine. Si ce n’est pas Dieu qui Pa glori-
fiée, qui done l’a glorifiée, et par quel prodige
une telle petite filie, si parfaitement dépourvue de
dons naturels, par sa pauvreté intellectuelle, par
sa pauvreté sociale, par sa pauvreté religieuse,
incapable de toutes les maniéres, désirant en
outre Pobscurité, qui semblait á tous les points
MARIK ALACOCQUE 401
de yue Iui étre assurée ; comment cette pauvre
filie, dont nous ne devrions pas savoir le nom,
est-elle á la fois glorieuse et célébre, gloríense
dans TEglise, célébre dans le monde ? Gn se
moque d’elle, bien entendu. Mais, si elle eút été
livrée á l’oubli naturel qui l’attendait nécessairc-
ment, il serait aussi impossible de s’en moquer
que de la vanter. Car on ne se moque pas, aprés
deux siécles, dans le monde entier, de la prerniére
petite filie venue. On Tignore, et voilá tout. Si
Marie Alacocque eút cherché, par une maladres-
se insigne, la réputation, jamais elle ne Feút ren-
contrée. Par dessus toutes les disgráces réuoies
de la nature et de la société, elle porte un nom
qui dit.Iui-méme une disgráce. Ce mot : Alacoc-
que, préte á la plaisanterie.
Toute la vie de la bienheureuse Marguerite-
Marie Alacocque est une lutte entre la grossiéreté
de sa nature et Télévation qui lui est conférée.
Un jour, elle vcut faire une pénitence corporelle
sur la nature de laquelle elle ne s’explique pas,
mais qui lui donnait, dit— elle, grand appétit par
sa rigueur. Jésus-Ghrist le lui défend ; car, dit-
elle, étant Esprit , il veut aussi les sacrijices
de V Esprit.
C’est simple et clair ; mais elle était incapable
de penser cela naturellement.
Une autre fois, Jésus-Christ lui dit : « Je te ren-
drai si pauvre, si vile et si abjecte á tes ycux, et
je te détruirai si fort dans la pensée de toncoeur,
que je pourrai m’édifier sur ce néant ».
402
PHYSIONOMIES DE SAINTS
Remarquez ce mot : dans la pensée de ton
cceur ; c’est le style de l’Ecriture. Voilá Margue-
rite-Marie qui parle admirablement. Comment
done s’y prend-elle ? Et qui done lui apprend á
penser comme saint Paul ?
Mais qui done lui apprend aussi á penser comme
Moíse ?
Jésus-Christ lui montre un jour les chátiments
qu’il réserve á certaines ámes,ennemies de Mar-
guerite-Marie.
« Je me jetai, reprend Marguerite-Marie, á ses
pieds sacrés, en lui disant : — O mon Sauveur !
déchargez sur moi toute yotre colére* et m’effa -
cez du livre de vie plutót que de perdre ces
ámes qui vous ont coútó si cher 1 Et il me répon-
dit : — Mais elles ne t'aiment pas et ne cesseront
pas de t’afíliger. — II n’importe, mon Dicu !
pourvu qu’elles vous aiment, je ne veux cesser
de vous prier de Ieur pardonner. — Laisse-moi
faire, je ne les peux soufifrir davantage. — Et
l’embrassant encore plus fortement : Non* mon
Seigneur, je ne vous quitterai point que vous ne
leur ayez pardonné. — Et il me disait : Je le
veux bien si tu veux répondre pour elles. — Oui,
mon Dieu, mais je ne vous paierai toujours qu'a-
vec vos propres biens, qui sont les trésors de
votre Sacré Coeur. — C’est de quoi il se tint con-
tent. »
Ne reconnaissez-vous pas MoTse? «Láche-rooi?
~ Non je ne vous lácherai pas. »
La vie de la bienheureuse Marguerite-Marie,
MARIE ALACOCQUE 403
commencée par elle, est terminée par le P.
Giraud. II n’eút pas été facile de choisir un plus
digne historien. On pourrait croire que le P. Gi-
raud a été le directeur de la Bienheureuse, tant il
la connaít profondément. II ne la connaít pas seu-
lement avec la pensée de son esprit, il la connaít
avec la pensée de son cceur . II a puisé aux mémes
sources. II ne faut pas insister plus Jongtemps
sur lui, dans la crainte de lui déplaire, car il est
de ceux qui aiment le secret.
CHAPITRE XXXVII
SAINT SIMÉON SALUS
On a souvent remarqué qu’une certaíne folie
est un des caractéres déla sainteté.La ver tu, dans
la forme ou le degré ou Phomme la trouvc raison-
nable etlui donnela permission d’exister,la vertu,
conforme aux pensées humaines, celle qui ne les
étonne pas, qui neles confond pas,celte vertu est
bien loin d'étre méprisée par PEglise, 11 faut luj
rendre tout Phonneur qui lui est dü; mais cel
honneur n’est pas celui de la canonisnlmn. Les
fidéles sont honorés. Lessaints sont canonisés. La
vie d’un fidéle digne de ce nom est profondément
belle. C’est une conformité superbe aux lois ge-
nérales, aux lois connues qui régissent Pordrc
universel. C’est une adhésion de Pintelligence ct
de Páme aux vérités essentielles. C’est une jus-
tice et une charité qui ne font pas éclater la me-
sure connue, mais qui vont, jusqu’á une certaíne
limite, dans la directiori du vrai et du bien . La vie
du fidéle est belle aux yeux de Dieu, belle aussi
quelquefois aux yeux des hommes.
Les hommes l’approuvent, parce qu'elle satis-
fait, sans la dépasser, Pidée qu’ils ont du vrai et
du bien. Les hommes profitent de cette vertu* et
406
PHYSIONOMIES DE SAINTS
voient le profit qu’ils en tirent. Aussi, ils hono-
rent et ne rient pas.
Le saint, luí, ya beaucoup plus loin. 11 pénétre
dans la région du mystére. Les hommes voient
ses actions extérieures, mais ils ne voient pas ses
actions intérieures ; son áme est á perte de vue.
L’esprit qui le dirige est au-delá de Phorizon
visuel des hommes. Ceux-ci, voyant ses actes
extérieurs et n’en pénétrant pas le sens, le
croient fou et se moquent de lui.
Provoquer la moquerie est un des caractéres
de tout ce qui dépasse la mesure ordinaire. Ces
lois générales s’appliquent d’une fa$on directe et
particuliére á saint Siméon Salus, qui semble avoir
voulu donner le type de la chose dont nous ve-
nons de parler.
Un jour, deux jeunes gens revenaient du péle-
rinage de Jérusalem. C’était au temps de Domi-
tien. lis avaient visité les Lieux Saints. Ils reve-
naient dans leur pays par la vallée de Jéricbo.
De lá oú ils étaient ils apercevaient le Jourdain
et sur la rive du fleuve béni, du fleuve consacré,
la multitude des monastóres, qui semblaient plan-
tés lá comme des arbres produits par la fertilité
du sol et jetés par la main divine sur le bord des
eaux courantes. L’un des deux jeunes gens, qui
s’appelait Jean,prit la parole et dit : — Sais-tu qui
habite lá? Ce sont des anges, revétus de la chair
humaine.
— Peut-on les voir ? répondit Siméon.
— Oui, reprit Jean, si on veut les imitar. Et,
SAINT SIMÉON SALUS
407
apercevant un sentier : Voici, dit-il, la route de
la vie ; nous suivons celle de la mort. Aussitót ils
changérent de direction, et symbolisérent par ce
changement matériel et subit le changement subit
de toute leur existence,qui s’accomplit en une se-
conde.
Ils frappent á la porte du premier monas tére
qu’ils rencontrent ; c’était celui de l’abbé Jéra-
sime. C’est lá qu’habitait Nicon le vieillard, Nicon
á qui Dieu parlait, Nicon á qui sa grande expé-
rience des choses divines donnait une singuliére
autorité. Les deux jeunes gens demandérent Tha-
bit monastique, qui ne leur fut pas accordé légé-
rement. II fallut supplier.
Nicon avait connu leur arrivée par une révéla-
tion intérieure. II voulut cependant éprouver les
voyageurs et la profondeur de leur vocation.
Mais tout á coup, sur la téte de Tun des novi-
ces, Jean et Siméon voient une auréole. Leur désir
s’enflamme. Nicon leur donne Phabit désiré. Au
bout de deux jours ils ne virent plus l’auréole, et
Siméon dit á Jean : « Je crois que Dieu ne nous
voulait ici qu’un moment. Nous n’avons pas trouvé
notre place définitive. Je voudrais vivre seul, abso-
lument inconnu des hommes.» Tousdeux s’ouvri-
rent á Nicon, qui approuva leur projet. Jean et
Siméon repartirent avec la bénédiction du vieil-
lard inspiré, Nicon connut intérieurement la pu-
reté de leur désir, qui ne venait ni de Tincons-
tance humaine ni de Tillusion diabolique, mais de
TEsprit-Saint directement. Les deux jeunes gens
408 PHYSIONOMIES DE SAINTS
prennent le chsmin de la mer Morte, lis arrivent
á la cellule d’un solitaire, récemment mort, et
s’y installent.
lis passérent lá ensemble vingt-neuf ans.
Yingt-neuf ans ! ces trois mots sont bientót
prononcés ! Mais que de choses ils contiennent !
Quelle vie menérent-ils pendant yingt-neuf
ans ? Que de combats, que de luttes et, trés pro-
bablement que de lumiéres ! Si nous savions toute
leur histoire intérieure pendant ces vingt-neuf
ans, qui sait dans combien de secrets pénétre-
raient nos regards ?
Les yingt-neuf ans passérent et Siméon dit á
Jean : «Je suis un nouvel appel de Dieu. II veut
que désormais je converse avec les hommes.»
Jean fut épouvanté. 11 trembla de voir son
amitomber dans Pillusion. II le détourna de son
entreprise, jusqu’au moment ou,vaincu par la sa-
gesse de Siméon, il comprit que celui-ci était
réellement inspiré de Dieu. D’ailleurs, une appa-
rition de Nicon vint dissiper ses derniers doutes.
Siméon partit ; mais il promit á Jean, dans la so-
lennité de leurs adieux, qu’il le reverrait une fois
avant de mourir.
Siméon alia d’abord á Jérusalem, et pendant
trois jours d’une ardente et continuelle priére, il
demanda á Dieu de cacher pendant toute sa vie
aux hommes les faveurs qu’il lui ferait. II de-
manda de passer pour fou.
Gette conduite étránge et qui appartient á Por-
SAINT SIMÉON SALUS 409
dre des choses mystérieuses rentre dans la loi
que je constatáis tout á I’henre.
Certes, rhumilité n’exige pas habituellement
Tacte que fit Siméon. Mais il y a chez les Saints
des violences mystérieuses qui répondent á des
secrets inconnus, et sont peut-étre destinées á
compenser Ies violences que les hommes commet-
tent en sens inverse, dans le sens du péché. Un
excés apparent compense un excés réel.
A dater de ce moment, la vie de saint Siméon
renversa toutes les habitudes des hommes et
méme presque toutes Ies habitudes des Saints.
Autant il s’était appliqué á fuir les hommes, au-
tant il s’appliqua á s’y méler. Mais, au lieu de
chercher parmi eux ce qu’on y cherche ordinai-
rement,il chercha et trouva le contraire. II passa
pour fou et, á travers tout ce qu’il fallait pour
produire reffet contraire, il produisit l’effet de-
mandé et promis. II est vrai qu’il le rechercha
par tous les moyens naturels. Mais, á l’instant oú
sa sagesse ailait le trahir, toujours quelque chose
d’inattendu vint au secours de son désir et lui
conserva l’apparence de la folie. Ainsi, sa con-
duite vis-á-vis des hommes fut différente dans Ies
deux pbases de sa vie : il commenja par les fuir
et finit par les rechercher. Mais l’unité de l’Es-
prit préside á ces différentes démarches ; car il
cherche Tobscurité d’abord , ensuite le mépris ;
de sorte que la prudence humaine est deux fois
confondue, par sa retraite d’abord et, comme si
celane suffisaitpas, par son audacieuse immixtion.
410
PHYSIONOMIES DE SAINTS
Car si jamais quelqu’un précha á temps et á
contretemps, ce fut lui. II ne choisissait ni Ies
hommes, ni les choses, ni les compagnies, ni Ies
moments. II se jetait dans la mélée des aventures
humaines ; il se précipitait á la téte des pécheurs
sans regarder aux circonstances. II ne se croyait
pas tenu aux précautions qu’ont observées beau-
coup de Saints. Méme vis-á-vis des dangers, il
usait d’une liberté merveilleuse. Car le vieillard
Nicon lui avait promis, dans son apparition, que
Ies périls de la chair n’existaient plus pour lui.
C’est pourquoi il se lan$ait dans Ies sociétés les
plus mal famées. II abordait les voleurs dans
leurs antres, les hommes et Ies femmes de mau-
vaise vie. Seulement TEsprit qui le conduisait
éclatait par des conversions d’autant plus frap-
pantes que les habitudes du prédicateur étaient
plus extraordinaires et ses paroles plus intem-
pestives. II réussissait lá ou un autre eút échoué
cent fois, et il réussissait sans se trahir. On di-
sait: « Siméon est fou,» ou bien on ne disait ríen;
mais on se trouvait convertí.
Un jour,par compassion pour sa folie, le cjiacre
de Péglise d’Emére donna Phospitalité á Siméon.
Quelque temps aprés, voici le diacre accusé de
meurtre. Toutes les apparences sont contre lui :
il est condamné á mort. Au moment de Pexécu-
tion, la potence étant déjá dressée, deux cavaliers
arrivent brid* abattue et criant au bourreau :
« Arrétez, arrétez; celui-ci est innocent. Nous
tenons le coupable, »
SAINT SIMÉON SALUS
414
Le diacre délivré vient trouver Siméon, et lui
voit sur la téte deux globes de feu. II n’ose ap-
procher ; mais Siméon lui dit : « Rends gráce á
Dieu, mais souviens-toi de deux pauvres que tu
as refusé de secourir quand tu pouvais le faire.
C’est pour cétte faute vraie que tu as été accusé
d’un crime faux. »
Prévoyant le tremblement de terre qui allait
renverser Antioche, il entra dans un édifice public,
un fouet á la main. II frappa certaines colonnes,
disant : « Toi, ne bouge pas. Ton seigneur Por-
donne de demeurer ferme. »
Les colonnes qu’il avait touchées restérent im-
mobiles. II avait dit á Tune d’elles : « Toi, tu ne
tomberas ni ne tiendras. »
Celle-ci demeura penchée et fendue.
II entra dans une école et salua respectueuse-
mentcertains enfants.
Puis, se tournant vers le maitre : « Oh ! gardez-
vous de les frapper, dit-il. Je les aime et ils vont
faire un grand voyage. » Le maitre d’école regarda
sortir le fou. Mais bientót la peste se déclara
dans la ville, et tous les enfants qu’avait salués
Siméon moururent.
Et cependant il passait pour fou. II est vrai
qu’il soutenait sa réputation en mettant de son
cóté toutes les apparences de la folie. Mais, dans
une circón stance oü quelqu’un allait dire la vérité,
celle-ci fut retenue d’une fa$on effrayante sur les
lévres d’oú elle allait sortir.
Parlant á un homme riche et puissant qui de-
j
412 PHYSIONOMIES DE SAINTS
meurait aux cnvirons d’Emére, Siméon lui avait
dit: «Tu as fait te He action que personne ne sait.
Tu as cette pensée que personne ne connaít. »
Cet homme, épouvanté comme en présence d’un
prophéte, voulut publier la merveille qu’il voyait.
Mais sa langue demeura immobile, et il cessa de
pouvoir parler.
Ainsi la priére de Siméon demeura exaucée ;
ainsi la vérité fut arrétéeun moment par la priére
de Siméon, comme autrefois le soleil par la
priére de Josué. Ainsi éclata la puissance qui
présidait á Terreur des hommes.
Le tcmps arrivait oú, dans les décrets éter-
neis, Siméon devait se reposer. II en fut prévenu
intérieurement, ct il retourna á son ancienne so-
litude pour teñir la promesse qu’il avait faite a
Jean, le revoir avant de mourir et lui annonccr
leur prochain départ á tous deux. On ne connaít
pas leur conversation. Quels souvenirs et quelles
espérances s’élevérent en eux, aprés une telle
unión, aprés une telle séparation, aprés une telle
vie, avant une telle mort ? Nous l’ignorons. Si-
méon revint chez son hóte, le pria de ne point
entrer avant deux jours dans sa cellule et s*y en-
ferma. Car il voulait dérober sa mort comme sa
vie á la connaissance des hommes. II voulut
méme les tromper par sa mort comme par sa
vie; il se cacha sous les sarments qui lui ser-
vaient de lit, et mourut.
Quand on entra* au bout de deux jours, dans .
sa cellule, on le trouva mort, et le lieu oú gisait
SAINT SIMÉON SALUS 413
son corps fit croire qu’il avait rendu Páme dans
quelque égarement et dans un accés d’insanité.
On porta son corps, sans*honneur, au cime-
tiére des pélerins. Mais des voix celestes s’élevé-
rent en Fair, et les anges chantérent, puisque les
horames ne chantaient pas. Stupéfaits de cette
merveille, les habitants d’Emére se souvinrent et
se repentirent. Sortant de leur sommeil, ils se
rappelérent les prophéties et les vertus de celui
qu’ils avaient possédé au milieu d’eux sans le
connaitre. Depuis qu'il était venu de la solitude,
ses cheveux et sa barbe n’avaient jamais poussé,
et sa tonsure était restée sur sa téte, une fois
pour toutes, sans avoir besoin d’étre renou-
velée.
Suivant Pusage des hommes, ceux qui Pavaient
méconnu vivant le pleurérent mort, et chacun se
dit : Si j’avais su !
Mais les prodiges de sa vie n’apparurent qu’á
ce moraent.
Le Martyrologe romain fait mention de lui au
premier jour de juillet.
FIN
T ABLE DES MATIÉRES
Déclaration de l* Auteur V
PrÉPACE VII
Cha pitre Premier. — Les rois mages i
Chapitre II. — Conversión de Saint Paul i 3
Chapitre III. — Saint Jean Chrysostome 25
Chapitre IV. — Saint Frangois de Sales 51
Chapitre V. — Siméon et Anne la Prophétessc 69
Chapitre VI. — Saint Paphnuce 79
Chapitre VII. — Sainte Frangoise romaine 89
Chapitre VIII. — Saint Grégoire le Grand 101
ChapitreIX. — Saint Patrice.*.* 115
Chapitre X. — Saint Joseph ia 3
Chapitre XI. — ^ Privilége du mois de mars 135
Chapitre XII. — La fin de mars 139
Chapitre XIII. — Saint Ezéchiel.... 149
Chapitre XIV. — Saint Georges 157
Chapitre XV. — Saint Pierre Célestin 167
Chapitre XVI. — Saint Philippe de Néri ¿ 177
Chapitre XVII. — Le mois de juin 185
Chapitre XVIII. — Saint Antoine de Padoue 193
Chapitre XIX. — Saint Lieufroi 205
Chapitre XX. — Saint Jean-Baptiste ai 3
Chapitre XXI. — Saint Goar 223
Chapitre XXII. — Saint Elie 229
Chapitre XXIII* — Sainte-Anne 241
416 TABLE DES MATIÉREB
CHAPITRE XXIV, — Saintc Héléne ag3
Chapitre XXV, — L’invcniion déla Saín le Croíx a63
Cha PI TRE XX V I. — Saín i Berna r d . . * 2? 3
CHAPITRE XXVII. — Saint Angustia 299
CHAPITRE XXVIII, — Sainte Catherine de Glnes 3orj
Chapitre XXIX. — Saint Joseph de Cuperlioo Sai
Cha pitre XXX. — Saint Denys 33g
Chapitre XXXE, — Sainte Thérése 345
Chapitre XXXII. — Saint Jnde , 355
Chapitre XXX 11I. — Sainte Gerirtide 3£3
Chapitre XXXtV, — Saint Joan de Mullía et Saint Félix
de Valois.t, 375
C HA PITRE XXXV. — Sai nt Cbr i s Lop he * 387
Chapitre XXXVI. — Mane Alacocque 395
Chapitre XXX Vlh — Saint Siméon Salus 405
ÉMLLE CÜL1A ET C 1 * — IMF 1 MUE RIE DE LAONT